Le passé de l’idéalisation – Une interprétation du mythe de Pygmalion

Corneliu IRIMIA

 

Ce texte fait partie d`une these de doctorat en psychopathologie et psychanalyse (Université Paris 7)

 

 

Notre hypothese de travail est que le mythe qui porte le nom de Pygmalion réussit le mieux a rendre compte du processus de l’idéalisation, de son rôle dans la vie psychique de l’individu. Il dévoile aussi le mieux l’idéalité dans sa position intermédiaire, de pivot, entre le stade narcissique et le stade oedipien. Il s’agit d’un mythe qui a suscité moins l’intéret des psychanalystes que celui de Narcisse ou Odipe.98

 

Les métamorphoses de l’idéalisation

 

Laissons Ovide nous raconter le mythe qui se trouve dans le livre X de ses « Métamorphoses ».99 Ce poeme est l’un de plus longues que nous ait laissé l’antiquité – quinze livres, plus de douze mille vers. Commencé en 756/2 de notre ere, achevé en 762/8, a la veille de l’exil du poete, il était peut-etre l’ouvre de prédilection d’Ovide. Sur ce poeme le poete comptait le plus pour assurer la gloire de son nom. Dans l’épilogue qui le termine (Livre XV), il se flatte que ni le feu ni le fer, ni l’usure du temps ne saurait prévaloir contre lui.

Métamorphose signifie changements de forme, effacer entierement un etre pour en produire un autre100 ce qui peut etre tres bien une des définitions de l’idéalisation. Cette derniere attribue a un objet des qualités qui dans les yeux du sujet le transforment totalement. Par l’idéalisation, l’objet subit une métamorphose selon le désir du sujet.

Ovide présente le mythe de Pygmalion encadré des deux autres histoires qui nous font comprendre mieux la signification de la transformation de la plus belle statue Galatée dans une tres belle femme vivante.

Introduction. Rappelons le « prologue » de l’histoire de Pygmalion avec les mots d’Ovide: « Les impudiques Propoetides cependant oserent nier la divinité de Vénus. En punition de quoi, victimes de la colere de la déesse elle prostituerent les premieres leur corps et leur beauté. Et, comme toute pudeur leur devint étrangere et que le sang de leur visage se figea, il ne fallut que peu de chose pour qu’elles fussent changées en pierre insensible ».101

Le mythe. Les péripéties du célebre sculpteur sont décrites sur deux pages sous le titre de « Pygmalion »: « Pygmalion pour les avoir vues mener une existence vouée au crime, plein d’horreur pour les vices que la nature a prodigalement départis a la femme, vivait sans épouse, célibataire et se passa longtemps d’une compagne partageant sa couche. Cependant, avec un art et un succes merveilleux, il sculpta dans l’ivoire a la blancheur de neige un corps auquel il donne une beauté qu’aucune femme ne peut tenir de la nature; il conçut de l’amour pour son ouvre. Elle avait toute l’apparence d’une véritable vierge, que l’on eut crue vivante et, si la pudeur ne l’en empechait, désireuse de se mouvoir: tant l’art se dissimule grâce a l’art meme. Pygmalion s’émerveille, et son cour s’enflamme pour ce simulacre de corps. Souvent il palpe des mains son ouvre pour se rendre compte si c’est de la chair ou de l’ivoire, et il ne s’avoue pas encore que c’est de l’ivoire. Il lui donne des baisers et s’imagine qu’ils lui sont rendus; il lui parle, il la serre contre lui et croit sentir céder sous ses doigts la chair des membres qu’ils touchent; la crainte le prit meme que ses membres, sous la pression, ne gardassent une marque livide. Tantôt il lui prodigue les caresses, tantôt il lui apporte les présents qui sont bienvenus des jeunes filles, des coquillages, des cailloux polis, des petits oiseaux et des fleurs de mille couleurs, des lis, des balles peintes et des larmes tombées de l’arbre des Héliades. Il la pare aussi de vetements, passe a ses doigts des bagues de pierres précieuses, a son cou de longs colliers; a ses oreilles pendent de légeres perles, des chaînettes sur sa poitrine. Tout lui sied, et, nue, elle ne paraît pas moins belle. Il la place sur des coussins teints avec le murex de Sidon, il lui décerne le nom de compagne de sa couche, il fait reposer son cou incliné sur un mol amas de plumes, comme si le contact devait lui en etre sensible.

« Le jour de la fete de Vénus, que tout Chypre célébrait en foule, était venu; les génisses au cou de neige, l’arc de leurs cornes tout revetu d’or, étaient tombées sous le couteau, et l’encens fumait a cette occasion; Pygmalion, les rites accomplis, se tint debout devant les autels et d’un ton craintif: <<S’il est vrai, ô dieux, que vous pouvez tout accorder, je forme le vou que mon épouse soit – et comme il n’ose dire: la vierge d’ivoire – semblable a la vierge d’ivoire>>, dit-il. Venus qui assistait en personne, resplendissait d’or, aux fetes données en son honneur, comprit ce que voulait dire ce souhait et, présage de l’amitié de la déesse, la flamme trois fois se raviva et une langue de feu en jaillit dans l’air. Rentré chez lui, Pygmalion se rend aupres de sa statue de jeune fille et, se penchant sur le lit, il lui donna des baisers. Il lui sembla que sa chair devenait tiede. Il approche de nouveau sa bouche; de ses mains il tâte aussi la poitrine: au toucher, l’ivoire s’amollit, et, perdant sa dureté, il s’enfonce sous les doigts et cede, comme le cire de l’Hymette redevient molle au soleil et prend docilement sous le pouce qui la travaille toutes les formes, d’autant plus propre a l’usage qu’on ose davantage d’elle. Frappé de stupeur, plein d’une joie melée d’appréhension et craignant de se tromper, l’amant palpe de nouveau de la main et repalpe encore l’objet de ses voux. C’était un corps vivant: les veines battent au contact du pouce. Alors le héros de Paphos, en paroles débordantes de reconnaissances, rend grâce a Vénus et presse enfin de sa bouche une bouche qui n’est pas trompeuse. La vierge sentit les baisers qu’il lui donnait et rougit; et, levant un regard timide vers la lumiere, en meme temps que le ciel, elle vit celui qui l’aimait. A leur union qui est son ouvrage, Vénus est présente. Et quand, pour la neuvieme fois, le croissant de la lune se referma sur son disque plein, la jeune femme mit au monde Paphos, de laquelle l’île tient son nom ».102

Final. Dans le récit qui suive cette histoire – et qui porte le nom de « Myrrha »103 – Ovide donne avec soin la descendance de Pygmalion. Celui-ci et sa femme sont les parents de la nymphe Paphos. De son union avec Apollon naquit Cinyras. Ce dernier par son mariage avec Cenchréis engendre Myrrha. Myrrha tombe amoureuse de son propre pere. Elle ne peut pas renoncer a posséder ce qu’elle aime et par la ruse se couche avec lui. Mais le pere se rend compte et veut la tuer. Myrrha fuit; elle donne naissance a un fils – Adonis – tandis qu’elle est métamorphosée, a sa propre demande, dans un arbre. Plus tard, Vénus meme tombe amoureuse d’Adonis.104 Ainsi la divinité cesse de dominer la puissance qu’elle représente pour en devenir la victime. La puissance de l’amour s’attaque a elle-meme. En effet, Adonis meurt a la chasse et Vénus quand « vit ce corps privé de connaissances, agité de soubresauts dans son propre sang, sauta de son chair, déchira sa robe sur son sein en meme temps qu’elle dénouait ses cheveux, et se frappa la poitrine de ses mains qui lui portaient d’indignes coups. Et, incriminant le destin: <<Mais tout ne sera cependant pas justiciable de toi, dit-elle. Il restera toujours, cher Adonis, un souvenir de ma douleur: la représentation renouvelée de ta mort perpétuera le souvenir de mes lamentations par le spectacle qui les rappellera chaque année>> ».105

 

 

L’idéalisation dans le mythe de Pygmalion

 

On attend de l’analyse du mythe de Pygmalion de nous répondre a plusieurs questions qui ont reçu jusqu’a maintenant des réponses partielles: Qu’idéalise-t-on? A partir de quoi? Qu’est-ce qu’on port au rang d’un modele, d’une essence supérieure? Comment arrive-t-on a idéaliser? Quelle est l’origine de l’idéalisation? Quel « gain » représente une telle élaboration psychique? Parlant de l’idéalisation parlons tous de la meme chose?

L’idéalisation en tant que purification du désir. Pygmalion, pour lequel les femmes sont associées aux crimes et aux vices, se voue a l’art de la statuaire par dégout et mépris de la gent féminine. Dans cette tendance du désir « pur », on remarque un austere détachement de l’objet, une distance orgueilleuse de ce qui est taxé d’impur. Il semble aiguillonné par un désir de purification des souillures, par un renversement de valeurs et des plaisirs communs. On peut interpréter cela comme une incapacité d’affronter la femme réelle: « il vivait sans épouse, célibataire et se passa longtemps d’une compagne partageant sa couche ». Pygmalion poursuit la chimere de la fabrication de l’objet de ses reves. Il veut faire de son reve réalité. Par cela il refuse la quete désirante, le risque que cela amene: vivre la déception, accepter sa jalousie, accepter le fait que l’objet a un autre objet de plaisir, la rage que l’objet soit différent de l’image projetée sur lui, la souffrance que le conflit interne ou externe peut entraîner. Pygmalion semble refuser les plaisirs connus et expérimentés, il rejete ou néglige ces satisfactions. Il paraît qu’il refuse la violence qui aurait été imposée par un autre.

 

 

De création a la perception de l’objet idéal

 

Un élément essentiel du déroulement du mythe est le fait que Pygmalion passe d’une position de création a une position de réception de son ouvre: « (…) avec un art et un succes merveilleux, il sculpta dans l’ivoire a la blancheur de neige un corps auquel il donne une beauté qu’aucune femme ne peut tenir de la nature; il conçut de l’amour pour son ouvre ».106 Ce passage ouvre le moi a un retour sur lui-meme par l’intermédiaire d’un créé qui d’objet narcissique devient objet objectal. Il existe un renversement: la position de création (active) devient une position de réception (plus passive) ce qui montre chez Pygmalion une problématique s’organisant autour du débordement du pacte esthétique par la séduction de l’ouvre et par la pulsionnelle du récepteur. En effet, la rencontre du spectateur et de l’ouvre s’effectue d’habitude dans le cadre formé par un pacte esthétique inconscient qui permet a la pulsion de rester contenue dans la relation du sujet a l’ouvre. Mais Pygmalion est débordé, au cours de sa contemplation esthétique par sa pulsionnalité, le sujet récepteur (comme tout sujet qui idéalise trop intensément un objet) n’est plus a meme de contenir ses fantasmes et ses pulsions.

Idéaliser signifie projeter sur la réalité « laide » la beauté d’une représentation interne. Pygmalion (avant de sculpter Galatée) ne peut pas investir un objet réel, il ne peut croire qu’une femme réelle pourrait avoir les traits communs a l’image idéalisée interne. Il préfere se donner un objet fait a l’image de la représentation qu’il porte a l’intérieur. L’objet idéal qu’il conserve en lui ne peut pas avoir des correspondances a l’extérieur. A toutes les femmes réelles, il manque quelque chose qui pour Pygmalion est essentiel, vital. Il refuse de renoncer a un objet (primaire?), il refuse aussi de déplacer son investissement originaire vers un autre objet extérieur, il ne peut pas transférer l’amour originaire vers un objet actuel (réel).

Idéal et image du partenaire sexuel chez l’animal. La passion de Pygmalion ne peut pas etre déclenchée que par une image avec certains traits bien définis. Si on prend avec Lacan107 l’exemple du comportement instinctuel de l’animal, on voit la aussi l’importance de l’image. En effet, il existe un Gestalt (une forme) qui déclenche le comportement sexuel chez le mâle ou la femelle. Le sujet s’identifie littéralement au stimulus déclencheur. Le mâle est pris dans la danse en zigzag a partir de la relation qui s’établit entre lui-meme et l’image qui commande le déclenchement du cycle de son comportement sexuel. Cet attachement a une figure intérieure est fait de la fixation narcissique a cette image, car c’est elle seule qu’il attendait (meme s’il existe des possibilités de déplacement). Pygmalion – dans le premier temps – semble ne plus attendre a l’extérieur l’objet qui déclenche sa passion. Le sculpteur se crée lui-meme la femme qu’il désire a l’image de la représentation interne, il engendre le seul objet qui puisse l’attirer, pour lui il n’y a pas de déplacement ou un déplacement minimal. Dans son refus d’attendre quoi que ce soit du monde réel, Pygmalion ne croit pas dans le miracle de la rencontre entre lui et une femme que s’il la crée lui-meme.

Idéaliser c’est imposer a l’objet une synonymie avec un objet intern. La possibilité du déplacement reste minimale chez Pygmalion. L’objet désiré doit etre analogue, meme synonyme de l’objet interne, originaire. Si cet objet est finalement créé, il amene par sa présence le risque d’une excitation permanente. En conséquence l’objet sexuel n’a pas le statut d’un objet refoulé mais la persistance d’une image excitante. Quel pourrait etre le bénéfice d’un tel état? On émet l’hypothese que l’amoureux est dans la situation de parler seulement de son objet de préférence, tout ce qu’il ressent c’est a cause de l’objet. On parle toujours de l’autre et jamais de ses propres pulsions. Le sujet évite ainsi la confrontation a sa propre pulsionnalité, a ses pulsions partielles.

Idéaliser c’est remplacer l’interdiction défaillante avec un inaccessible. Le sujet ne semble pas pouvoir élaborer l’excitation face a l’objet interdit que par un traitement sur l’objet: celui-ci doit devenir d’interdit inaccessible (c’est le cas de Galatée dans un premier temps). Il ne touche pas une femme a signification incestueuse parce qu’elle serait interdite par la loi du pere mais simplement parce qu’elle est loin, inaccessible. L’objet idéal est mis dans une position ou la tension ne peut pas se résoudre par refoulement ou par la satisfaction. Il paraît toutefois que ce danger de l’excitation ininterrompue donnée par la présence de l’objet est plus tolérable que l’alternative représentée par l’absence de l’objet primaire.

 

 

La période de création

 

Il existe, selon nous, une analogie entre la création par Pygmalion de la femme idéale et la formation, chez un sujet, de la représentation d’un objet aimé idéal. Ce qui fait Pygmalion a l’opposition des autres hommes est de réussir a donner une forme extérieure parfaite a la représentation interne d’une femme parfaite.

L’objet idéal est semblable a son créateur. Galatée a une qualité qui la rapproche de son créateur, elle « avait toute l’apparence d’une véritable vierge, que l’on eut crue vivante et, si la pudeur ne l’en empechait, désireuse de se mouvoir (…) ».108 La virginité commune a Pygmalion et a sa sculpture désigne en quoi les figures anticipatrices de l’objet se forment initialement comme double du sujet qui le produit, double qui témoigne aussi de la désintégration de la bisexualité psychique. Cette virginité partagée est la condition pour que l’objet puisse etre représenté comme suffisamment familier.

L’idéalisation immobilise l’objet. Par la création d’un objet inanimé, un objet qui répond a tous ses désirs liés a la perfection et a la beauté, Pygmalion essaie de figer, de mortifier ce qui est vivant en lui et en l’autre, de créer un monde monolithique qui a toutes les apparences de la mort. L’idéalisation fige la mouvance et le devenir au niveau de l’apparence et affirme avoir trouvé le moyen d’éviter un détour dont on sait qu’il s’apparente a une épreuve et a un risque de mort.

Des qu’il convoque la sensorialité tactile, Pygmalion bute sur la dure froideur de cette « femme » idéale. Si l’on se réfere aux trois figures du féminin dégagées par S. Freud dans son texte « Le motif du choix des coffrets »109, Pygmalion privilégie la derniere, c’est-a-dire la mort, ce qui pourrait ouvrir a des constructions quant a ses expériences infantiles. La figure de la femme froide, inanimée peut se comprendre dans la perspective de la femme rejetante sur le mode passif plutôt qu’actif.

De point de vue oedipien, on peut supposer que Pygmalion – pour refroidir la surchauffe pulsionnelle – veut se protéger en construisant cette figure d’une mere froide, rejetante. Mais Pygmalion ne peut accepter cette froideur et essaie de faire vivre la statue, il essaie d’injecter plus de chaleur dans l’image d’une mere morte.

L’idéalisation comme refus de la réalité et du manque. L’idéalisation a partie liée avec une dévalorisation de la réalité. La terreur de Pygmalion est qu’une femme puise ne pas etre conforme a ce qu’elle doit etre, conforme au désir de son créateur – maître. Accepter la réalité de l’autre signifierait accepter le manque. Mais l’idéalisation vise a créer un état a-conflictuel d’ou le manque serait absent. Elle enferme le sujet dans la fascination pour un objet leurre, qui instaure une dépendance proportionnelle a l’espoir qui a été placé en lui.110 Par ailleurs, ce procédé bloque la possibilité d’investir autre chose et ne permet pas la mobilité des investissements et du questionnement. L’idéalisation est le garant que le moi peut créer un objet qui ne l’écarte pas de son état antérieur, elle est le refus d’un manque au nom de la réédition d’une stabilité premiere.

L’idéalisation est un investissement narcissique de l’objet. Ce qui intéresse Pygmalion est la création d’une partie narcissique de l’objet (par l’affirmation de sa toute-puissance, par la beauté unique et par la perfection de la statue qui se répercute sur son créateur). L’idéalisation regle la relation du sujet avec la partie narcissique de l’objet. La relation narcissique entre le sujet et l’objet permet au premier de pouvoir vivre le plaisir. Le lien s’établit avec la partie investie narcissiquement de l’autre, partie qui a une valeur substitutive, qui donne l’illusion d’une relation avec un objet originaire (la mere).

Dans ce sens, l’idéalisation est une défense contre la souffrance originaire de la perte. Elle procure un état qui réconcilie le sujet avec l’exil du paradis, elle permet de retrouver une relation avec la mere sans un tiers. L’objet présent – objet magnifié – est supposé une réplique parfaite de l’image intérieure, il est donc un objet qui comble sans reste, l’attente, ou mieux crée l’illusion, dans le présent, d’une attente réalisée.

L’idéalisation éloigne du déplaisir et le compense. Son inconvénient est patent111: elle fait perdre l’appui premier qu’est le rappel de l’imperfection a corriger; elle procure une assurance fataliste ou l’attente passive se suffit puisque l’avenir doit mener infailliblement a l’issue espérée.

 

 

Le moment de « réception » de l’ouvre

 

« Pygmalion s’émerveille et son cour s’en flamme pour ce simulacre de corps… ».112

La qualité de la réalisation de la sculpture invite a penser que celle-ci est le produit des processus qui participent a la sublimation. En revanche, le rapport de réception de Pygmalion a sa statue se tient du côté d’une impossibilité a se situer dans un processus sublimatoire. Pygmalion se décolle de son ouvre en passant de la position de créateur a celle de récepteur. Des lors l’objet, d’abord narcissique, s’avere etre aussi un objet érotique puisqu’il représente le corps nu d’une jeune fille. Comme le remarque J.-M. Talpin113 dans ce second temps un primat sur les pulsions partielles (Pygmalion regarde, embrasse, touche sa statue) est retrouvé tandis que la sublimation ne réussit pas a détourner la sexualité de son but. Des lors l’ouvre n’est plus perçue comme telle mais comme présentation de l’objet a un détail pres, la vie, c’est-a-dire, en un raccourci, la pulsion. Pour le géniteur de Galatée, débordé par cette pulsionnalité qu’il nie en bloc, les pulsions partielles viennent former un plaisir préliminaire; autrement dit elles relancent le désir génital. Les pulsions convoquées par la rencontre avec la sculpture ne peuvent pas etre contenues: elle doit trouver une réponse sexuelle sur le mode de la décharge et non pas une réponse dans le registre de la sublimation. Pour Pygmalion, l’ouvre ne nie pas la pulsion, mais, au contraire, lui renvoie son investissement et son excitation.

L’objet idéal n’oppose aucune différence. Comme tout passionné, Pygmalion présente tous les signes d’un amour plus puissant que lui: impatience, compulsion a se rapprocher de Galatée, a la contrôler, a se l’approprier. Il a la tendance a centrer sa vie autour d’elle, a lui sacrifier tous ses centres d’intéret. Elle n’oppose aucune résistance, aucune différence (en dehors de son manque de vie). Elle n’a pas une histoire, ni désirs, ni subjectivité. En tant qu’objet idéal, elle n’existe que par et dans les pensées de Pygmalion. Il existe un écart entre l’opinion freudienne selon laquelle la surestimation de l’objet est associée toujours avec le sentiment d’infériorité 114 L’amour de Pygmalion semble inclure la surestimation de la femme mais non pas l’infériorité par rapport a elle (son narcissisme n’est pas diminué par le sentiment amoureux). Aux nuances narcissiques de cette relation s’ajoute un élément opposé: le besoin de donner, sans calcul ni attente de retour.

L’idéalisation est aussi un désir d’emprise. S’il existe une demande de la part de Pygmalion, elle semble figée par le désir d’emprise sur la partenaire. Ce qui manque a cette relation c’est l’espace d’une réciprocité. La femme idéalisée est écrasée par les projections de l’homme. La propre participation de l’autre, sa libre disposition sont submergées par l’idéal projeté. Cela pourrait etre le sens de la relation du sculpteur a sa bien-aimée figée en ivoire: la femme n’a qu’a se soumettre a un schéma préétablie.

L’idéalisation de l’objet signifie également le prélude de l’acceptation de l’autre. Pygmalion fini par revendiquer la métamorphose de la statue, l’accomplissement dans la réalité de son désir sexuel (contre la frustration sexuelle génitale). Il fait un premier pas, lourd en conséquence, vers l’acceptation de la différence des sexes et des générations, vers la tolérance de l’altérité et la conciliation du conflit entre ses désirs violents et l’identification a l’objet, vers l’acceptation de la perte du contrôle dans la jouissance sexuelle. Tout cela signe l’apparition du but pulsionnel génital.

L’idéalisation de l’objet nie les désirs de celui-ci. Dans son ambiguité et sa polysémie, la fin du mythe permet de maintenir ouverte la dynamique évolutive de Pygmalion. Lorsque Ovide écrit de Galatée « levant un regard timide vers la lumiere, en meme temps que le ciel, elle vit celui qui l’aimait »115, il semble que Pygmalion ait pu intégrer une position psychique bisexuelle. Il peut etre le premier horizon de Galatée en tant que géniteur de sa statue (comme une mere pour son enfant) en meme temps que l’amant. Le fantasme qu’il révele n’est-il pas celui d’etre tout pour l’objet, la volonté de remplacer, et par la meme d’exclure, tous les objets de l’objet? On a remarqué déja une limite importante de la maturation de Pygmalion, celui-ci ne posant pas la question du désir de l’objet.

 


98 Nous pouvons signaler dans la bibliographie psychanalytique seulement trois articles qui traitent ce sujet. Il s’agit de Philip Weissman, « Shaw’s childhood and Pygmalion », The psychoanalytical Study of the child, International Universities Press, New York, vol. XIII, 1958; Jean-Marc Talpin, « Narcisse et Pygmalion, Le décollement esthétique », Adolescence, t. 15, n° 1, 1997, p. 175-185. (article qui a influencé les propos de ce chapitre) et Emmanuel Diet, « L’enseignant face au groupe classe, Don Juan ou Pygmalion? », Revue de la psychothérapie psychanalytique de groupe, Edit. Eres, 1992, n° 19.

99 Ovide, Les Métamorphoses, traduction, introduction et notes par Joseph Chamonard, Paris, Garnier-Freres-Flammarion, 1966.

100 Michel Boillat, Les Métamorphoses d’Ovide, Herbert Lang Berne, 1976, p. 13.

101 Ovide, Les Métamorphoses, op. cit., p. 260.

102 Ibidem, pp. 260-261.

103 Ibidem, pp. 261-268.

104 Ibidem, pp. 268-274.

105 Ibidem, p. 274.

106 Ovide, Les Métamorphoses, op. cit., p. 260.

107 J. Lacan, Le Séminaire, Livre I, « Les écrits techniques de Freud », (1953-1954), Paris, Editions du Seuil, 1975, pp. 157-159.

108 Ovide, Les Métamorphoses, op. cit., p. 260.

109 S. Freud, « Le motif du choix des coffrets » (1913), in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, pp. 61-82.

110 Sophie Mellor-Picaut, Idéalisation et sublimation, op. cit., p. 139.

111 Selon Guy Rosolato, « Idéaux sexuels », in La relation d’inconnu, Paris, Gallimard, 1978, pp. 182-183.

112 Ovide, Les Métamorphoses, op. cit., p. 260.

113 J.-M. Talpin, Narcisse et Pygmalion, op. cit., p. 180.

114 Voir nos chapitres qui analysent les textes freudiens « Pour introduire le narcissisme » et « Psychologie des masses et analyse du moi ».

115 Ovide, Les Métamorphoses, op. cit., p. 261.