Création et altérité

La démarche de Totalité et infini (TI)66 s’acheve sur l’évidence d’une « premiere vérité » qui s’impose comme point de départ et condition de possibilité de toute philosophie de la transcendance – la création (TI 326). « Essai sur l’extériorité » – comme l’annonce déja le titre – cet ouvrage, le premier chef-d’ouvre de Lévinas, découvre que « au-dela du visage » le statut authentique d’un sujet soustrait a l’ontologie de la totalité, a la communauté neutralisante de l’etre (sous son nouvel nom de « il y a ») est précisément sa position de créature. Privé de la « matrice commune » de l’etre, privé aussi du privilege de l’initiative (du privilege de la constitution intentionnelle de l’autre) et de toute authenticité logique ou ontologique, le moi créé se retrouve sorti du néant, sans autre signification que celle qui lui vient de dehors – soumis a « un décalage absolu » qui le sépare de l’altérité et de soi-meme.

Il découvre son amphibologie constitutive: d’etre infiniment libre (d’assumer sa position) et limité ou subordonné (en tant que créé). Ce paradoxe qui entretient la tension de « l’intrigue » de la subjectivité, fait surgir la transcendance comme (pré-) originellement et irrémédiablement « autre », « a l’écart » et antérieure au sujet. A ce niveau, on ne saurait pas encore distinguer l' »autre » de l' »Autre », le créateur du visage qui  » se présente et réclame justice » (id327), a ce niveau « autrui (…) ressemble a Dieu ».

Cette apparente indistinction a facilité de graves confusions, comme, par exemple, l’affirmation d’A1ain Finkielkraut dans son étude « Une philosophie affectée par l’histoire du XXe siecle »67: la philosophie de Lévinas est « … la promotion de l’autre homme au rang de Dieu pour moi ». Une analyse du terme de « création » et de l’essentielle différence entre le Tout – Autre de TI ou l’Infini de Autrement qu’etre ou au dela de l’essence(AE)68 et le prochain éclairera leur rapport.

 

Pourquoi l’éthique se laisse-t-elle décrite dans un « style quasi – hagiographique » ? Elle qui récuse, parfois avec violence, la théologie traditionnelle, le « sermon », la mystique, et se noue – Lévinas n’oublie pas de le rappeler69 – sans utiliser des notions théologiques qu’en les repensant philosophiquement? Parce que « le mot « éthique » n’est qu’un équivalent approximatif, un pis-aller grec pour le discours hébraique sur la sainteté (kadosh) »70. Ici « sainteté » et séparation sont synonymes. La séparation seule garantit et maintient la subjectivité du sujet, l’altérité de l’autre et « l’intrigue de la proximité » qui les approche dans la trace de l’Infini.

Tout discours éthique (au sens lévinasien) qui veut arriver du dit au Dire, du thématisé au non-thématisable, de l’autre comme alter ego a l’autre comme visage, et, par conséquent, au sujet lui-meme (« autre dans le meme », « exposition », « substitution »), se présente comme une apologie ou la séparation doit etre préservée a tout prix. Et la confusion, l’identification, la dissolution ou l’unification du Meme a l’Autre compromettraient cette démarche. Lévinas les rejette avec force, souvent sous le nom de « mystique », car elles ne ferraient que changer un principe supreme et totalitaire (l’ego, l’etre) pour un autre (l’Etre, le Dieu ontologique d’une tradition théologique particuliere- et Lévinas la nomme a tort « chrétienne »)71. Le moi est et doit rester un «étant » séparé, indépendant, capable a tout moment de « s’enfermer dans son égoisme » et « d’oublier la transcendance d’Autrui » (TI 188). A ces exigences, seule la notion de création ex nihilo peut répondre, parce qu’en elle « s’affirme la parenté des etres entre eux, mais aussi leur hétérogénéité radicale, leur extériorité réciproque a partir du néant »(TI 326).

 

Ou se trouve-t-il et quels sont les traits de cet espace? A l’époque de TI on est encore dans l’etre et l’éthique comme « philosophie premiere »fonde l’ontologie en la précédant seulement d’une maniere programmatique, déclarative, mais contredite en fait par le développement de l’argumentation. Meme si (ou plutôt parce que) il s’agit de l’établissement de la primauté irréductible de l’étant, la relation Moi – autre, Moi – Tout-Autre et la constitution du Moi par la contre-intentionnalité exercée par le visage, se passent au sein de l’opposition (« amphibologie ») de l’etre et de l’étant. L’invocation par laquelle l’autre appelle le moi « laisse une place a un processus d’etre » (TI 238); le sujet ne se trouve ni au deça ni au-dela, mais « a distance » de son propre etre, il existe d’une existence « qui ne lui est pas encore completement arrivé » (id 238). L’épiphanie meme du visage n’est que l’apparition éminente d’un étant éminent. Lévinas n’a pas encore dépassé (comme il sera le cas dans AE) les antinomies ego – alter ego, visible – invisible, extérieur – intérieur, phénomene – l’autre/le contraire du phénomene, antinomies qui situent la démarche de TI dans la différence ontologique qu’elle se propose a suspendre. Il s’agit d’un renversement des termes de cette différence, mais toujours dans l’etre – le Neutre de l' »il y a » est présent et maintenu en présence par l’opposition meme qu’on construit 72.

La création – qui crée l’etre lui-meme – ne se déploie pas dans la différence ontologique, mais exige précisément « l’indifférence » a cet égard. Et cette « réduction » (AE 74) qui recule en deça (ou va au dela) de l' »amphibologie » de l’etre et de l’étant est un des acquis les plus importants de AE. L’éthique trouve ainsi sa légitimité profonde, « an-archique » et ex-fondatrice de « philosophie premiere ». Le passage accompli dans AE de la différence ontologique au sens classique heideggerien a une seconde différence – elle-meme « indifférente » a l’etre – est soigneusement analysé dans une étude de J.-L. Marion, « Note sur l’indifférence ontologique »73.

Dans le surgissement (« l’irruption ») du Dire comme ce qui signifie « avant l’essence », « en deça » de l’amphibologie de l’etre et de l’étant, on remonte « en deça » de toute différence ontologique – on arrive au « préalable » (AE 7). « Ce Dire, il s’agit précisément de l’atteindre préalablement au Dit ou d’y réduire le Dit ». L’etre et l’étant deviennent des phénomenes fondés, dérivés, mis au jour – créés. Ils reçoivent pesanteur, signification, gravité (« ils pesent lourd par le Dire qui leur donne jour » ibid). Ils perdent tout attribut d’activité, de (auto-) fondation, de donnés originaires. La création se découvre comme cette « mise au monde et mise en histoire », toujours déja thématisée et, ainsi, dissimulée et faussée dans un Dit essentiel, mais jamais absorbée ni épuisée sans retour et sans « trace » (id, 79). Elle se déploie dans ce que Lévinas nomme le « pré-originaire », l »an-archique », dans un passé qui n’a jamais été présent, mais qui conditionne irréversiblement le présent.

Le Dire sans Dit se montre (sans apparaître) comme dé-position et dé-situation de l’étant-sujet, car « dire, c’est répondre d’autrui », car « dire, c’est approcher le prochain » (id 80-81), car le héros de l’intrigue pré-originelle est l’Autre et non pas le Moi. Par cet appel qui, sans avoir été dit et entendu, convoque, revendique, assigne, on arrive a l’articulation de cette deuxieme différence qui differe d’avec l’essence. Le je remonte vers sa création en suivant « l’écho du Dire » et ne s’y retrouve pas, parce qu’il n’existe pas encore: il est « absent de l’investiture » (AE 93), il « n’est pas completement né » (TI 265). Mais il découvre la preuve meme du fait qu’il a été créé: son propre le plus propre, son unicité et élection, le reste d’apres toute réduction possible, est son exposition et susceptibilité a l’entente du Dire, de l’appel. Cet appel subordonne et dépasse la relation etre-étants en la rendant possible, et le je lui-meme arrive a faire le passage du Dasein heideggerien pour lequel il s’agit de son etre, au moi éthique pour lequel cette question ne se pose plus. Dérivé, le probleme de l’existence dépend du Dire qui est la condition de toute communication en tant qu’exposition (AE 82) « dans laquelle le dit peut se trouver entendu, donc écouté, donc attendu »74. Cette exposition est précisément la condition du dit, de l’entrée dans le régime ontologique – le je peut etre parce qu’il a été exposé a l’entente de l’appel qui le convoque et l’installe dans la responsabilité. Mais – et cela est la signification profonde du Dire qui pénetre le dit, l’essence, le theme, le durcissement d’un je satisfait par sa jouissance égoiste – le je est appelé a etre « l’autre dans le meme », l’autre de l’autre. Il est dés-installé de sa position autonome et autarchique d’ego absolu, actif et constituant, pour accueillir l’autre et pour devenir un, unique, élu, individué – en un mot, pour devenir le moi éthique: l’hôte de TI, l’otage livré en don a l’autre de AE (237). Le je devient le me de « me voici »: « exposition en réponse a…, etre-a-la-question avant toute interrogation… arrachement a soi… absolue non-coincidence… pénétré-par-l’autre » (id 84-85).

 

Qu’est-ce que le je créé rencontre dans lui-meme (car la réduction procede d’un Moi satisfait, jouissant75) comme trace de son pré-existence pré-originaire? Si, originairement, il est mis face-a-face a l’autre et au tiers dans une triade moi-autrui-tiers dont le « surgissement inéluctable » et « immanquable » rend la justice « parjure » des son commencement76, l’éthique tente et laisse entrevoir le fond an-archique (d’avant l’origine) de l’intrigue de l’inter-humain.

Toujours déja trahi, déja figé dans le dit sous la forme de la comparaison, de la légitimité, de la réciprocité, de la co-présence, ce fond envoie en meme temps a l’autre et a l’Autre77. Mis en question par la révélation (l’épiphanie de TI) du visage, le je saisit son manque de signification, sa faim, son insuffisance constitutives a son etre athée (« l’etre capable d’athéisme… a le regard et la parole indépendantes, et est chez soi », TI 52). Il est confronté a son soi qui « gît au fond du moi »: « l’impossibilité d’échapper a Dieu » (AE 204).

Cela est bien son statut de créature: le je est passivité absolue (AE 193), il est celui qui ne peut pas etre sourd a l’appel (TI 219, il est l’appelé-a-etre qui « répond a un appel qui n’a pu l’atteindre, puisque, issu du néant, il a obéi avant d’entendre l’ordre » (AE 180).

Lévinas aboutit par ce recul en deça de l’etre a l’exfondation de l’ontologie et a la reconstitution de la subjectivité dans le régime de l’autrement qu’etre. L’éthique devient avec AE pour la premiere fois, véritablement, « philosophie premiere ». La polémique avec Heidegger avait commencé avec la réinterprétation de la formule platonicienne ?? ?????? ???????? ??? ?????? (le Bien au dela de l’etre), est passée par le Mitsein convertit en face-a-face, et s’est achevée par le sujet hors l’etre qui se reçoit lui-meme (AE 140) comme le seul étant pour lequel « il n’y va pas de son etre, ni de l’etre en général, mais de l’autre que soi »78.

A ce point une question importante s’impose: qui appelle? Le « peu importe » que Marion emploie79 a l’égard de l’origine de l’extériorité « extra-ordinaire » du visage, ouvre le chemin a de nombreuses mésinterprétations dont celle de Finkielkraut (la divinisation d’autrui) n’est qu’un exemple. La revendication qui s’exerce dans le visage, est-ce qu’elle peut ne pas etre une revendication par Dieu? Par l’Autre? Par l’Infini? Indiscutablement, elle s’exerce dans le visage d’autrui et non pas par et dans le visage de Dieu lui-meme que Moise avait demandé de voir sur le mont Sinai. Mais le Bien qui « m’élit avant que je sois a meme de l’élire, c’est-a-dire d’accueillir son choix », le Bien avant l’etre (AE 195), le Bien qui « m’a aimé avant que je ne l’aie aimé » (id 25), est-il l’autre ou est-ce qu’il est indifférent qui il est? Le deuxieme terme de « Dieu, c’est l’Autre » (TI 23) est-il le prochain? Le prochain pourrait-il etre a travers le visage ce que l’idée de l’infini est dans la conscience, c’est-a-dire « un débordement de cette conscience dont l’incarnation offre des pouvoirs nouveaux a une âme qui n’est plus paralytique, des pouvoirs d’accueil, de don, de mains pleines, d’hospitalité » (id 224)? A savoir, l’autre comme prochain peut-il etre le créateur de la subjectivité du sujet?

 

Autrui a dans son « glorieux abaissement » la face de la veuve, de l’orphelin, de l’étranger. Il est celui qui n’a pas ou poser sa tete. Il est celui qui a faim par excellence, celui qui est nu et apatride. Le je qui le rencontre dans le visage est arraché a sa suffisance et a sa jouissance égoiste et se voit mis en cause radicalement. Ce rapport a « l’absolument faible,…a ce qui est absolument exposé, [a] ce qui est nu et [a] ce qui est dénoué… »80 découvre au je sa responsabilité fonciere pour les faiblesses, pour les besoins, pour les fautes et meme pour les crimes d’autrui. Le je est des lors exposé a l’événement qui le constitue: l’événement éthique. Il est exposé a l’appel qu’il a depuis toujours entendu, appel qui l' »ordonne », c’est-a-dire lui donne l’ordre et le consacre en meme temps comme pretre.

Le je se perd comme ego autarcique et autosuffisant et est « engendré pour la responsabilité » par l’urgence de la réponse (TI 194). Meme si le moi est toujours « en retard » par rapport a ses devoirs pour autrui, retard jamais récupérable, il est appelé a offrir a l’autre ce qu’il constate qu’il manque: un lieu pour que l’étranger puisse se reposer, un pays a l’exilé, une consolation a la veuve, des « bras » a l’orphelin. Le je autonome qui se croyait « chez soi », dans sa maison, pleinement vivant et pleinement réel, est arraché a ses certitudes et confronté a ce qui s’avere la réalité derniere de sa subjectivité:son statut d’etre d’accueil. Il n’est que celui a qui « l’apatride ou l’étrangeté du prochain…incombe », celui a qui autrui est « réduit a recourir » dans la misere d’une existence « abandonnée de tous et d’elle-meme, trace d’elle-meme » (AE 145).

Le trait fondamental de la créaturalité (id 147) du sujet est précisément cette impossibilité de s’installer chez soi, de se renfermer dans une identité et de ménager un espace clos pour son intériorité. Le je est le « contesté » et le « pourchassé ». Il est un sujet condamné a toujours accomplir et recommencer un mouvement kénotique sans repos et sans fin: « a nouveau se vider de soi, s’absoudre de soi… en deça de son unité nucléaire… jusqu’a l’identité quasi formelle d’un quelqu’un « (ibid). Il partage le statut d’Autrui: il est l’étranger (ibid), l’expulsé, celui « sans patrie », celui qui  » est en soi comme en exile » (AE 163). Si on pouvait employer le mot « essence » dans ce contexte, on dirait qu’il y a une communauté d’essence entre le moi et l’autre. Mais l’éthique lévinasienne ne le permet pas, et on peut seulement s’interroger sur l’étrangeté de cette solidarité: un autre exilé, étranger, nu et affamé, qui cherche et demande protection, nourriture et abri a un sujet également apatride, déraciné, exposé.

Le témoin de l' »exposition de l’exposition » du moi et de la seule identité qui lui reste – l’identité de son « malgré soi » kénotique – ce témoin est son incarnation. L’incarnation « comme possibilité meme d’offrande, de souffrance et de traumatisme » (AE 86) (car il est « incarné pour le s' »offrir » – pour souffrir et pour donner », id 167 81) est la trace meme de sa créaturalité qui l’a voué d’avant le commencement a l’autre. Le corps empeche le moi de se réfugier ou de fuir la responsabilité, et rend vaine toute tentative de devenir ou de se croire invulnérable; ma chair est précisément le lieu (ou le non-lieu) que je ne peut pas quitter et mon propre le plus propre auquel je ne peut pas me dérober. Et ce propre dénonce le je comme étant le responsable qui se substitue a l’autre pour expier ses fautes et assumer sa persécution.

Le je qui n’a pas ou poser sa tete (AE 166n) offre a autrui un lieu pour que l’autre puisse, lui, se reposer, et, par cette offre de ce que le je n’a pas, il se reçoit comme sujet: il devient le « sein » et les bras accueillant autrui. « J’ai surgi a la pointe d’épingle comme susceptibilité passive a qui peut etre assignée la subjectivité ou qui peut etre élue sujet »82.

Cette susceptibilité est la possibilité d’entente de l’appel qui vient (qui est depuis toujours déja arrivé) a travers le visage. C’est bien a travers que l’appel vient et non pas du visage. La susceptibilité a l’accueil d’autrui comme condition de possibilité de la subjectivité ce n’est pas autrui qui l’a donnée au moi. Le visage laisse seulement s’imposer le commandement anarchique, mais ne le prononce pas; il le laisse parler dans le surgissement du Dire.

 

La supériorité incontestable de AE réside premierement dans la subtilité avec la laquelle Lévinas rediscute le statut d’autrui dans le visage. Aux objections « mortelles » que J. Derrida avait soulevé contre TI est son autre – autre qui n’était pas une altérité radicale, mais un alter ego de type husserlien auquel le sujet avait laisser l’initiative intentionnelle et l’origine de la constitution -, AE répond avec un autre « au-bord-de-tomber-hors de la phénoménalité »83. Le visage se précise comme étant « trop faible », « trace de soi meme », « non-phénomene parce que moins que le phénomene » (AE 141).

Le « pas encore » de TI (231) devient la « non-forme » et le non-phénomene qui affecte la sensibilité du sujet et entraîne « l’arrachement a soi, moins que rien, réjection dans le négatif – en arriere du néant – maternité, gestation de l’autre dans le meme ». Le visage dépasse ainsi les antinomies (visible – invisible, etc.) qui préservaient le regne de l’etre dans TI. Il n’est ni phénomene (car il est trop faible), ni non-phénomene – il « apparaît » dans sa propre trace et est déja faussé et figé, en train d’etre « dé-visagé » dans la triade qui trahit la relation de proximité au bénéfice du tiers et du moi. Sa misere signifie « l’impossibilité pour lui de s’installer dans l’au-dela du phénomene et la menace d’etre recouvert par le phénomene »84.

Le visage comme expression de l’autre se maintient ainsi dans le régime du « quasi »: ni totalement dans l’etre, ni entierement soustrait a son influence maculant la transcendance, l’autre appartient au Dire contaminé par le dit. Il n’y a pas de Dire sans dit, ni de dit sans Dire, comme il n’y a pas de visage completement invisible, sans avoir été taché par la visibilité, et ainsi, au moins partiellement, dé-visagé. Le visage est a chaque instant en train de se ou d’etre dé-contaminé par un mouvement vers l’anarchique. Par une tentative qui essaie de reculer vers l’avant d’elle-meme, récupérer ce qu’elle a irrémédiablement manquée: sa création.

Car il s’agit bien d’une seule et meme création qui a engendré l’autre et le moi. Ils ont habité le meme espace – le non-lieu d’avant l’etre – et ont « parcouru » le meme temps – le pré-originel et l’an-archique du Dire. Un (le je) est entré plutôt illégalement dans l’existence, l’autre frappe et demande abri. La meme hospitalité reçoit autrui comme altérité radicale et donne naissance a rebours a la subjectivité.

Le petit « retard » avec lequel le sujet a été créé reste pourtant décisif: le moi est ultérieur au prochain et il a besoin non seulement de reconnaître son statut dérivé et secondaire dans l’ordre du monde, mais, pour etre sujet, il doit subir un sorte de deuxieme création. Autrui l’investit par l’accueil du visage et le fait répondre par le me du « me voici »: « C’est seulement en abordant Autrui que j ‘assiste a moi-meme…, comme responsable je me trouve ramené a ma réalité derniere » (TI 194).

Mais la création premiere, celle qui garantit la séparation (la sainteté), est toute autre. Et si autrui me « regarde » (« tout en lui me regarde »), si, tout en n’étant pas du monde (TI 216), le visage « reste terrestre » (id 222), soumis a la contamination85, il doit différer de l’Autre « hors l’etre », de l’Infini.

En tant que créature, le sujet est « orphelin de naissance ». Il « ignore son créateur, car si il le connaissait il assumerait encore son commencement » (AE 165). Le moi peut se rendre ou non a l’appel, mais la possibilité de l’entente prend la forme d’une donation (pré-) originelle soustraite a la liberté, au choix, a la maîtrise. L’etre athée, séparé, peut refuser la subjectivité authentique et rester sourd a la demande d’autrui. Il détient alors un certain pouvoir et une certaine autonomie qui lui permettent de dire « non » a l’accomplissement de sa vocation ultime. Mais cette vocation, le fait d' »etre voué a la dévotion », cela, le je ne peut pas changer. Et par ce fait il se découvre, meme malgré lui, la créature d’un Créateur « non-contaminé », transcendant, Autre.

« La merveille de la création consiste… a aboutir a un etre capable de recevoir une révélation, d’apprendre qu’il est créé » (TI 88). L’Infini a laissé seulement une Parole dans le visage d’autrui, parole tres proche de la premiere épître de St. Jean. Elle renforce le moi et annonce la douceur que Lévinas a voulu refuser a l’éthique: « En autrui il y a présence réelle de Dieu » (EN 120).

 


66 E. Lévinas, Totalité et infini, Kluwer Academic, Martinus Nijhof, 1961, cité en éd. Poche, Biblio, 2000 (TI).

67 Dans N. Frogneux et F. Mies (éd), E. Lévinas et l’histoire, La nuit survéillée, Cerf/Namur, 1998, p. 93.

68 Kluwer Academic, Martinus Nijhof, 1974, cité en éd. Poche, 1996 (AE).

69 Mais on peut se demander avec J. Derrida si « rendu indépendant de son contexte théologique tout ce discours ne s’effondrait-il pas? », L’écriture et la différence, Seuil, 1967, p. 152.

70 J. Derrida, Adieu a E. Lévinas, Galilée, 1997, p. 113.

71 On a dit de Lévinas lui-meme que, en fin de compte, il aboutit dans sa philosophie de la transcendance a « un Autre… plus terroriste et plus totalitaire, plus impérialiste que toue totalité instituée par le meme » et contre lequel il faudrait  » réhabilité le Meme…[et] du moins partiellement la norme et la mesure, le Moi et le Toi ». Je renvoie a l’étude (dont j’ai choisi ces citations) de M. Haar « L’obsession de l’autre », dans E. Lévinas, Cahier de l’Herne, Livre de Poche, Biblio, 1991; et a R. Visker « D’une autre nudité d’autrui », dans E. Lévinas et l’histoire, vol. cit.

72 cf. J. Derrida, « Violence et métaphysique », dans L’écriture….., et J. -L. Marion, L’idole et la distance, Grasset, 1997.

73 Dans E. Lévinas, L’éthique comme philosophie premiere, Actes du colloque de Cerisy-la Salle 1986, sous la direction de J. Greisch et J. Rolland, Cerf, 1993.

74 Marion, loc. cit., p. 53.

75 La réduction procede d’un Moi satisfait, heureux et jouissant, maîtrisant la transcendance relative du monde par le travail et la relative mise en question du soi par la souffrance, au Moi saisit par l’altérité de l’autre et distancié par cela de soi-meme et, arrive, finalement, a la nouvelle subjectivité du sujet: « proférer le je – [c’est] exister pour autrui » (TI 275).

76 Derrida, Adieu…, p. 67.

77 Lévinas ne fait pas la différence Autre-autre et les emploie indifféremment. Je l’ai suivit jusqu’a maintenant aussi en ce qui concerne le Dire-dire, mais j’ai fait la distinction entre Moi et moi: le moi est la subjectivité impliquée dans la relation de proximité; le Moi correspond au je de TI et au je face-a-face a l’autre flanqué du tiers dans la justice (cf. J. Rolland, Parcours de l’autrement, PUF, 2000, p 42). Je vais essayer de prendre en considération la non-identité Autre-autre et les distinguer soigneusement par la suite.

78 Marion, Note…, p. 60.

79 Marion, « Exposé », dans Difficile justice. Dans la trace de E. Lévinas, Colloque des intellectuels juifs, Albin Michel, 1998.

80 E. Lévinas, Entre nous. Essai sur le penser-a-l’autre, Grasset, 1991, cité en éd. Poche, Biblio, 1998 (EN), p 114.

81 « Le corps n’est ni l’obstacle opposé a âme, ni le tombeau qui l’emprisonne, mais ce par quoi le Soi est la susceptibilité meme. Passivité extreme de l’incarnation – etre exposé a la maladie, a la souffrance, a la mort, c’est etre exposé a la compassion, et, Soi, au don qui coute. En deça du zéro de l’inertie et du néant, en déficit d’etre, en soi et non pas dans l’etre, précisément sans lieu ou poser sa tete, dans le non-lieu, et, ainsi sans condition, le soi-meme se montrera porteur du monde – le portant, le souffrant, échec du repos et de la patrie, et, corrélatif de la persécution – substitution a l’autre », AE 172, note.

82 Rolland, op.cit., p. 86.

83 Ibidem.

84 Ibidem.

85 « La dé-contamination du visage originellement visible et seulement pré-originellement visage, elle seule laisserait passer, dans l’infime écart creusé par le dé-… l’altérité comme telle », idem, p. 96.