Le critique d’art américain Clement Greenberg (1909-1994) est une figure a la fois mythique et controversée. Bien que la majeure partie des théories artistiques de la premiere moitié du XXe siecle développa un point de vue moderniste et que des critiques anglais, notamment Roger Fry et Clive Bell, employaient alors l’analyse formelle, aux Etats-Unis c’est a lui qu’on attribue la formulation canonique du modernisme et c’est aussi lui qu’on associe habituellement au formalisme. De la fin des années quarante au début des années soixante-dix il a été la figure dominante de la scene critique américaine: sa théorie moderniste a dépassé le cadre particulier de sa propre production critique et la quasi-totalité de la critique d’art, formée a son école, déterminera sa position par rapport a lui. Mais certains aspects de cette théorie et surtout sa méthode, censée rejeter toute interaction de la réalité et de l’art et se limiter a une analyse exclusivement formelle, ont été objet de controverses et la cible des attaques des autres critiques.
Pourtant, on peut se demander si la méthode greenbergienne peut etre completement identifiée au formalisme. L’investigation va commencer par questionner l’image d’un Greenberg tout-formaliste: quelles sont les justifications et les fonctions des formes artistiques selon le critique américain? A-t-il assigné aux facteurs historiques et sociaux un rôle dans l’explication et l’appréciation de l’art? Quels sont les criteres du jugement de valeur: sont-ils strictement immanents ou fut-il intervenir aussi des criteres extra-artistiques?
Les réponses sont variables et ne convergent pas vers une formule unique de la méthode greenbergienne. Alors, on doit reconstituer l’ensemble de ses stratégies critiques, trouver la place que le formalisme détient dans cet ensemble et déterminer ses significations. Mais en dépit du style analytique et hautement lisible de la critique greenbergienne, une telle entreprise n’est pas facile. La difficulté tient a la fois a la répugnance de Greenberg d’expliquer sa position critique et aux glissements divers qu’il a opéré dans ses textes. Son attitude envers le formalisme est ambiguu: s’il trouvait que le terme lui-meme, emprunté a une certaine pratique de l’avant-garde russe, prenait des connotations péjoratives dans la langue anglaise et dénonçait par suite sa vulgarité intellectuelle, il affirmait toutefois « la nécessité du formalisme », qui devait poser les termes du modernisme et servir a le définir.151 D’autre part, sa pensée n’a pas évolué de façon linéaire, systématique, mais par ajustements successifs, révisions et adaptations. Dans l’anthologie Art et culture (1961) qui réunit des articles publiés pendant les années 1939-1960 dans plusieurs revues (dont certaines partageaient des vues politiques radicales) il livrait au public non seulement des versions ajoutées et parfois tres révisées, mais écartait beaucoup d’autres textes. L’introduction rétrospective d’une perspective logique cohérente et adoucie du point de vue idéologique a engendré une distorsion de sa position en faveur du formalisme. En réalité, dans les milieux intellectuels qu’il fréquentait pendant les années trente et quarante, la culture et l’art étaient considérés comme des arenes idéologiques et ses articles n’ont pas négligé le contenu de l’art ou sa capacité a affecter sa base sociale et politique.152
Pour ces raisons, l’examen de la méthode critique de Greenberg doit prendre en considération l’évolution de sa théorie et de ses fondements philosophiques, ainsi que le réseau polémique et le contexte historique dans lesquels celle-ci s’est précisée.
Son parcours comprend plusieurs étapes: celle d’avant-guerre, illustré par l’essai « Avant-garde et kitsch » (1939); celle du milieu des années quarante jusqu’au début des années soixante, pendant laquelle une théorie générale du modernisme a été progressivement constituée: ses textes capitaux ont été réunis dans le recueil Art et culture, auquel s’ajoute une de ses contributions théoriques les plus connues, « La peinture moderniste » (1961), qui constitue une sorte de rationalisation de la démarche antérieure; apres cette date, sa position aura souffert encore quelques inflexions, décelables dans les essais « Apres l’expressionnisme abstrait » (1962) et « L’abstraction post-picturale » (1964).
Pendant ces trois périodes, la position de Greenberg s’est élaborée a travers des multiples confrontations artistiques et politiques: (I) l’opposition de l’abstraction et de la figuration, manifestée dans deux variantes: avant-garde versus kitsch, qui correspond a un affrontement politique a l’extreme gauche américaine, et gout moderne versus gout ancien, dans un contexte ou l’engagement politique de l’avant-garde était considéré comme une menace contre la stabilité de la société capitaliste; (II) la rivalité entre le modernisme américain et le modernisme « classique » français, qui correspond a un contexte différent, celui de l’expansionnisme économique et politique de l’Amérique d’apres la guerre; (III) un conflit a l’intérieur meme du modernisme américain: l’abstraction post-picturale versus l’ancien expressionnisme abstrait et les nouvelles tendances artistiques minimales et Pop, qui correspond a la redistribution des positions dominantes du champ artistique américain. Ces trois types de confrontations offrent les cadres a l’analyse du fonctionnement de la méthode greenbergienne, puisqu’elles permettent de l’articuler au contexte et d’en saisir les constantes et les modulations.
La méthode de Greenberg rend inséparable la notion de l’art et la théorie implicite de l’histoire autour desquelles celle-ci s’articule. Son évolution suit un double passage: de l’exaltation de la participation sociale de l’art et des vertus critiques-subversives de la forme artistique a une théorie prônant le retranchement de l’art dans sa propre sphere de compétence et le purisme de l’auto-critique; d’une histoire « lourde » qui enferme et détermine les formes artistiques a une histoire intégrée a l’art comme facteur interne. Ce passage théorique correspond au changement de ses fondements philosophiques et de ses options politiques: le glissement de Marx a Kant (découvert au milieu de la guerre, en 1942) et la conversion de l’engagement politique d’extreme gauche en apolitisme.
Tous ces facteurs font qu’au centre de la démarche critique de Greenberg se retrouvent quelques contradictions ou tensions entre deux pôles, dont certaines subsistent tout le long de sa carriere, faute d’etre résolues en faveur d’un d’entre eux. On y trouve ainsi:
i) une tension entre l’acceptation de déterminations externes des formes artistiques et l’affirmation de plus en plus poussée d’un seul principe évolutif immanent, qui le mene finalement a analyser et apprécier les ouvres exclusivement en termes de logique artistique interne; en outre, a l’intérieur meme de cette stratégie formaliste s’ajoute une autre tension due a la tentative menée apres 1961 de substituer une conception cyclique d’inspiration wolfflinienne a l’ancienne conception linéaire du développement de l’art.
ii) une dualité entre son aspiration scientifique a l’objectivité et la place accordée a la subjectivité, a l’intuition et a la spontanéité du jugement esthétique, qui fait que ses choix reposent sur un mélange d’objectivité et d’arbitraire.
iii) une tension entre l’empirique, le descriptif, et le normatif, le prescriptif; finalement, son démarche critique glissera petit a petit du niveau historique et descriptif (« cela s’est passé ainsi ») au niveau transhistorique et prescriptif (« cela doit se passer ainsi »).
A travers tous ces changements, il y a trois constantes dans son activité: l’effort de tracer les frontieres entre l’art et la vie, ainsi que les limites de chaque art; le rangement du probleme de la qualité au centre de la démarche critique; la légitimation de l’abstraction ou, plutôt, de sa supériorité – ce qui change, c’est la maniere selon laquelle la supériorité de l’abstraction est justifiée: par son caractere critique, par sa conformité avec l’essence de l’âge moderne et, finalement, par sa correspondance a la spécificité de l’art.
I. Le premier cadre: l’affrontement abstraction – figuration
A. L’opposition de l’avant-garde et du kitsch.
C’est la partie de la critique de Greenberg qui date, puisque engagée dans un débat dépassé et trop soumise a des options politiques et a une philosophie (marxiste) qu’il aura lui-meme abandonné. Son analyse permet toutefois d’esquisser le point de départ de sa démarche et de poser deux problemes: celui du caractere critique de l’abstraction et celui du fondement du jugement de gout.
Comme l’a montré Serge Guilbaut, pendant les années 1936-1938 le champ artistique américain, fortement politisé et dominé par l’engagement communiste, s’est restructuré suivant les lignes de force du débat entre les partisans (staliniens) du réalisme socialiste et les partisans (trotskistes) de l’avant-garde formaliste. La question qui se posait alors était comment préserver les expériences formelles issues de l’avant-garde tout en encourageant les artistes a exprimer leur conscience sociale, et un des réponses fut la réévaluation de l’abstraction comme instrument critique.153
L’essai « Avant-garde et kitsch », publié en 1939 dans Partisan Review, doit etre compris dans ce contexte. Greenberg a apporté sa propre touche au débat en le déplaçant vers le probleme de la qualité. Selon lui, l’urgence était de maintenir le niveau élevé de l’art, de continuer a faire évoluer la culture. A part l’utopique changement global de la société, une autre solution apparaissait comme inévitable pour sauver la qualité de l’art: le détachement de la société, l’élimination du contenu et, par cela, la raréfaction et l’élévation de l’art « a l’expression d’un absolu ou toute contingence et toute contradiction seraient soit résolues soit sans objet ». C’est-a-dire, la voie formaliste déja adoptée par l’avant-garde européenne.154
Le travail critique de l’avant-garde artistique devait donc etre dirigé vers l’intérieur, sur son propre médium, comme unique condition de la qualité. Pour cette raison, Guilbaut considere cet article comme un élément important de ce qu’il appelle « le processus de de-marxisation de l’intelligentsia américaine ». Greenberg y aurait rompu l’équilibre délicat que Trotski, Breton et Schapiro essayaient de maintenir entre l’art et la politique: tout en conservant certaines analyses et un vocabulaire marxiste, il aurait formulé les bases théoriques d’une position moderniste « élitiste », que certains artistes poursuivaient déja depuis 1936.155
Pourtant, il n’y a pas encore chez Greenberg une vraie rupture entre l’art et la politique, puisque selon lui cette critique artistique immanente demeure subversive du point de vue socio-politique: d’une part, la critique de l’art traditionnel va de pair avec la mise en question de l’ordre social (qui est d’ailleurs sa condition de possibilité); d’autre part, la qualité serait en elle-meme une menace pour le capitalisme.156 Donc, il ne s’agit pas d’une simple question de vocabulaire, mais des options philosophiques et politiques qui marquent fortement sa conception sur l’art. L’opposition de l’abstraction et de la figuration prend dans cet article la forme d’une opposition, fondée sur le conflit des classes sociales, entre l’avant-garde et le kitsch.
Ceux-ci sont deux phénomenes culturels corrélatifs mais antithétiques, dont le statut, les moyens et les fins sont nettement opposés. L’art formel/abstrait de l’avant-garde est un art authentique, innovateur et nécessairement difficile. Au contraire, le kitsch – le réalisme soit académique soit populaire, rudimentaire et commercial (les images publicitaires, les chromos, les couvertures de magazines, les bandes dessinées, etc.) – est un faux art: il est mécanique et fonctionne par formules, fournissant un plaisir immédiat, sans effort, non réfléchissant. Ces deux types de produits culturels sont opposés surtout dans leurs statut et fonctions. Le kitsch gomme la différence entre l’art et la technique ou la vie, transpose et édulcore la nouveauté apportée par l’avant-garde; il est voué au divertissement et peut etre utilisé comme un bon instrument de propagande. Au contraire, l’art d’avant-garde est autonome, distinct de la vie ou de la technique et, par suite, échappe aux conventions de l’activité utile. Son statut est toutefois paradoxal: l’art abstrait est « innocent », dans le sens qu’il ne permet pas d’y glisser une propagande efficace; néanmoins, comme nous l’avons vu auparavant, il demeure un art subversif. En dépit d’une certaine distance qu’il a pris a l’égard de la position révolutionnaire, Greenberg déduisait la supériorité d’une forme d’art – celle formelle, en l’occurrence – de son caractere critique.157
Ca veut dire qu’il partageait l’idée selon laquelle les valeurs esthétiques ne peuvent pas etre envisagées indépendamment de leur pertinence sociale (meme si celle-ci est « négative »). L’art d’avant-garde était considéré comme un moyen de résistance a la fois face a un art partisan subordonné aux slogans et au discours dogmatique du Front uni contre le fascisme et a la standardisation, au caractere répétitif de la culture de masse devenue « marchandise ». D’apres Saul Ostrow, chez Greenberg cette résistance n’est plus définie comme un anarchique processus de négation, mais comme une pratique visant a préserver la qualité de l’art a travers un incessant combat pour affirmer sa spécificité et pour le définir dans un esprit d’autocritique. Ainsi, il serait donné un sens positif au renoncement au métier et aux méthodes traditionnelles: les artistes d’avant-garde rejetteraient seulement ce qui est banal et non-essentiel, réintégrant et sauvant la tradition.158
Il y a dans l’article « Avant-garde et kitsch » un autre theme important: la distinction entre l’art et la vie/la technique, « entre les valeurs qu’on trouve dans l’art seul et les valeurs qu’on peut trouver ailleurs ». Cette distinction est censée fonder le consensus sur ce qui est bon ou mauvais en art. Au premier regard, il semble qu’on retrouve ici l’universalité d’un jugement de gout fondé sur une distinction purement esthétique. Pourtant, chez Greenberg cette universalité n’est pas une universalité de type kantien, mais plutôt une demi-universalité: le consensus est a trouver seulement parmi « les couches les plus éclairées de l’humanité »; en outre, il ne repose pas sur une distinction esthétique, mais sociale. Il y a un fossé radical entre le mauvais et le bon gout qui reproduit le clivage entre le mauvais et le bon art, correspondant a son tour au clivage social entre « la grande masse des exploités et des pauvres, donc des ignorants » et « la minorité des puissants, donc des personnes cultivées ».159 Finalement, a cette époque, il faisait reposer le conflit des formes artistiques et le jugement de gout sur une distinction sociale: la lutte des arts et des gouts n’est que la sublimation de la lutte de classe, la référence obligatoire de la vulgate marxiste.
B. Gout moderne versus gout ancien.
Vers la fin des années quarante, on peut constater un changement d’attitude chez Greenberg: il met entre parenthese toute implication politique de l’art, sans renoncer pour autant a le rapporter aux autres niveaux de la réalité extra-artistique. L’opposition de l’abstraction et de la figuration prend la forme d’un conflit des expériences, sensibilités et gouts anciens et modernes. Comment expliquer cette mutation doctrinaire ?
D’abord, c’est l’effet d’un tout autre contexte politique et idéologique. Comme l’a montré Guilbaut, l’émergence d’une critique apolitique tout comme le désengagement des artistes américains a été incité par les déceptions politiques et l’émergence de nouvelles conditions sociales, en particulier la disparition de toute base révolutionnaire, favorisant l’apparition d’un nouveau marché privé et l’américanisation du public d’art. D’autre part, elle semble etre une réponse a la présence et a la brutalité de la guerre froide, donc un phénomene d’autocensure dérivant du traumatisme « McCarthy ». Ainsi, sur le plan idéologique, les années cinquante ont apporté la fin de l’illusion avant-gardiste et la séparation de l’art et de la politique révolutionnaire. Une maniere différente de penser le moderne s’est imposée: si a l’époque de la Dépression les artistes devaient etre marxistes et assumer une position révolutionnaire pour etre considérés comme « modernes », a la fin des années quarante l’accent était mis sur la liberté d’expression, l’importance de l’individu et la responsabilité. Cette option reflétait les valeurs correspondantes a l’idéologie dominante apres la guerre aux Etats-Unis – le nouveau libéralisme – qui plaçait la notion de liberté au centre de sa problématique et promouvait une nouvelle échelle des valeurs: l’individualisme, l’invention, le risque, l’intensité, l’assurance, la force.160 Dans le cas de Greenberg, on va retrouver cette réconciliation avec l’idéologie libérale dans la confrontation du modernisme américain et du modernisme français.
Ensuite, ce changement accompagne la conversion philosophique de Greenberg qui cesse de se référer au marxisme et a son obligatoire analyse de la lutte de classes et les remplace par une interprétation historicisante de la Critique de la faculté de juger de Kant.
Le critique américain ne devient pas pour autant kantien: il remplace l’idée de l’art comme expression du génie, a laquelle il était toujours hostile, par une présupposition historiciste: l’art est l’expression de son époque. En outre, ce qu’il fait valoir par la notion de l’époque – l’expérience, la sensibilité, le gout – et la maniere dans laquelle il les relie a la qualité donnent une teinte pragmatiste a ce postulat. Ce qui est intéressant, contredisant l’image d’un Greenberg tout-formaliste, c’est que dans plusieurs textes de l’anthologie Art et culture – « La crise du tableau de chevalet » (1948), « Du rôle de la nature dans la peinture moderniste » (1949), « Abstraction, figuration et ainsi de suite… » (1954), « La nouvelle sculpture » (1948/1958), « Paralleles byzantins » (1958) – l’émergence de l’art abstrait et l’appréciation de sa réussite esthétique sont mises en relation avec la réalité empirique et ses corrélats modernes: la sensibilité artistique suit la sensibilité générale dans son déplacement vers un gout croissant pour le concret, l’immédiat et l’irréductible; l’art abstrait transpose l’expérience moderne qui est plus directe, immédiate, littérale; en meme temps, il rejoint le nouveau sentiment de la réalité et répond au positivisme radical de la modernité.
Des catégories extra-artistiques entrent ainsi en jeu dans le jugement de valeur: la conformité ou la coincidence avec l’expérience, la sensibilité et le gout moderne devient la norme de l’activité artistique et le critere d’appréciation de la réussite esthétique des ouvres. Pour cette raison, les stratégies critiques employées par Greenberg a partir de la fin des années quarante jusqu’a la fin des années cinquante ne peuvent pas etre réduites au formalisme, entendu comme l’affirmation d’une détermination strictement immanente des formes et comme l’emploi des seuls criteres internes de jugement. L’opposition de l’art figuratif/ancien et de l’art abstrait/moderne ainsi que la supériorité de celui-ci s’édifient sur la base d’une opposition radicale entre deux époques qui partagent différents types d’expériences, gouts, sensibilités et conceptions de la réalité.
La peinture ancienne est définie comme un art représentatif, narratif et illusionniste, qui renvoie a une expérience tactile et qui aurait comme fondement la vision d’un espace qui sépare les objets, tout en le contenant. Au contraire, la peinture moderne se limite a ce qui est littéral, immédiat et positif. Son fondement est une nouvelle conception de l’espace, compris comme « objet total », comme un continuum ininterrompu qui relie les choses au lieu de le séparer, dont le correspondant artistique est la « surface-objet », aplatie et sans profondeur du tableau abstrait. Ainsi, l’abstraction s’avere etre plus qu’une simple décoration: il représente le nouveau sentiment moderne de la réalité et est le témoin du positivisme radical de l’époque moderne, c’est-a-dire de l’estompage de la distinction entre une réalité immédiate et une réalité transcendante, en faveur de la premiere, et de l’interdiction de recourir a tout ce qui n’est pas littéral.161
Cette nouvelle sensibilité moderne imprégnerait tous les domaines de la culture. Par suite, non seulement les arts visuels mais aussi l’architecture, la littérature, la musique et meme la science convergent vers un style culturel commun, le modernisme. L’unité de ce nouveau style artistique provient de son désir de pureté et d’une stratégie appelée la « réduction » moderniste: la complete dissolution du sujet en forme et le retranchement de chaque art dans les limites de son médium, dans sa propre sphere de compétence.162
En peinture, cette réduction s’est manifestée comme démarche anti-illusionniste – élimination progressive de la perspective et de la troisieme dimension – a laquelle s’ajoute l’élimination de la narration et de la figuration. Afin de suggérer cette transformation, Greenberg proposait la métaphore du passage de la peinture-« scene » a la peinture-« rideau », c’est-a-dire de la valorisation esthétique de l’effet dramatique et de la profondeur a l’élimination du sujet et de la troisieme dimension. La caractéristique de ce nouveau langage artistique ne serait pas tant l’absence d’une image reconnaissable que l’abrogation de l’illusion de la troisieme dimension. L’argument de Greenberg est intéressant, puisqu’il révele le principe de son jugement de valeur (la conformité de l’ouvre avec l’expérience et le gout modernes): bien que la figuration ne soit pas essentielle a l’art pictural, notre gout continue de l’accepter, tout au moins si elle n’enleve rien a la littéralité sensorielle et concrete de l’ouvre. En effet, il faut renoncer a la figuration seulement si elle suggere la profondeur, la troisieme dimension.163
La peinture moderniste remplace ainsi l’exploration traditionnelle de la nature par l’exploration libre du médium et dirige son attention vers les qualités physiques immédiates du tableau. Le tableau abstrait apparaît comme un rapport concret des formes et des couleurs, dénués de connotations descriptives, important comme présence physique en soi, et non pas comme le véhicule d’un équivalent imaginaire. L’expérience qu’il propose est différente de celle offerte par le tableau illusionniste: nous ne regardons plus a travers cette « surface-objet » pour saisir quelque chose qui lui serait étranger. C’est donc une expérience moins imaginaire et plus restreinte, directe, immédiate, littérale, exclusivement bi-dimensionnelle, optique et dépourvue de tout élément tactile.164
Comment cette notion de l’art – purifié, abstrait, mais correspondant a l’expérience et au gout moderne – influence-t-elle la méthode critique de Greenberg? Tout d’abord, la réponse est a chercher en ce qu’il a énoncé explicitement. Dans le recueil Art et culture, c’est surtout dans le contexte polémique de la défense de l’art abstrait contre la these de son inhérente infériorité face a l’art figuratif qu’il a formulé certaines normes de l’activité critique.
A l’occasion d’un compte rendu intitulé « Wyndham Lewis contre l’art abstrait » (1957), Greenberg refuse la condamnation a priori d’une forme d’art et le commentaire des mobiles des artistes: le jugement critique s’applique seulement aux résultats et non pas aux tendances artistiques ou aux intentions. Le rôle du critique d’art est limité a la formulation et la justification des jugements de valeur sur les oeuvres en tant que telles: le critique doit rendre compte des différences de qualité – expliquer pourquoi certaines oeuvres sont meilleures que d’autres – mais il ne doit pas procéder par a priori catégoriques.165
La meme conduite était adoptée dans l’essai « Abstraction, figuration et ainsi de suite… » (1954), ou Greenberg rejetait la these selon laquelle le figuratif est en soi supérieur et préférable au non-figuratif. Refusant l’emploi des regles a priori de jugement, il proclamait: « L’art est exclusivement une question d’expérience, et non des principes. C’est donc en premier comme en dernier ressort la qualité qui compte: tout le reste est secondaire ». Tout le reste voulait dire la présence d’une image reconnaissable et les éléments plastiques – format, couleur, qualité du pigment, dessin – considérés individuellement, avec lesquelles la qualité d’une ouvre n’aurait rien a voir. Son objectif était d’instituer l’équivalence de la figuration et de l’abstraction, autrement dit leur indifférence par rapport a la qualité: le jugement ne devait pas suivre une préférence a priori pour une certaine forme d’art. Par suite, il récusait les prescriptions qui prétendaient décider de ce qu’on peut ou non faire en art et les opposait un jugement critique fondé sur l’expérience esthétique: « Le seul critere nous autorisant a dire de certaines ouvres de Picasso ou de Mondrian, de Gonzalez ou de Pevsner, qu’elles méritent les noms de tableaux et de sculpture, c’est la réalité de notre expérience. Et nous n’avons guere plus de raison de douter de la validité de notre expérience que les contemporains de Titien n’en avaient de douter de la leur. »166
De quelle expérience esthétique s’agit-il ici? Greenberg partageait la conviction que, pour faire autorité, les jugements critiques doivent transcender le gout personnel et s’appuyer sur l’histoire: des principes objectifs entrent ainsi en jeu, car l’histoire révele un certain consensus du gout autour de ce qui est bon ou mauvais en art. Donc il ne renvoyait pas tant a l’expérience subjective du critique, génératrice d’un jugement partiel et relatif, qu’a l’expérience moderne et des modernes; et, par cela, il prétendait a l’objectivité de son jugement critique et a la validité universelle de son gout.
Dans ce point-ci, Greenberg joue a la fois sur ce qui le rapproche et ce qui le sépare de Kant. D’une part, il semble invoquer pour un jugement critique revendiqué comme empirique l’universalité et la nécessité (subjectives, évidemment) attribuées par Kant a un jugement de gout synthétique a priori. D’autre part, la forme et le fondement de ce consensus sont tout a fait différents. Alors que le philosophe allemand exigeait l’assentiment d’une humanité générique a un jugement concernant le beau et qui reposait sur l’harmonie des facultés du sujet transcendantal, le critique américain, refusant l’idée de principes transhistoriques du jugement, exigeait l’accord de la communauté des modernes a un jugement concernant la qualité, dont le fondement serait son expérience d’homme moderne. En résumé, Greenberg exigeait plus ou moins explicitement qu’un jugement critique soit tant empirique et descriptif qu’objectif et (semi))universel: la qualité esthétique n’est pas une question de principes, mais de constatation empirique; le critique doit s’en tenir a ce qu’il voit, ce dont il peut parler d’une maniere rigoureuse et désigner précisément; il doit transcender le gout personnel, rester indépendant des préjugés et ouvert a certains moyens de contrôle; enfin, il doit avoir l’accord de la communauté des modernes – au moins, celle des connaisseurs.
Une question se pose a ce point: est-ce que le travail critique de Greenberg s’est soumis aux normes qu’il a lui-meme imposé? L’analyse de ses textes montre qu’il s’est détourné d’un jugement empirique et descriptif vers des proclamations de principe et des prescriptions; d’autre part, apres la décantation d’un modernisme purifié de toute référence extra-artistique – surtout dans l’essai « La peinture moderniste » (1961) – il arrive a consacrer le triomphe absolu de la forme et a éviter d’attribuer aux ouvres d’art une signification autre qu’esthétique.
Le trajet de ce premier changement de stratégie critique est le suivant: d’abord, comme nous l’avons vu, Greenberg rejette l’idée de la supériorité inhérente de l’art figuratif sur l’art abstrait et en affirme l’équivalence; ensuite, dans le meme essai (« Abstraction, figuration et ainsi de suite… »), il énonce la these de la supériorité qualitative de facto de l’abstraction. Il prend cependant des précautions, affirmant qu’une telle assertion n’est pas un a priori catégorique, mais un jugement empirique: « L’expérience, et l’expérience seule, me fait dire (…) qu’au cours de ces dernieres années la qualité gravite de plus en plus autour de l’abstraction (…) et que le meilleur de cet art est tout bonnement le meilleur art de notre époque ».167 Pourtant, il arrive a formuler des prescriptions et interdictions concernant la pratique artistique. Ce seuil est franchi dans l’essai « La nouvelle sculpture », ou Greenberg affirme péremptoirement: « Une ouvre d’art moderniste doit en principe [n.s.] tenter d’éviter de dépendre de toute forme d’expérience qui ne soit pas étroitement circonscrite dans la nature de son médium. Cela signifie entre autres qu’il lui faut renoncer a l’illusion et a tout rapport explicite au monde. Les arts doivent [n.s.] atteindre au concret et a la « pureté » en s’interdisant de traiter de ce qui ne releve pas de leur seule identité, distincte et irréductible. »168 Ainsi, la supériorité de facto de l’art abstrait, déduite de sa conformité avec l’essence de la modernité, devient une supériorité de principe, qui tient au fait que l’abstraction correspond a l’essence, a la spécificité de l’art.
Des la fin des années cinquante, le nouveau point de vue moderniste devient un vecteur d’analyse et de jugement esthétique. Il y a deux aspects importants de la théorie moderniste qui influent sur sa méthode: son essentialisme et son historicisme.
Premierement, le jugement critique de Greenberg s’articule autour de ce qu’il appelle « la spécificité irréductible », « la limite constitutive » ou « la condition minimale » de l’art. Ceci n’est pas quelque chose de nouveau et sa démarche critique s’inscrit ainsi dans une longue tradition qui fonde ses jugements sur l’idée d’une essence de l’art. Pourtant, la différence surgit alors qu’il détermine cette essence: si la peinture apparaissait depuis la Renaissance comme « une surface couverte des lignes et des couleurs », cette formule n’ignorait pas son contenu ou sa fonction représentative; en revanche, pour le critique américain, dont l’effort théorique repose sur les pratiques de l’avant-garde, le médium ou les moyens d’expression – surfaces, formes, couleurs, espaces – constituent en eux-memes les conditions suffisantes de l’art. Comme il l’écrit dans l’essai « La peinture moderniste » (1961), l’essence ou le domaine propre de chaque art coincide avec tout ce que la nature de son médium a d’unique et qu’il ne partage pas avec aucun autre art: dans le cas de la peinture, ce serait la surface plane ou la planéité.169 N’importe quoi est donc accepté comme peinture, a la condition que ce « n’importe quoi » respecterait la convention essentielle de la planéité: c’est elle qui sépare une ouvre d’art d’un objet arbitraire. Cette assimilation de la planéité a l’essence irréductible de la peinture a des lourdes conséquence pour le jugement critique. Pour l’instant, Greenberg ne fait pas une distinction explicite entre les normes de la peinture et les criteres de la bonne peinture: les premieres sont rabattues sur les deuxiemes. Ainsi, la planéité fonctionne a la fois comme critere d’appartenance d’un certain objet a la peinture et comme critere de qualité.
Cette essence de l’art n’est pas immuable, mais historique. Deuxiemement, le formalisme de Greenberg repose sur une conception linéaire, cumulative et évolutionniste de l’histoire, autrement dit sur l’idéologie du progres (d’origine marxiste). Mais, cette fois-ci, l’histoire est vidée de son contenu: l’autonomie relative de l’art devient autonomie absolue, car l’histoire y est intégrée comme facteur interne. Par conséquent, l’histoire de l’art apparaît comme le déploiement d’une logique inflexible, comme l’évolution nécessaire de chaque art vers son essence distincte et irréductible. Dans l’essai « Peinture a l’américaine » (1955/1958), elle prend la forme d’une loi générale, selon laquelle les conventions non essentielles a la viabilité d’un moyen d’expression soient rejetées aussitôt reconnues. Ainsi, le modernisme est identifié a un processus d’auto-purification, de réduction de l’art a son essence vitale (viable essence).170
Quelques années plus tard, dans l’étude « La peinture moderniste », Greenberg reprend et résume cette théorie générale de l’art. Le modernisme y est assimilé a une grande tendance historique et culturelle dont l’origine remonte a Kant et qui consiste dans l’intensification de l’auto-critique. Le modele de l’activité artistique est trouvé dans la stratégie critique kantienne: de meme que Kant utilisa la logique pour critiquer la logique et lui assigner des limites, les peintres se sont servis de la peinture pour critiquer la peinture et tâcher de fixer les limites de son langage et de ses compétences. Le rôle de l’autocritique devient d’éliminer, dans une forme d’art, tous les effets empruntés a une autre forme d’art. C’est a cette purification que chaque art doit sa qualité et son indépendance: finalement, « pureté » et « auto-définition » sont équivalentes.171
En résumé, le modernisme artistique apparaît comme une entreprise autocritique de purification et réduction a l’essence. Selon Greenberg, cette tendance autocritique de l’art: 1) s’exerce d’une maniere spontanée, a peine consciente et immanente a la pratique; 2) s’inscrit dans la continuité intelligible du gout et de la tradition; 3) n’est pas subversive. Cette conversion de doctrine a eu d’importantes conséquences pour sa méthode.
En premier lieu, l’historicisme immanent adopté par Greenberg a renforcé son ancienne tendance a minimiser la personnalité et les intentions de l’artiste, qui n’exprime pas sa volonté individuelle, mais incarne la logique immanente a l’histoire de l’art: l’artiste semble préoccupé seulement par la solution de problemes formels internes par rapport a des antécédents historiques. C’est la que Greenberg est vraiment formaliste: le rôle du critique consiste dans le dépistage de cette logique qui assure le développement formel des ouvres; et, toute ouvre étant déterminée par la logique interne de son médium, elle devait etre jugée seulement selon des criteres fournis par cette logique interne. C’est aussi le point qui a soulevé les plus fortes critiques de ses adversaires ou de ses anciens disciples. Leo Steinberg considere ce modele d’évolution artistique comme un « modele technologique »: la peinture moderne apparaît comme une technologie évolutive a l’intérieur de laquelle, a tout moment, des tâches spécifiques requierent des solutions; l’artiste, promu ingénieur et technicien de la recherche, ne devient important que dans la mesure ou il se présente avec des solutions au bon probleme; les criteres de la critique formaliste seraient donc dominés par l’image d’une efficacité de caractere industriel.172 A son tour, Rosalind Krauss a dénoncé la « mythologie historiciste » de Greenberg, c’est-a-dire la structuration de l’art sur une armature perspectiviste – la perspective temporelle de l’histoire – pensée comme « objective », au-dessus des exigences de la sensibilité et des contingences de l’idéologie. D’apres Krauss, l’histoire que la critique greenbergienne prend pour une donnée absolue et universelle n’est en réalité qu’un point de vue comme les autres et qui, d’ailleurs, ne fonctionne plus correctement pour rendre compte des développements les plus récents de l’art préoccupé par la relation directe entre l’observateur et les données perceptibles extérieures qui lui sont proposées.173 En deuxieme lieu, a l’intérieur de cette logique historique Greenberg ne privilégie plus la rupture, mais la continuité: « Rien ne pourrait etre plus éloigné de l’art authentique de notre époque que la notion de rupture de la continuité. Entre bien d’autres choses, l’art est continuité. » Ce que continue la peinture moderniste est la direction anti-sculpturale de la peinture ancienne; la seule différence tient au fait que cette « résistance au sculptural » n’est plus poursuivi au nom de la couleur (comme c’était le cas de la Venise au XVIeme siecle et de l’Espagne, de la Belgique et de l’Hollande au XVIIeme), mais au nom de l’expérience optique, pure et littérale.174 La conséquence de cette orientation obligatoire de l’art est que la critique formaliste ignore ou rejette tout ce qui ne s’inscrit dans le continuum de cette logique historique.
En troisieme lieu, la révision concerne les fonctions attribuées a l’art moderniste: Greenberg cesse a se réclamer explicitement de projets politiquement révolutionnaires, la visée critique-subversive de l’art laissant place au purisme de l’autocritique. Ce passage de la critique a l’autocritique et de la subversion a la consolidation de la culture est entériné par la définition générique du modernisme fourni dans l’étude « La peinture moderniste »: « L’essence du modernisme c’est d’utiliser les méthodes spécifiques d’une discipline pour critiquer cette meme discipline, non pas dans un but de subversion, mais pour l’enchâsser plus profondément dans son domaine de compétence propre. » D’apres cette nouvelle définition, le modernisme artistique est présenté comme un phénomene apolitique qui n’est « subversif » que sous un seul aspect: il met a l’épreuve toutes les théories sur l’art en les jugeant par rapport a leur mise en pratique, a leur expérience artistique.175 En fait, déja dans l’essai « Peinture a l’américaine » (1955/1958), apres avoir énoncé la loi générale du modernisme artistique – l’élimination des conventions non essentielles de l’art – Greenberg ajoutait avec précaution: « Il est acquis, j’espere, que ces conventions sont minutieusement remises en question non dans un but révolutionnaire, mais pour maintenir le caractere irremplaçable de l’art et renouveler sa vitalité face a une société encline a tout rationaliser. »176
Dans ce cadre (l’opposition abstraction – figuration), la supériorité de l’abstraction a été successivement justifiée par son caractere critique, par sa conformité avec l’essence de l’âge moderne et par sa correspondance a la spécificité de l’art. Parmi ces stratégies critiques, seulement la légitimation de l’abstraction par la notion de la spécificité de l’art, accompagné par la mise entre parenthese de toute implication socio-politique de l’art, peut-etre considérée comme formaliste.
II. Le deuxieme cadre: le modernisme américain versus le modernisme français « classique »
Des la fin des années quarante, dans une bonne partie de son activité critique Greenberg tend a confronter deux versions du modernisme: le modernisme français « classique » et le nouveau modernisme typiquement américain. Dans cette démarche, le critique américain pose a nouveau le probleme de la qualité comme probleme central. Mais, au-dela de la réussite esthétique des ouvres, le vrai enjeu est de définir et d’imposer une nouvelle échelle des valeurs artistiques, donc de faire de l’art américain le mouvement dominant du champ pictural désormais international.
L’essentialisme et l’historicisme autour desquels s’articule sa théorie moderniste sous-tendent aussi son jugement critique: les criteres de la qualité sont a la fois esthétiques (liés a l’essence de l’art) et historiques (le rôle des ouvres dans l’accomplissement de cette essence, dans l’avenement du style contemporain – l’abstraction totale américaine).
Les concepts susceptibles de décrire et d’élucider les ouvres sont, d’abord, des concepts plastiques appartenant a ce que Greenberg définissait comme les normes essentielles de l’art de peindre: la surface, les propriétés du pigment et la forme du support. Il s’agit des aspects physiques de la peinture – forme, ligne, trace, contour, texture, couleur, tons, valeurs, contrastes, rythmes, fond, plans, masses – auxquelles s’ajoutent, apres l’année 1961, des nouvelles catégories comme zones, aires, champs, champs-couleurs. En tant que catégories descriptives, ces aspects physiques sont proclamés neutres du point de vue de la qualité esthétique. Mais, déja a ce niveau prétendu purement descriptif, leurs attributs introduisent des distinctions de qualité. Ainsi, la planéité, l’ouverture, la clarté, la vivacité, la fraîcheur, l’immédiateté, la littéralité de la surface sont les marques de la réussite esthétique, tandis que la profondeur, la fermeture de la surface et son confinement sont quelque chose de mauvais. Du point de vue compositionnel et chromatique sont privilégiées les valeurs « viriles » de la puissance, la rigueur, la discipline, la force, l’intensité et la liberté de la couleur. Le format du tableau détient lui aussi le statut d’important facteur esthétique. Greenberg privilégie le format immense de la toile, la grandeur, qui joue un double rôle: d’une part, permet d’échapper au rectangle fermé du tableau comme limite et, par-la, d’échapper a la notion d’ « objet de luxe » qui est attachée au tableau de chevalet (on trouve ici un exemple du rôle critique attribué a la forme); d’autre part, garantit la pureté et l’intensité du ton qui sont nécessaires pour suggérer un espace indéterminé.177
Les criteres de la qualité sont donc, en premier lieu, des criteres visuels: l’effet ou l’impact visuel des ouvres sur le spectateur. Dans le jugement critique, l’opposition de l’expérience visuelle et de l’expérience tactile est maintenue de telle sorte que les notions liées au visuel ont en général des connotations positives, tandis que les notions liées aux autres sens, surtout au tactile (comme poli, suave, onctueux, doux) ont toujours des connotations négatives. De meme, Greenberg déprécie les valeurs associées a la faiblesse: la sensiblerie, la douceur, le lyrisme, la joliesse.
Ensuite, la qualité est jugée dans les termes de l’antinomie du progres et du déclin. La position historique dans la ligne du progres vers l’abstraction totale devient ainsi un critere de jugement esthétique. De la découlent deux stratégies critiques circulaires.
D’une part, l’artiste contemporain est apprécié par rapport a sa contribution au mouvement de l’art dans son ensemble, a son avance dans la recherche de l’essence de l’art, qui est mesurée a l’aune de ceux qui l’ont précédé. D’ou la fonction cardinale que Greenberg attribue aux valeurs comme l’expérimentation, l’originalité, l’innovation, entendues comme exploration et élargissement des possibilités du médium (qui sont des facteurs essentiels dans l’exaltation suscitée par l’art) et comme provocation du gout acquis.178 Ce dernier sens attribué a l’originalité implique la soumission de l’art a deux principes antinomiques, puisqu’il doit a la fois etre conforme au gout de son temps et menacer les habitudes du gout.
D’autre part, toute la tradition de l’art moderne est révisée a la lumiere des directions les plus récentes: les artistes sont appréciés a la lumiere de ce ils prophétisent, dans la mesure ou ils annoncent le futur. Pour cette raison – et en contradiction potentielle avec sa these selon laquelle l’auto-définition de l’art s’exerce d’une maniere a peine consciente – Greenberg hausse la vision d’un artiste (le sens claire de la direction, la saisie de la logique picturale qui agit dans l’histoire) au rang de critere d’appréciation esthétique. Chez les artistes américains, cette vision prend la forme d’une conscience presque messianique de la nécessité de rattraper leur retard sur l’art français et d’apporter une contribution a la marche de l’art vers l’accomplissement de son essence (ça veut dire aussi dépasser le destin provincial et s’installer dans la « centralité » de l’art).179
Dans cette logique, les maîtres européens de l’art moderne sont valorisés en tant qu’ils anticipent le style contemporain américain. Par exemple, Greenberg apprécie: la littéralité presque abstraite, la composition sur la surface et l’échelle monumentale du tableau chez Monet; la spontanéité et l’ampleur de l’exécution chez Renoir; la planéité de la surface, l’équilibre des forces et l’ajustement des moyens aux fins chez Cézanne; l’attention portée aux qualités physiques immédiates de la peinture chez Picasso; la vigueur et la puissance chez Léger; la rudesse, la fraîcheur, la pureté, mais aussi la force et la discipline chez Chagall.180
En revanche, le critique américain rejette tout ce qui dans l’art moderne n’est pas conforme a son idée de l’art et a sa logique intrinseque. Il accuse la manque d’un sens clair de la direction (chez Lipchitz), la stagnation ou, pire, le retour en arriere vers le figuratif, l’illusion de la profondeur et les associations tactiles (chez Picasso, qui accorde une fonction illustratrice a la planéité et se contente d’un espace serré, et chez Kandinsky, qui persiste dans l’illusion de l’espace tridimensionnel et évoque des paysages dans l’art abstrait). En termes plus généraux, ce que refuse Greenberg c’est l’esthétique de « l’objet fini » qui privilégie l’aspect poli de l’ouvre et l’élégance de la surface, ainsi que l’esthétique hédoniste dirigée par le principe du plaisir (pensé en termes d’illustration chez les surréalistes ou comme ivresse des couleurs délectables chez Matisse, Picasso, Braque et Bonnard).181
Aux anciennes valeurs du polissage, de la finition et au plaisir qu’on peut y trouver, le critique américain oppose les nouvelles valeurs de la fraîcheur liée a la visualité pure, de l’imprévu et du non-fini: c’est-a-dire, une esthétique de l’innovation et du processus qui supprime les présupposés de l’illusionnisme et de la représentation et offre a l’attention du spectateur la genese et le proces de l’ouvre d’art. Les nouvelles qualités que vante Greenberg chez les artistes américains sont l’énergie, la force, l’audace, la vitalité, la vigueur, la fermeté, l’ambition, la spontanéité, l’inventivité, la créativité. En termes généraux, on peut dire qu’il oppose un modernisme hédoniste, pessimiste, décadent et féminisé – qui est celui de l’art européen – et un modernisme ascétique, optimiste, vertigineux et virile, qui est surtout celui de l’art américain.182 Il esquisse ainsi une vision du moderne ou l’Amérique succéderait a l’Europe et, en meme temps, arrive a réconcilier l’idéologie de l’avant-garde et l’idéologie libérale de l’apres-guerre.183
L’émergence de la nouvelle forme d’abstraction est analysée dans l’essai « Peinture a l’américaine », ou elle prend la forme du récit de la conquete de l’indépendance vis-a-vis de Paris. L’abstraction picturale, comme il préfere appeler l’expressionnisme abstrait, met en question les conventions superflues – l’illusion de profondeur superficielle (shallow depth) et la convention du tableau de chevalet – que l’art français n’était pas arrivé a éliminer. Greenberg reste fidele a la meme logique historique qui fait que les artistes soient appréciés par rapport a leur avance dans la recherche de l’essence irréductible de l’art: si Gorky, de Kooning et Hofmann sont reconnus comme les fondateurs de l’expressionnisme abstrait, il ne tarde pas a souligner leurs limites (les premiers ont le meme penchant pour le gout français et la peinture de chevalet, tandis que le dernier reste trop proche des procédures du dessinateur); a leur tour, Gottlieb et Motherwell restent encore plus pres d’un cubisme tardif statique, serré et figé, mais ils ont le mérite d’ouvrir la voie que d’autres artistes comme Pollock, Tobey, Guston, Tomlin, Kline, Rothko, Still et Newman vont exploiter apres eux avec plus de réussite, et qui mena vers 1950 a la cristallisation d’un véritable courant général constituant une nouvelle étape du modernisme.184
Ses innovations fondamentales concernent les normes cardinales de l’art de peindre – la surface, le cadre et la couleur – qui sont a la fois mise en évidence et remises en question. La premiere innovation, c’est le passage de la planéité représentée qui permet la survivance d’un minimum d’illusion spatiale a la planéité littérale, effective, non-représentative: une planéité nouvelle qui vibre, « respire » et s’ouvre pour ouvrir l’espace autour d’elle. La deuxieme, c’est la dimension immense de la toile qui joue un important rôle critique permettant d’échapper aux conventions du tableau de chevalet et de renforcer l’effet d’ouverture; ainsi, le tableau abstrait apparaît non plus comme un objet inerte et isolé, mais comme quelque chose de vivant, dont la plénitude de la présence est différente de la présence close sur elle-meme du tableau traditionnel.185 La troisieme innovation, c’est la préservation et la prééminence de la peinture en noir et blanc, entendue comme moyen d’affirmer une ressource traditionnelle de l’expression sans la mettre au service de l’illusionnisme; en fin, la démarche la plus révolutionnaire consiste dans la suppression des contrastes des valeurs comme fondement de la composition qui, permettant la diminution de l’illusion de la profondeur, ouvre a l’artiste la voie vers la liberté. Le nouveau type de tableau qui en résulte est appelle le tableau « all-over », « décentré » et « polyphonique », c’est-a-dire la surface comme texture unique, indivisible, relativement non-différenciée, caractérisée par frontalité, uniformité, monotonie et planéité.186
On voit donc que la supériorité de l’abstraction américaine tient au fait qu’elle correspond a la fois a l’idée, a la logique intrinseque de cette nouvelle forme de peinture, et au tournant du gout, au changement de la sensibilité occidentale, en fonctions desquels les artistes américains ont reformulé la problématique de la peinture abstraite.
III. Le troisieme cadre: l’affrontement de l’abstraction post-picturale a l’ancien expressionnisme abstrait, au minimalisme et au Pop Art
Dans les années soixante, un décalage de plus en plus marqué s’est fait senti entre le formalisme de Greenberg et la dynamique du champ artistique américain: la consolidation de son autorité critique coincide avec le déclin de l’ancien expressionnisme abstrait et le retour en force de la figuration avec l’éclosion, puis le triomphe du Pop Art. Pendant cette période, Greenberg devient l’avocat d’une nouvelle tendance qu’il appelle l’abstraction post-picturale, censée etre la bonne réaction a l’encontre de la dégénérescence de l’expressionnisme abstrait et qui en fait le développe en le poussant jusqu’a son ultime logique. En meme temps, on peut constater une inflexion de sa position critique: le systeme du développement de l’art est ajusté au nouveau contexte artistique mouvementé ou alternaient ascensions et déclins, tandis que son jugement se replie sur de positions plus subjectives et relatives.
Dans les essais « Apres l’expressionnisme abstrait » (1962) et « Abstraction post-picturale » (1964), une conception cyclique d’inspiration wolfflinienne – l’alternance du linéaire et du pictural – substitue son ancienne conception de l’évolution artistique soutenue par l’optimiste idéologie du progres continu. L’adoption de ces deux termes qui, selon Greenberg, n’impliquent aucun jugement de valeur, est justifiée par le fait qu’ils permettent de mieux observer les continuités et les différences dans l’art du présent ou du passé.187 C’est aussi vrai que, dans le nouveau contexte artistique, cette conception conférait un certain aspect dialectique au déroulement de l’histoire des formes et, en outre, lui permettait de relier l’évolution récente de l’abstraction américaine a celle connue par l’art occidental depuis le XVIeme siecle.
Sur cette base, l’histoire de l’art abstrait prend la forme d’une dialectique de l’impasse et de l’issue. Apres l’impasse auquel ont mené les canons contraignants du cubisme synthétique, « fermé » et « linéaire » (des couleurs plates et formes closes, régulieres, avec des contours nettement marqués), l’issue est survenue grâce a l’ouverture apportée par le passage a un traitement plus délié et « pictural » de la couleur dans la peinture gestuelle (Action Painting) ou l’expressionnisme abstrait. Mais celui-ci a abouti a la nouvelle impasse de la « figuration sans adresse » (homeless representation), c’est-a-dire « une picturalité plastique et descriptive qui s’applique a des fins abstraites, tout en continuant a en suggérer de figuratives », a la suite de laquelle le rôle de la couleur s’est réduit et l’ouverture est redevenue compacité. L’issue a été trouvée dans la nouvelle synthese ou plutôt transcendance de l’opposition linéaire/pictural qui consiste dans la répudiation de la virtuosité de l’exécution pour assurer la primauté a la couleur, dans une nouvelle expansivité et une nouvelle sorte d’ouverture de la surface, non plus tactile mais purement optique.188
Cette nouvelle vision historique s’accompagne de deux changements de stratégie critique. Premierement, meme si la logique de l’art reste la meme – la solution de problemes formels internes par rapport a des antécédents historiques – cette fois-ci le systeme de référence a changé. L’abstraction post-picturale n’est plus définie exclusivement par rapport a la tradition européenne, mais par rapport a la tradition américaine elle-meme – la premiere génération de l’expressionnisme abstrait, consacrée ainsi référence artistique universelle tout comme étaient auparavant l’impressionnisme, le cubisme, etc. Les traits stylistiques de cette nouvelle tendance artistique – l’ouverture physique de la composition, la clarté linéaire, l’intensité et la luminosité du coloris, la fermeté (hardness) et l’anonymat relatif de l’exécution – s’opposent point par point a la densité et la compacité de la peinture épaisse aux effets tactiles, a la mollesse (softness), la gestualité et l’écriture manuscrite dans lesquelles a sombré l’expressionnisme abstrait.189
Le résultat est que l’abstraction post-picturale infléchit la trajectoire de l’art a la recherche de sa spécificité vers une option pour la qualité. Les deux notions ne coincident plus et la seconde l’emporte sur la premiere. Dans l’essai « Apres l’expressionnisme abstrait », Greenberg introduit une distinction explicite entre les normes de l’appartenance au domaine de la peinture (etre un tableau) et les criteres de la bonne peinture ou de la qualité (etre un tableau réussi). Et il ajoute: « …Newman, Rothko et Still ont engagé l’autocritique de la peinture moderniste dans une nouvelle direction en la poussant simplement assez loin dans sa direction initiale. Maintenant la question posée a travers leur art n’est plus de savoir de quoi est constitué l’art, ou l’art de la peinture, en soi, mais de quoi est constitué le bon art en soi. Et la réponse donnée paraît etre: ni l’habileté, ni le métier, ni quoi que ce soit ayant un rapport avec l’exécution ou la performance, mais uniquement la conception. »190
Il y a une double explication pour ce supposé changement de problématique artistique et pour l’option de Greenberg en faveur de la conception. La premiere tient a son engagement dans le conflit des pratiques artistiques: il prenait ainsi ses distances par rapport a l’Action Painting qui valorisait l’exécution au détriment de l’idée. Au contraire, d’apres Greenberg la conception de l’ouvre – qu’il appelle aussi invention, inspiration ou intuition – constitue l’ultime fondement de ce qui détermine la réussite esthétique. Comme il l’écrit, « les choix exacts de médium, de couleur, de dimension, de forme et de proportion – y compris les dimensions et la forme du support – sont ceux qui déterminent le succes du résultat, et ces choix ne peuvent dépendre que de l’inspiration. » Sa capacité de fonder la qualité provient de son irréductibilité et iréproductibilité: « Seule l’inspiration, la conception appartiennent au domaine de l’individuel; maintenant tout le reste peut etre acquis par n’importe qui. L’inspiration, ou la conception, demeure l’unique facteur dans la création d’une ouvre réussie qui ne puisse etre copié ou imité. »191 Mais, dans la mesure ou celles-ci appartiennent a la subjectivité irréductible de l’artiste, le jugement critique qui doit en rendre compte se range lui aussi du côté de la subjectivité. Finalement, Greenberg ne donne pas les criteres de la bonne conception « en soi », se contentant de la reconnaître intuitivement dans une certaine pratique de l’abstraction.
En meme temps, sa position critique s’infléchît vers le relativisme. Dans l’essai « Abstraction post-picturale », les qualités plastiques vantées auparavant – ouverture, clarté, intensité, luminosité, fermeté – sont reconnues comme des qualités instrumentales, donc relatives: « L’ouverture et la clarté ne sont en elles-memes, je m’empresse de le dire, que des qualités relatives en art. Dans la mesure ou elles appartiennent aux aspects physiques de la peinture, ce ne sont que des moyens, neutres en eux-memes et ne présentant aucune garantie de la valeur esthétique finale. » Ce texte, écrit pour présenter l’exposition qu’il avait organisée lui-meme au Los Angeles County Museum, renvoie a une catégorie intermédiaire – la fraîcheur – qui substitue la « valeur esthétique finale »: « C’est a ces qualités instrumentales que les peintres de cette exposition doivent leur fraîcheur qu’il convient de distinguer de la réussite ou du manque de réussite dans leurs finalités esthétiques. Et j’affirme – sur la seule base de l’expérience – qu’ouverture et clarté favorisent d’avantage la fraîcheur dans la peinture abstraite en ce moment donné que la plupart des autres qualités instrumentales, tout comme le faisaient il y a vingt ans densité et compacité. »192 Cette esquive montre sa difficulté de maintenir le jugement de qualité au niveau exclusivement formel et en meme temps objectif. Ce qui rend meilleures les ouvres, ce qui fait en derniere instance la réussite esthétique, soit reste inexplicable du point de vue strictement formel, soit est supplanté par une catégorie ambiguë et forcément relative, puisque a différents moments de l’histoire elle dépend des facteurs completement opposés.
La deuxieme raison de la these de Greenberg selon laquelle l’option pour la qualité s’est détachée de la recherche de la spécificité de l’art se trouve au niveau de ses fondements théoriques. Plus précisément, elle est une conséquence logique de son essentialisme: une fois que la recherche de la spécificité de l’art est accomplie et cette essence irréductible déterminée, il ne reste aux artistes qu’explorer un champ extremement rétréci, notamment « toutes sortes des détails ou d’incidents visuels petits et grands qui autrefois étaient esthétiquement tout a fait dépourvus de sens. »193
Par ailleurs, cet essentialisme entre en collision avec l’idéologie du progres, menant a une contradiction: la marche du progres devrait s’arreter, puisque l’essence de l’art a été déterminée; pourtant, ni la stagnation ni aucun pas qui tenterait de dépasser cette essence n’est accepté, étant donné qu’il équivaudrait soit a un pas en arriere, soit a un abandon du domaine de l’art. Ce sont exactement les types d’arguments que Greenberg a utilisés a l’encontre de l’Action Painting, du Pop Art et de l’art minimal.
D’une part, il a identifié le mauvais dans l’art a la standardisation, la dégénérescence ou la réduction de la nouveauté artistique a une maniere et, finalement, a un ensemble des conventions, maniérismes ou modes.
Visant directement l’Action Painting, il affirmait que « ni l’habileté ni la dextérité ne sont plus capables de générer la qualité parce qu’elles sont aujourd’hui trop répandues, trop accessibles et du meme coup trop stéréotypées. »194 Par conversion logique, il résulte que la source de la qualité ne pourrait etre que ce qui est rare, difficile et inattendu. Ou, comme le critique américain affirme explicitement, ce qui est rafraîchissant – c’est-a-dire bon dans l’art – c’est l’innovation ou l’originalité authentique et durable qui met en question le gout établi (et qui se trouverait, évidemment, dans la pratique de l’abstraction post-picturale).195
Son opposition au Pop Art suivait le meme argument: ce type d’art n’est pas réellement frais, autrement dit, il ne met pas réellement en question le gout (sauf a un niveau superficiel), donc il n’est pas un épisode authentiquement nouveau dans l’évolution de l’art contemporain, mais une simple mode.196 Un deuxieme grief contre le Pop Art – que, tentant de combler le fossé entre l’art et la vie, il est tombé dans le kitsch – découlait de l’engagement de Greenberg de préserver l’autonomie de la culture, la spécificité des valeurs, et de soutenir la qualité esthétique contre l’intrusion du commercialisme.
D’autre part, dans le cas de l’art minimal, c’est la planéité (l’essence irréductible de la peinture) qui fonctionne en tant que critere d’exclusion du domaine de l’art: Greenberg n’a jamais accepté l’abandon de la bi-dimensionalité (c’est-a-dire le domaine de compétence de la peinture) pour une troisieme dimension qui, en outre, n’était pas illusoire mais effective. Produisaient de « l’art » générique (peinture-objet), en rompant toute liaison avec les traditions de la peinture ou de la sculpture, les minimalistes transgressaient délibérément son avertissement selon lequel un tableau cesse d’etre tableau et devient un objet arbitraire s’il renonce a la planéité.
Ainsi, son effort constant de tracer les frontieres entre l’art et la vie et d’affirmer la spécificité de chaque art l’a éloigné et opposé finalement a la nouvelle sensibilité artistique manifestée des les années soixante, plutôt tentée a brouiller, a transgresser ces limites et a réinvestir dans la participation sociale de l’art.
(*) Ma�tre de conf�rences a l’Universit� « Babe�-Bolyai » de Cluj, ou il enseigne l’esth�tique et les th�ories de l’art contemporain.
151 Clement Greenberg, « Complaints of an Art Critic » (1967), « The Necessity of Formalism » (1971-1972), cf. Rosalind Krauss, « Un point de vue sur le modernisme » [1972], in C. Gintz, Regards sur l’art am�ricain des ann�es soixante, Editions Territoires, Paris, 1979, p. 104, 107.
152 Saul Ostrow, « Greenberg encore / relire Greenberg », in Art Press, Hors s�rie no.16, 1995, p. 33.
153 Serge Guilbaut, Comment New York vola l’id�e de l’art moderne, Editions Jacqueline Chambon, N�mes, 1989, pp. 32-45.
154C. Greenberg, « Avant-garde et kitsch » (1939), in Art et culture. Essais critiques, Macula, Paris, 1988, pp. 11; 14; 24-26; 28.
155 S. Guilbaut, Comment New York vola l’id�e de l’art moderne, p.49-52.
156 « Avant-garde et kitsch », loc. cit., pp. 10-11; 24; 28.
157 Idem, p.12-22.
158 S.Ostrow, « Greenberg encore / relire Greenberg », loc. cit., p. 34.
159 « Avant-garde et kitsch », loc. cit., pp. 20-22.
160 S.Guilbaut, Comment New York vola l’id�e de l’art moderne, pp. 20-21; 25; 92-99; 242-245; 262-263.
161 « Abstraction, figuration et ainsi de suite… » (1954), « Paralleles byzantins » (1958), « Du r�le de la nature dans la peinture moderniste » (1949), Art et culture, p.150; 185; 187-188; 190-192.
162 « La nouvelle sculpture » (1948/1958), « La crise du tableau de chevalet » (1948), in Art et culture, pp. 159-161; 172-174.
163 « Abstraction, figuration et ainsi de suite… », « La nouvelle sculpture », loc. cit., pp. 151-152; 154-155.
164 « Abstraction, figuration et ainsi de suite… », « Paralleles byzantins », « Du r�le de la nature dans la peinture moderniste », loc. cit., pp. 152-153; 185; 189-190.
165 C. Greenberg, « Wyndham Lewis contre l’art abstrait » (1957), in Art et culture, pp.182-183.
166 « Abstraction, figuration et ainsi de suite… », loc. cit, pp.148-150.
167 Idem, p.150.
168 « La nouvelle sculpture », loc. cit., p.154.
169 C. Greenberg, « La peinture moderniste » (1961), in Peinture, cahiers th�oriques, no. 8-9, 1974, p. 34.
170 C. Greenberg, « Peinture a l’am�ricaine » (1955/1958), in Art et culture, pp. 226-227.
171 « La peinture moderniste », loc. cit., pp. 33-34.
172 L. Steinberg, « Other criteria », in C. Gintz, Regards sur l’art am�ricain des ann�es soixante, pp. 43-45.
173 R. Krauss, « Un point de vue sur le modernisme », loc. cit, pp.105-106.
174 C. Greenberg, « La peinture moderniste », loc. cit., p. 35-37.
175 Ibidem, p. 33; 38.
176 « Peinture a l’am�ricaine », loc. cit., pp.226-227
177 Idem, p.246; « Apres l’expressionnisme abstrait » (1962), in C.Gintz, Regards sur l’art am�ricain des ann�es soixante, p.17.
178 « Peinture a l’am�ricaine », loc. cit., p. 241.
179 Voir Art et culture: « J. Lipchitz » (1954), p. 123; « Kandinsky » (1948/57), p. 124; « Peinture a l’am�ricaine », p. 248, « La fin des ann�es 1930 a New York » (1957/1960), p. 252.
180 Art et culture: « Le Monet de la derniere p�riode » (1956/59), pp. 49-51; « Renoir » (1950), p. 56; « C�zanne » (1951), pp.62-63, 67; « Le collage » (1959) p. 83; « Picasso a soixante-quinze ans » (1957), p. 77; « Ma�tre L�ger » (1954), p. 115; « Marc Chagall » (1946), p. 107.
181 Art et culture, « Picasso a soixante-quinze ans », p. 75-77; « Marc Chagall », p. 104; « Ma�tre L�ger », p. 117; « Jacques Lipchitz », p. 123; « Kandinsky », pp.124-125; « L’Ecole de Paris: 1946 » (1946), p. 134; « Contribution a un symposium (1953), pp. 138-139; « Chronique artistique (1952) », p. 164; « David Smith » (1956), p. 225; « Peinture a l’am�ricaine », p. 241.
182 Art et culture, « Picasso a soixante-quinze ans », p.78; « Marc Chagall », pp.104-106; « Ma�tre L�ger », pp.110-111; « L’�cole de Paris: 1946 », pp. 134-135; « Milton Avery » (1958), p. 216; « David Smith », p. 224; « Hans Hofmann » (1958), p. 213; « Peinture a l’am�ricaine », p. 228.
183 S. Guilbaut, Comment New York vola l’id�e de l’art moderne, pp. 216-226; 244-245.
184 « Peinture a l’am�ricaine, loc. cit., pp. 228-240.
185 Voir Art et culture: « Le collage » (1959), p. 83, 87, 93; « Contribution a un symposium », p.140; « Hans Hofmann », pp. 211;213-214; « Peinture a l’am�ricaine », pp. 245-246.
186 Art et culture: « Contribution a un symposium », p.138; « La crise du tableau de chevalet », pp.172-174; « Peinture a l’am�ricaine » pp.238-242; 246.
187 C. Greenberg, « Abstraction post-picturale » (1964), in C. Gintz (edit.), Regards sur l’art am�ricain des ann�es soixante, p.33.
188 C.Greenberg, « Apres l’expressionnisme abstrait », loc. cit., pp. 10-17.
189 « Abstraction post-picturale », loc. cit, pp. 34-35.
190 « Apres l’expressionnisme abstrait », loc. cit, pp.18-19.
191 Idem, p.19.
192 « Abstraction post-picturale », loc. cit, pp.34-35.
193 « Apres l’expressionnisme abstrait », loc. cit, p.18.
194 Idem, p.19.
195 « Abstraction post-picturale », loc. cit, p. 34; 36.
196 Idem, p. 36.