Dieu et le Tout dans le néoplatonisme chrétien: Erigene, Eckhart, Silesius

Dans l’onto-théologie traditionnelle, Dieu est l’Etre premier, immuable, soustrait au devenir et inconnaissable en lui-meme. Tout en étant présent a sa création, il ne pénetre pas en elle, il reste extérieur au Tout. Dieu agit par sa puissance créatrice – les théologiens et les philosophes parlent de « création continuée » -, mais l’essence divine n’est pas impliquée dans l’acte créateur.

Dans son traité sur la Deuxieme Personne de la Trinité, saint Athanase écrit: « Présent dans toute la création, le Verbe reste extérieur a tout selon l’essence, mais il est en tout par ses puissances, ordonnant toutes choses et développant partout vers toutes choses sa providence, vivifiant chacun des etres et tous les etres a la fois »35. Athanase définit une fois pour toutes le cadre conceptuel des métaphysiques théistes d’Orient et d’Occident. Si, d’un côté, saint Augustin et saint Thomas renforceront ce point de vue en insistant sur la transcendance divine, la vision athanasienne remportera également une victoire décisive dans l’Eglise d’Orient, grâce a Grégoire Palamas: selon Grégoire, en effet, Dieu reste inaccessible dans son Essence, mais il se communique par ses « énergies » incréées.. Pour etre différente de la doctrine thomiste, la théologie palamienne s’encadre parfaitement dans son schéma conceptuel: Dieu est, par son Essence, extérieur a l’Univers et inaccessible a la raison humaine, l’homme n’étant qu’une partie du Monde, et non pas, comme dans le néoplatonisme, a la fois un Microcosme et un « petit Dieu ».

Jean Scot Erigene inaugure une autre tradition: il pose en philosophe les fondements du néoplatonisme chrétien. A la cour de Charles le Chauve, Jean Scot traduit et commente Denys l’Aréopagite, mais il édifie aussi un systeme philosophique qui unifie la sagesse des Présocratiques avec celle de Saint Jean. C’est, en effet, dans l’affirmation centrale du Prologue du Quatrieme Evangile que l’érigénisme plonge ses racines: « Kai o logos sarx EGENETO » (1,14) – « le Logos est DEVENU chair ». Or le Logos, selon Saint Jean, est Dieu (1,1): il n’est pas seulement, comme chez Philon d’Alexandrie, une « puissance » divine. Si Dieu a assumé notre condition et ne cesse de l’assumer, il devient en nous : il s’implique dans sa création. L’idée du devenir de Dieu est l’idée fondamentale de La Division de la Nature36.

La « Nature » dont il est question est la Nature divine, et ses « divisions » correspondent aux différents moments du devenir divin. Erigene emprunte a Plotin l’idée de l’Un inconnaissable et, d’une certaine maniere, étranger a la Pensée, étant donné que celle-ci est nécessairement multiple. La Déité est le « Néant » suressentiel qui, pour se connaître, doit engendrer son Verbe, dans lequel elle se manifeste: elle devient ainsi l’Etre divin. L’Un s’exprime et se connaît dans son Verbe, sa Pensée unique, puis dans la totalité des Idées qui explicitent cette Pensée. « La Cause de toutes choses ne se laisse connaître en elle-meme, en ce qu’elle est, ni par elle-meme ni par quiconque, mais elle se rend connaissable dans ses théophanies »(577 B), c’est-a-dire dans ses manifestations. En se manifestant dans le Verbe et dans ses Idées, l’Un suressentiel se crée lui-meme comme Dieu trinitaire: comme le Pere du Fils (le Logos) qui ne fait qu’un avec lui, par le lien d’Amour (l’Esprit) qui les unit.

Voici comment Erigene décrit le premier moment du devenir Divin: « Descendant d’abord depuis la Suressentialité de sa Nature, oť il mérite le nom de Non-etre, Dieu se crée a partir de lui-meme dans les Causes primordiales » (683 A). La création est donc tout d’abord une autocréation de Dieu par lui-meme. La création des choses « visibles », finies, n’est que le dernier moment, l’étape ultime du devenir et de la manifestation divine: « Depuis les Causes primordiales, qui assurent une médiation entre Dieu et la créature (finie), Dieu descend dans les effets de ces Causes, et il se révele ouvertement dans ses théophanies. Il procede a travers les multiples formes jusqu’au dernier ordre hiérarchique de toute la Nature, qui est celui des corps. Et, progressant ainsi en un cours ordonné dans toutes choses, Dieu crée toutes choses et devient tout en tous. Mais, alors meme qu’il est créé ainsi en toutes choses, il ne cesse pas d’etre au-dessus de toutes » (683 AB). Dieu est donc, en tant qu’Un ineffable et suressentiel, transcendant a la création, et, en tant qu’Essence unique de toutes choses, totalement immanent.

Cette doctrine présente, on le voit, l’analogon de la doctrine chalcédonienne des « deux Natures » du Christ. Il ne s’agit nullement, comme on le dit parfois, d’une espece de « panthéisme »; car si Dieu est Tout, il ne cesse aucunement d’etre ce qu’il était: l’Un suressentiel. S’il devient, s’il « se perd » dans les choses, comme dira Silesius, c’est pour se retrouver. Dieu se vide de lui-meme par amour et il demeure, paradoxalement, « le meme », celui qu’il « était » avant de descendre dans la création – pour faire retour, a la fin, a soi, en y ramenant toutes choses.

Les néoplatoniciens, en particulier Proclus et son disciple chrétien Denys l’Aréopagite, avaient déja montré que Dieu ne « sort » de lui-meme que pour faire retour et pour ramener toutes choses en lui, suivant un mouvement circulaire dont les Orphiques avaient eu quelque pressentiment. Mais les mythes grecs ne sont pas les seuls a parler du retour de toutes choses en Dieu; Saint Paul dit aussi: « Le dernier ennemi détruit, c’est la Mort; car il a tout mis sous ses pieds. Mais lorsqu’il dira: ‘Tout est soumis désormais’, c’est évidemment a l’exclusion de Celui qui lui a soumis toutes choses. Et lorsque toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-meme se soumettra a Celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous » (1 Cor. 15,26-28). C’est donc par le Christ que toutes choses sont « récapitulées » et qu’elle retournent a Dieu. Mais le Christ, a la fois Dieu et homme, n’est-il pas l’Homme par excellence? C’est en tout cas ce que pense Erigene: « Le Christ possede comme nous un corps et des sens, une âme et un intellect. La nature humaine, elle, est constituée de ces composantes comme de quatre parties, que le Christ en tant qu’Homme véritable a la fois assuma et unifia en lui. Car le Christ s’est fait Homme parfait » (541 C).

Restauré dans sa nature originelle, authentique, l’homme joue un rôle fondamental dans le processus du retour de toutes choses en Dieu. Ce retour consiste dans le « rassemblement » et l’unification « de toutes les créatures » dans la nature humaine: « L’homme a été créé parmi les Causes primordiales a l’image de Dieu afin qu’en lui toutes les créatures intelligibles et sensibles, dont il est composé a titre d’extremes opposés, deviennent une unité indivisible, et pour qu’il soit la médiation et le rassemblement de toutes les créatures. Il n’est en effet aucune créature qui ne puisse etre comprise dans l’homme, c’est pourquoi dans les Saintes Ecritures l’homme est appelé ‘toute créature’ (omnis creatura) » (536 B). Or l’essence de l’homme – l’homme tel qu’il a été créé a l’origine en Dieu, « parmi les Causes primordiales » – est l’intellect. Si l’homme peut réunir toutes choses en lui-meme, c’est par l’activité de l’intellect, par la pensée. Il devient ainsi le Tout, il se spiritualise en faisant éclater les limites étroites de son moi, bref il devient un pur intellect capable de contempler Dieu. « La nature humaine tout entiere sera refondue dans le seul intellect, en sorte que rien ne demeure en elle que cet intellect seul par lequel elle contemplera son Créateur » (874 B). Cette affirmation doit etre comprise dans un sens ontologique plutôt qu’ontique; le corps n’a pas a disparaître pour ne plus faire écran: lorsque toutes choses auront été soumises a l’intellect, celui-ci, ayant intégré et illuminé l’univers, pourra contempler Dieu.

L’érigénisme mene une existence souterraine quatre siecles durant pour refaire surface vers 1300 dans l’ouvre de Maître Eckhart. Pour Eckhart, l’essence véritable de la créature est en Dieu; et Dieu est en toutes choses comme leur Essence unique. Il constitue les etres dans leur profondeur. « Rien n’est plus propre et plus intime a l’étant que l’etre. Or Dieu est l’etre, et de lui (vient) immédiatement tout etre. C’est pourquoi l’etre seul pénetre les essences des choses. Tout ce qui n’est pas l’etre lui-meme, demeure dehors, est étranger et distinct de l’essence de la chose. Donc l’etre d’une chose lui est plus intime que sa propre essence »37. Eckhart ne nie pas que la chose possede, comme le veut l’aristotélisme thomiste, une « essence formelle » propre – son essence créée. Mais il affirme en meme temps que celle-ci ne constitue pas son essence véritable. L’essence véritable de la chose se trouve en Dieu, elle est identique a l’Idée que Dieu en a. Autrement dit, « toute créature a un etre double. Le premier dans ses Causes originaires, dans le Verbe de Dieu, et c’est un etre fixe et stable (…) L’autre etre est celui des choses a l’extérieur, dans la nature. C’est l’etre qu’elles ont dans leur forme propre, qui est… inconsistant et variable »38. Chez Eckhart, dont la doctrine differe sur ce point de celle d’Erigene, l’etre créé n’est pas, en tant que créé, en Dieu mais « a l’extérieur ». Dieu est toutes choses, il ne devient pas; mais les choses s’assimilent a lui, d’une maniere que nous devons encore préciser.

Eckhart rejoint cependant Erigene lorsqu’il enseigne que l’etre véritable de la créature se trouve en Dieu. Sa doctrine de l’immanence de Dieu a l’âme humaine est meme plus radicale que celle du philosophe irlandais. Eckhart reprend la parole biblique selon laquelle l’âme a été créée a l’image de Dieu (Ge 1,26). Mais pour lui la véritable Image de Dieu n’est autre que le Fils (cf. He 1,3). Si l’âme est créée a l’image, elle doit devenir « image » – l’Image unique: elle doit dépasser la « ressemblance » pour aller jusqu’a « l’égalité »: elle doit s’identifier au Fils, devenir elle-meme « Fils », naître en Dieu ou laisser Dieu engendrer en elle son Fils. Devenue Fils, elle ne fait qu’un avec Dieu, l’égalité n’étant rien d’autre que la parfaite union: « La oť Dieu et l’âme doivent se trouver unis, il faut que cela vienne d’égalité… (Or) le Fils n’est pas (simplement) égal au Pere, plutôt: il est l’égalité (meme), il est Un avec le Pere »39. Un peu plus loin, Eckhart résume bien sa pensée: « Lorsque l’âme parvient dans l’Image et se trouve dans l’Image seule, dans cette Image elle trouve Dieu ». Enfin, dans le meme sermon, il décrit le dynamisme de l’âme en quete d’union: « La nature de l’âme ne porterait jamais l’égalité n’était qu’elle désirât que Dieu naisse en elle; jamais elle ne parviendrait a sa nature, jamais elle n’aurait désir d’y parvenir a moins qu’elle n’attende cette naissance, et c’est cela que Dieu opere… Dieu opere et l’âme désire. Dieu a l’ouvre, et l’âme le désirer et la capacité que Dieu naisse en elle et elle en Dieu. Ce que Dieu opere, c’est qu’elle devienne égale a lui… La Nature divine se déverse dans la lumiere de l’âme, et elle s’y trouve maintenue. Par la, Dieu vise a ce qu’il naisse en elle et se trouve uni a elle et se trouve maintenu en elle ». La meme idée se trouve exprimée dans un autre sermon: « La nature de Dieu est qu’il se donne a toute âme bonne, et la nature de l’âme est qu’elle reçoit Dieu; et cela on le peut dire du plus noble dont l’âme peut faire montre. En cela l’âme porte l’image divine et est égale a Dieu. L’image ne peut etre sans égalité »40.

Or « la fine pointe de l’âme », sa « partie » la plus noble, est l’intellect. En bon maître dominicain, Eckhart soutient la primauté de l’intellect, contrairement aux franciscains qui soutiennent la primauté de la volonté. C’est par l’intellect, par la connaissance que l’homme « s’ennoblit »; car c’est avant tout par l’intellect qu’il est l’image de Dieu – qui est essentiellement Intellect. « Je dis que l’intellect est plus noble que la volonté. La volonté, en effet, ne prend Dieu que sous le vetement de la bonté, mais l’intellect le prend nu, dévetu de la bonté et de l’etre… L’unique cause de ma béatitude c’est que Dieu soit Intellect et que je le sache »41.

Selon Aristote, dont Eckhart s’inspire ici, « l’âme, plus précisément l’intellect, est d’une certaine maniere tous les etres »42. « D’une certaine maniere », c’est-a-dire en puissance: l’intellect doit devenir tous les etres en acte. Il doit réaliser son essence et devenir lui-meme le Tout43: « Tel est le sens du présent passage: ‘Faisons l’homme a notre image…’ (Ge 1,26). Il est de la raison de l’image de manifester pleinement la totalité du modele dont elle est l’image… C’est pourquoi les philosophes grecs appellent l’homme ‘microcosme’. En effet, l’intellect en tant qu’intellect est la similitude de la Totalité de l’etre: il contient en lui-meme l’universalité des etres… C’est pourquoi l’objet propre de l’intellect, c’est l’Etre pris absolument, et non pas celui-ci ou celui-la ». La « Totalité de l’etre » ou « l’Etre pris absolument » n’est autre que Dieu lui-meme qui contient dans son Verbe, sous forme d’Idées, tous les etres. En saisissant tous les etres, l’intellect devient lui-meme la « Totalité de l’etre »: il devient l’Image unique, et il rentre dans l’Un d’oť il est sorti.

Lors de son retour a Dieu, il y ramene, comme Erigene l’avait déja enseigné, toutes choses. « Toutes les créatures viennent s’assembler dans mon intellect, pour, en moi, devenir intelligibles. Moi seul je les prépare a retourner a Dieu »44. Mais il faut dire aussi que je ne puis revenir en Dieu qu’en rassemblant en moi les créatures. Si je me « sers » d’elles, je leur rends aussi le service de les ramener a Dieu par mon retour. « Quand je reviens en Dieu, ma percée est bien plus noble que ma sortie. Moi seul je fais sortir toutes les créatures de leur raison dans ma raison, afin qu’en moi elles soient unité »45. Les créatures ayant, comme on l’a vu, « un etre double », elles sont d’abord « dans leur forme propre » avant que l’intellect les en fasse « sortir », en les faisant rentrer dans leur Forme premiere, qui est en Dieu.

Ces idées sont reprises, trois siecles plus tard, par le mystique allemand Johannes Scheffler, dit Angelus Silesius. Le Pelerin Chérubinique, son ouvre principale, se situe dans la mouvance d’un certain courant de la « Contre-Réforme », illustré par sainte Thérese d’Avila, saint Jean de la Croix, saint François de Sales, le cardinal de Bérulle, pour ne nommer que ceux-ci, courant qui tente de donner, au seuil de la modernité, un souffle nouveau au catholicisme. Mais Angelus Silesius est en meme temps le continuateur d’une tradition plus secrete, celle de la « mystique spéculative allemande », dont les principaux représentants a cette époque sont les philosophes protestants Valentin Weigel (1553-1588) et Jacob Böhme (1575-1624). Cependant Scheffler ne semble pas vraiment avoir subi l’influence de ce dernier; il renoue plutôt avec la mystique allemande médiévale, notamment avec Eckhart et ses proches disciples, Tauler et Suso.

Angelus Silesius s’approprie les idées les plus audacieuses d’Eckhart, qu’il traduit de maniere géniale dans son langage baroque. En tant qu’image de Dieu, l’homme ne doit faire qu’un avec lui, toute séparation, voire toute distinction entre le Créateur et la créature, devant etre abolie; car Dieu est, suivant l’enseignement d’Erigene repris par Weigel un demi-siecle plus tôt, l’essence véritable de l’homme – et de toutes choses46. C’est pourquoi l’homme doit actualiser son essence en s’unissant a Dieu, en « s’égalisant » a lui. « Quand l’homme est parvenu a une égalité si parfaite avec Dieu que lui et Dieu ne font qu’un esprit, et qu’il est devenu un avec lui, et qu’il a atteint en Christ la filiation totale, il est aussi grand, aussi riche, aussi sage et aussi puissant que Dieu, et Dieu ne fait rien sans un tel homme, car Il est un avec lui »47. Or l’homme ne peut parvenir a une telle « égalité » que parce son essence est originairement identique a l’Essence divine. Et c’est précisément son essence, son « moi profond », son humanité véritable, que l’homme doit retrouver: « Homme, deviens essentiel: car quand le monde passe, la contingence se perd, mais l’essence subsiste »48.

 

Mais l’homme ne « devient essentiel » que s’il devient le Tout. Devenu toutes choses, il contemple Dieu – qui est le Tout. « Qui n’est pas lui-meme tout a trop peu de valeur pour te voir, mon Dieu, toi et toutes choses ». Silésius précise sa pensée dans le distique suivant: « Homme, c’est seulement quand tu es devenu toutes choses que tu demeures dans le Verbe, et dans les rangs des dieux »49.

Cependant il y a plus. En devenant « essentiel », l’homme ne poursuit pas simplement son propre avantage. La théologie mystique ne connaît pas « l’égoisme du salut ». L’homme est responsable envers toute la création: il doit la ramener a Dieu, par la pensée. La création, comme l’avait enseigné saint Paul, aspire a la délivrance; pour ce faire, les créatures, qui souffrent d’etre isolées les unes des autres, doivent etre rassemblées dans l’intellect. « Homme, tout t’aime: tout se presse autour de toi: tout court a toi afin de parvenir a Dieu »50.

Enfin c’est vis-a-vis de Dieu que l’homme est responsable. Si Dieu, en créant, s’implique dans l’acte créateur, il se perd dans sa création pour se retrouver dans son Image, c’est-a-dire dans l’homme divinisé, devenu « Fils ». « O chose incompréhensible! Dieu s’est perdu lui-meme, et c’est pour cette raison qu’il veut renaître en moi »51. Tel semble etre l’apport de J. Scheffler a la mystique néoplatonicienne: l’idée que Dieu n’est pas sans l’homme, et que, pour cette raison, la dignité de l’homme est infinie. « Rien ne me semble élevé: Je suis la chose la plus élevée, parce Dieu lui-meme, sans moi, est a lui-meme peu de chose »52. Ainsi Dieu ne se réalise que dans l’homme, en « sautant de son trône » (I 202), pour se contempler en lui: « Je porte l’image de Dieu: s’il veut se contempler, cela ne peut avoir lieu qu’en moi, et en ce qui me ressemble »53.

Telle est la fonction de l’homme dans « l’économie » divine. Autant chez Jean Scot Erigene que chez Maître Eckhart et Angelus Silesius, Dieu est l’homme ne constituent pas deux entités distinctes extérieures l’une a l’autre, mais Dieu se différencie en lui-meme pour lever éternellement cette différence. Il se retrouve, ou plutôt il se trouve lui-meme, dans l’homme, son image, comme l’Un et le Tout.


(*) Chercheur a l’Institut Roumain de Philosophie.

35 Athanase d’Alexandrie, « Sur l’Incarnation du Verbe », § 17, trad. C. Kannengiesser, Paris, 1973, pp. 325-327. Nous soulignons.

36 Ce texte a été édité dans la Patrologie latine dont le volume 122 contient les ouvres d’Erigene. Nous citons d’apres la pagination de cette édition, qui se trouve en marge de toutes les éditions et traductions contemporaines. L’édition la plus récente, malheureusement incomplete, accompagnée d’une traduction anglaise, est celle de Sheldon-Williams: Ioannis Scotti Eriugenae Periphyseon, vol I-III, Dublin, 1968, 1972, 1981. Les trois premiers livres viennent d’etre traduits en français par F. Bertin: De la Division de la Nature, Paris, 1995. Cette traduction est précédée d’une bonne introduction (avec bibliographie). L’unique traduction récente et complete du Periphyseon est celle, anglaise, de J. O’Meara: Eriugena, Periphyseon, Montréal, 1987.

37 Maître Eckhart, Le Commentaire de l’Evangile selon Jean. Le Prologue, trad. et notes A. de Libera, E. Wéber, E. Zum Brunn, Paris, Cerf, 1989, § 194, p. 353.

38 Maître Eckhart, Le Commentaire de la Genese précédé des Prologues, trad. F. Brunner, A. de Libera, E. Wéber, E. Zum Brunn, Paris, Cerf, 1984, § 5, p. 245-247.

39 Sermon 44, dans: Maître Eckhart, Dieu au-dela de Dieu. Sermons XXXI a LX, traduits et présentés par G. Jarczyk et P.-J. Labarriere, Paris, 1999, p. 99.

40 Sermon 16 b, dans: Maître Eckhart, L’étincelle de l’âme. Sermons I a XXX, traduits et présentés par G. Jarczyk et P.-J. Labarriere, Paris, 1998, p. 163.

41 Sermon 9, dans: Maître Eckhart, Traités et sermons, traduction, introduction, notes et index par Alain de Libera, Paris, 1993, p. 278-279.

42 De anima, 431 b, 20-21.

43 Car Dieu est lui-meme le Tout: « Dieu est Tout et est Un » (Sermon 21, trad. Jarczyk-Labarriere, p. 208). Un peu plus haut, Eckhart affirme que « l’âme est toutes choses ».

44 Sermon LVI de l’édition Pfeiffer; trad. A. de Libera, p. 388. Ce sermon n’a pas été authentifié par Quint qui, comme on le sait, n’a pas achevé son édition. Mais meme si ce sermon n’est pas d’Eckhart, l’on ne saurait douter que les idées qu’il exprime soient eckhartiennes.

45 Idem, p. 389. Dans sa note, A. de Libera renvoie au sermon 22, dont il traduit ce passage: « Nous sommes un Fils unique que le Pere a engendré éternellement. Lorsque le Pere engendra toutes les créatures, il m’engendra, je sortis de lui avec toutes les créatures, mais je demeurai pourtant intérieurement dans le Pere » (p. 505). Le « demeurer », qui coexiste avec la « sortie », ne rend pas le retour inutile, il est plutôt la condition du retour. Enfin de meme que je « sors » de Dieu avec toutes les créatures, de meme je « reviens » en lui avec elles toutes.

46 Si l’on veut se faire une idée du contenu des écrits de Weigel, l’étude d’Alexandre Koyré, Mystique, spirituels, alchimistes du XVIe siecle allemand, Gallimard, 1971. Pour Weigel, écrit Koyré, « Dieu est l’essence derniere de toute chose (Wesen aller Wesen) et l’etre de tout etre » (p. 167, note 1).

47 Angelus Silesius, Pelerin chérubinique (édition bilingue), traduit par H. Plard, Aubier, Paris, 1946, « Avertissement au lecteur », p. 55 (traduction légerement modifiée). Une excellente traduction du premier livre, par Ioana Pârvulescu, a paru récemment en roumain, Humanitas, 1999 (recensée par Vlad Alexandrescu, Observatorul cultural, nr. 5, p. 15).

48 Peler. cher., II 30:

Mensch werde wesentlich: denn wann die Welt vergeht,
So fällt der Zufall weg, dass wesen dass besteht.

49 Ibidem, I 191.192:

Wer selbst nicht alles ist, der ist noch zu geringe,
Dass er dich sehen soll Mein Gott und alle dinge. /
Mensch allererst wenn du bist alle Dinge worden,
So stehst du in dem Wort, und in der Götter Orden.

50 Ibidem, I 275:

Mensch alles liebet dich: um dich ists sehr gedrange:
Es laufet alles zu dir, dass es zu Gott gelange.

La note de H. Plard n’est pas dépourvue d’intéret: « L’homme est le rédempteur du monde, vieille idée mystique, qui, fondée sur Romains 8, 19-21, pourrait etre suivie a travers la tradition spirituelle allemande, de Maître Eckhart a Novalis, cf. Eckhart: Sermon sur Matthieu 10, 28: ‘Toutes les créatures se pressent vers leur perfection supreme; toutes fuient de leur existence dans leur essence; toutes se portent dans ma raison pour devenir rationnelles en moi: Moi seul prépare toutes les créatures a Dieu’, repris par Czepko: ‘L’âme est faite de toutes choses, puisqu’elle est capable de comprendre toutes choses. C’est pour cette raison que les créatures se portent dans l’âme, pour etre rationnelles, parce qu’elle prépare toutes choses et les précipite dans la quiétude de laquelle elles se sont écoulées » (p. 363).

51 Ibidem, I 201:

O Unbegreifflichkeit! Gott hat sich selbst verloren,
Drumb wil er widerumb in mir seyn Neugeboren.

Une idée semblable se retrouve chez Rilke: O du verlorener Gott! Du unendliche Spur! / Nur weil dich reissend zuletzt die Feindschaft verteilte,/ sind wir die Hörenden jetzt und ein Mund der Natur » (Die Sonette an Orpheus, I, XXVI).

52 Ibidem, I 204:

Nichts dünkt mir hoch zu seyn: Ich bin dass höchste Ding,
Weil auch Gott ohne mich Ihm selber ist gering.

53 Ibidem, I 105:

Ich trage Gottes Bild: wenn er sich wil besehen,
So kan es nur in mir, und wer mir gleicht, geschehen.