TROIS TRAJECTOIRES DE VIE
- En 1907, dans un livre qui lui vaudra le prix Nobel, Henri Bergson se livre à un long développement sur les notions d’ordre et de désordre. En consultant la table des matières de l’ouvrage (L’Evolution créatrice), nous constatons que cette analyse correspond à une étrange subdivision: “Esquisse d’une théorie de la connaissance fondée sur l’analyse de l’idée de désordre”.
D’ordinaire, lorsque nous parlons de désordre, c’est à l’expérience vécue que nous faisons référence. C’est bien elle, au reste, que Bergson évoque lorsqu’il prend l’exemple des vêtements qui n’occupent par leur place normale dans sa chambre. L’ordre est alors synonyme de rangement. Pourtant cette pile de livres aléatoirement disposes sur une table, ces feuilles dispersées par le vent sur le bureau, cette fenêtre restée ouverte, tous ces éléments obéissent encore aux lois de la physique. Les chaussures, les chemises sont assujetties au sol. Les livres ne peuvent pas décoller du bureau et atterrir dans La cour comme un aéroplane. Ils sont soumis à la force de pesanteur, à la résistance du bois. Le désordre que nous appréhendons est donc relatif à une certaine vision anthropomorphique de l’ordre. Nous décrétons: il faut que nous puissions retrouver les papiers, le livre, le stylo. Nous avons besoin d’un tiroir pour ranger les papiers, d’une trousse pour les stylos, d’une bibliothèque pour les livres. Nous venons donc de décrire un ordre voulu qui a une pertinence psychologique, mais aucune pertinence mécanique. Il est tentant d’en conclure que ce désordre observé n’est rien, ou pas grand-chose. Pour faire de la bonne science, ne faut-il pas en effet séparer ce qui est observé dans la nature et ce qui est vécu par la conscience?
Tous les traités d’épistémologie nous enseignent en effet que la démarche de la science est réductrice. “Réduire” signifie d’abord éliminer de l’objet que nous analysons tout ce qui est susceptible de venir de nous: les impressions, les perceptions, les images. Il faut que nous fassions varier les phénomènes les uns par rapport aux autres, et non par rapport à nous-mêmes. C’est le point de vue de Descartes lorsqu’il montre dans le célèbre épisode du morceau de cire (Méditations métaphysiques) que les qualités sensibles étant changeantes, celui qui veut faire de la science ne doit pas s’y fier. Pour Ernst Mach, un physicien contemporain de Bergson, célèbre en raison de l’influence qu’il a eue sur Albert Einstein, la science répond à une restriction, à “un besoin d’économie” de l’esprit humain[1]. Et contrairement à ce que nous serions tentés de penser, économiser ne consiste pas à partir de nos perceptions ou de nos sentiments, phénomènes trop complexes. Des couches physiques, bio1ogiques et psychologiques s’y superposent. Il faut donc patiemment les examiner les unes après les autres et l’instinct du chercheur lui recommande de commencer par la plus simple, la mieux explorée par la pensée humaine. Partons donc de la physique et ne plaçons pas la charrue avant les bœufs! Ainsi, quand nous sommes amenés à dire que notre jeu de cartes est mal rangé, ou que notre chambre est en désordre, nous commettons le péché de précipitation, comme aurait dit Descartes. Nous confondons une expérience vécue qui ne concerne que nous, et une observation construite des phénomènes naturels menée par la science. Sous le désordre apparent que l’esprit rencontre, le physicien doit retrouver l’ordre réel qui associe entre eux des mouvements et les changements dans les phénomènes naturels. Il sera secondé plus tard, dans l’histoire de l’humanité, par le biologiste et le psychologue. Il n’y a donc pas de vrai désordre dans la nature. Cette notion est inventée par notre esprit.
Henri Bergson a lu Descartes, bien sûr. Il connaît également très bien Ernst Mach, et son col1ègue français, Pierre Duhem. Pourquoi écrit-il dans la table des matières de son livre, que la théorie de la connaissance doit être fondée sur la compréhension de la catégorie de désordre? Une telle phrase suggère en effet que cette notion, loin d’évoquer ce que la science doit éliminer pour fonctionner, lui devient consubstantielle au contraire. Est-ce un hasard? Est-ce un lapsus?
- En 1907, le scientisme triomphe. Peu de savants s’intéressent aux vues du philosophe français. Lorsqu’ils réfléchissent sur leur activité, ils se tournent vers les outils du positivisme logique. La science, elle, change pourtant profondément de visage. Elle subit les soubresauts de la mécanique quantique naissante, avec les expériences menées par Max Planck sur le rayonnement du corps noir. Elle est ébranlée sur son sol le plus stable, avec la grande crise des fondements des mathématiques qui voit le jour en 1900, à travers les questions posées par David Hubert. C’est dans ce contexte que nous souhaitons présenter rapidement un deuxième personnage: Henri Jules Poincaré. A la fin du siècle dernier, l’éclatement et la dispersion des spécialisations n’a pas encore fait son oeuvre. Il faut faire du latin et du grec pour réussir le concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure, même quand on est scientifique. Le jeune Henri est brillant dans tous les domaines. Après l’Ecole Normale (5e), il est reçu premier à Polytechnique, et s’engage dans la préparation d’un doctorat de mathématique. Mais il s’intéresse également à la philosophie et à la physique. Beau-frère du philosophe spiritualiste français Emile Boutroux, il participe à ses cercles de réflexion et ses séances de travail. Or Boutroux est un ami de Bergson.
Une telle interactivité entre philosophes et scientifiques peut sembler vieillotte aujourd’hui. Est-ce la figure classique de l’honnête homme qui transparaît encore à travers elle? Ce serait mal le juger, que de présenter ainsi ce bouillonnement culturel. Loin d’être l’apanage d’esprits éclectiques caractérisés par leur manque de professionnalisme, ce bricolage intellectuel est au contraire la marque d’une idée neuve: celle d’interdisciplinarité. Au moment même où le savoir commence à se perdre dans la spécialisation, certaines pensées voyagent. Elles passent d’une discipline à l’autre. Elles font des échanges, exécutent des comparaisons. Elles donnent lieu à une addition de sens, plus qu’à une soustraction de compétences.
En physique, Henri Poincaré se passionne pour la mécanique céleste. Le 21 janvier 1889, à trente cinq ans, il présente une nouvelle approche du “problème des trois corps” qui lui vaut un prix de mathématiques décerné par Oscar II, roi de Suède et de Norvège. En quoi consiste ce problème? En apparence, la mécanique est une discipline simple. Veut-on décrire le mouvement d’un corps? Nous sommes habitués à penser depuis Descartes, qu’il suffit de connaître pour cela sa masse et sa vitesse. Si nous connaissons la position présente d’un corps, la direction du mouvement et la vitesse, nous pouvons tracer sa trajectoire (une ligne droite) et prévoir sa position future. Les choses se compliquent pourtant lorsque nous constatons que les vitesses s’accélèrent et que cette accélération n’est pas due au choc d’un corps contre un autre corps. C’est là en effet qu’il faut faire intervenir le concept de force. Ainsi le soleil agit sur une planète sans la toucher. Le formalisme pour concevoir cette attraction a l’air simple. Nous savons par exemple depuis Galilée que les espaces parcourus par une bille qui roule sur un plan incliné, croissent comme le carré des temps (x = gt2/2). Mais il n’est pas si facile de relier mathématiquement le concept de mouvement et celui de force. La formule que nous venons d’écrire ne trouve sa précision que si nous la réécrivons de la manière suivante: x = x0 +v0 t + 1/2 (d2x/dt2) t2. C’est dire que toute description d’un mouvement à partir de forces va prendre la forme d’une équation différentielle. Par elle et avec une connaissance des conditions initiales (x0; v0), nous pouvons décrire, non pas seulement comment un corps tombe en ligne droite ou sur un plan incliné, mais comment une planète tourne autour du soleil. Nous pouvons prédire sa trajectoire elliptique à partir de la connaissance du champ de forces dans lequel cette planète se trouve (en l’occurrence, F→ = G→mm’/r2). Cette prévision analytique peut prendre la forme d’une solution que le mathématicien donne aux équations différentielles qu’il pose. Mais dès que nous passons de 2 à n corps, les équations du mouvement deviennent trop complexes pour être intégrables (pour qu’on puisse leur trouver une solution). Tel est déjà le cas pour trois corps, le soleil, la terre et Jupiter.
Devant cette difficulté, les astronomes ont recours à l’approximation. La masse du soleil est beaucoup plus grande que celle des planètes. On admet donc que la seule force notable qui agit sur les planètes est le soleil. Jupiter est la planète la plus massive. Nous analyserons les effets du soleil sur Jupiter. Or, même si la masse de la terre est faible, par rapport à celle de la planète à la tache rouge, nous pouvons calculer l’attraction du soleil sur elle, puis examiner dans quelle mesure elle est susceptible de perturber la trajectoire de Jupiter. Nous développons ainsi des coordonnées perturbatrices des astres suivant les puissances croissantes de leur masse. La question est de savoir si la série de ces coefficients de perturbation converge vers une limite (auquel cas nous allons connaître avec une exactitude toujours plus grande la trajectoire de Jupiter). La réponse de Poincaré sur ce point est extrêmement claire: plus nous cherchons à obtenir des approximations précises et plus le résultat va diverger vers une imprécision croissante. Plus nous affinons notre connaissance des paramètres du système et moins nous pouvons prévoir son évolution. Cette imprévision n’est donc pas accidentelle. Elle n’est pas due à un manque d’information de l’observateur. Celui-ci est au contraire suffisamment informé pour qu’on puisse parler d’une imprévision essentielle. Comme l’écrit Poincaré:
La question serait résolue si ces développements étaient convergents; nous savons malheureusement qu’il n’en est rien” (L’analyse et la recherche[2]) .
Nous pourrions penser qu’il s’agit d’une bizarrerie de la nature sans conséquence dans la pratique. Nous pouvons le penser en effet, tant que nous ne chiffrons pas l’évolution du système solaire sur plusieurs millions d’années. Dans l’hypothèse inverse le rêve de sa stabilité n’est plus qu’un beau souvenir.
- – Reculons d’un an dans le temps; nous sommes en 1906. Le physicien français P. Duhem vient de publier un gros ouvrage qui rassemble des articles écrits dans La Revue philosophique:La Théorie physique, son objet, sa structure. Bergson publie régulièrement dans cette revue. Il cite P. Duhem, dansL’Evolution créatrice. Le savant français n’est pas très bien vu. Il ne fera jamais carrière à Paris et restera professeur de province.
Dans un sous chapitre de ce livre, intitulé “Ensemble de déductions mathématiques à jamais inutilisables”, il donne l’exemple suivant: imaginons que nous traçons une ligne droite dans un espace. Cet espace est en réalité une surface. Supposons d’abord que cette surface soit un plan. Acceptons à présent que cette ligne soit un point qui se déplace. Sa vitesse et sa direction sont uniformes. A partir de La position et de La vitesse initiale d’un point sur cette ligne, nous pourrons très aisément décrire une position et une vitesse ultérieures. Mais faisons un effort d’imagination. Essayons de sortir de notre représentation habituelle (euclidienne) de l’espace. Notre surface n’est plus un plan. Elle se gonfle, elle se distend. Ce n’est pas non plus un simple repère à trois dimensions infinies qui se coupent en une origine. Elle va prendre progressivement la forme d’une tête de taureau, à la manière dont, dans le portrait de Simbad le marin, P. Klee fait en sorte que l’une des lignes de la grille dans laquelle les personnages apparaissent (Simbad, les poissons) se recourbe et se transforme en vague. Allongeons sans limites les cornes et les oreilles de ce taureau. Rien ne l’interdit en mathématiques. Il faut seulement penser, nous qui ne sommes pas mathématiciens, que cette tête n’est pas un objet dans l’espace, mais l’espace lui-même. C’est sur cette tête que tous les objets vont se mouvoir. Faisons donc se déplacer un stylo, et traçons une ligne droite à la hauteur du front du taureau. Cette ligne serait courbe dans un espace euclidien. Arrangeons-nous à présent pour modifier insensiblement la trajectoire du stylo. Nous voyons qu’avec de petites variations dans les conditions initiales, nous n’obtenons pas du tout les mêmes petites variations dans l’état final. Il suffit de changer légèrement la trajectoire pour que le point qui se déplace, au lieu de tourner indéfiniment en cercle, finisse sa course autour de l’oreille gauche ou de la corne droite de l’espace taureau que nous avons inventé. Descartes nous dit dans Les Méditations: il y a nécessairement au moins autant de réalité et de perfection dans la cause, que dans l’effet, car “le néant n’a pas de propriétés”. Mais c’est le contraire que Duhem nous fait découvrir: il y a dans l’effet une rupture qualitative, une brisure de symétrie, une catastrophe qui ne peut se concevoir à partir de la cause et des petites variations que nous pouvons effectuer sur elle[3].
Les deux exemples scientifiques que nous venons de donner convergent vers la même idée: le désordre est quelque chose. Il n’est pas seulement quelque chose pour nous qui constatons que notre chambre est mal rangée. Il est quelque chose dans la nature. Les conclusions d’Ernst Mach sont symétriquement inversées. Nous sommes suffisamment informés au sujet du désordre dont nous parlons, pour dire qu’il ne résulte pas d’un défaut d’observation. Nous pouvons faire en sorte que des phénomènes varient les uns par rapport aux autres, et non par rapport à nous, et constater néanmoins la présence du désordre en leur sein. C’est une situation entièrement nouvelle pour la science qui a pris l’habitude de transformer le changement en invariance et de comprendre le nouveau, selon la formule de Bergson, comme un réarrangement de l’ancien.
Arrêtons-nous un instant sur ce point pour en souligner l’intérêt épistémologique. On n’a pas attendu les idées de Bergson ou de Poincaré pour parler du désordre. Anaxagore emploie déjà le mot “Chaos” et il l’oppose à “l’Intelligence” (nouV). Il entend par ce dernier terme un principe ontologique et cosmologique d’organisation de l’univers. L’intelligence commande. Elle ordonne, comme l’architecte donne les plans de la maison que l’ouvrier va construire. Mais le Chaos, par contre, est un mot pour designer un rien. Le désordre est du néant ontologique. Il est défini négativement, de manière restrictive, comme ce qui n’est pas ordonné. On pourrait dire qu’il ne s’agit là que de métaphysique. Pourtant, nous retrouvons exactement la même logique dans la conception classique de la science. Posons la question: qu’est-ce qu’un mouvement qui ne peut pas s’expliquer par le principe selon lequel l’énergie mécanique se conserve, selon lequel l’action et la réaction des forces sont égales de telle sorte que la quantité de mouvement se conserve également, etc.? Certes, les invariants peuvent changer. La théorie de la relativité (Einstein) va en supprimer certains (comme la masse), et en ajouter d’autres (comme la vitesse de la lumière). C’est toujours à partir des invariants qu’on explique ce qui est variable.
Là, réside le principe premier sur lequel repose toute explication scientifique. Cela suppose bien qu’il y a dans cette explication un ordre. Nous ne pouvons pas, en effet, inverser les termes de cette proposition. Il est impossible d’écrire que c’est à partir du changement que nous allons expliquer ce qui est invariant. Par rapport à l’ordre, il est inscrit dans le fondement même de la raison scientifique que le désordre n’est rien. En d’autres termes, la formulation inverse ne participe pas de cette raison, mais constitue au contraire ce que celle-ci doit exclure pour se fonder. Le désordre n’est donc qu’une idée négative. Croire à sa réalité indique quelque chose sur le mode de fonctionnement de notre esprit, mais rien sur les structures réelles de la nature.
C’est qu’il y à deux lois fondamentales de la pensée, sans lesquelles on a coutume de dire qu’il ne peut y avoir de science. Essayons de les décrire. Les psychologues de la cognition savent que dans la vie courante, le comportement humain n’obéit pas systématiquement aux règles de la logique. Il a une naturalité qui explique les fautes systématiques de raisonnement ou d’argumentation que les statistiques nous révèlent en certaines circonstances. Nous avons des illusions logiques de la même manière que nous avons des illusions d’optique. Le savant se garde de telles illusions en respectant les deux lois que nous évoquons.
La première stipule que Pierre n’est pas simultanément Pierre et Non Pierre (non (P et non P). Dans l’hypothèse inverse, je serais amené sans cesse à me contredire et mon discours changerait constamment de forme. Aucun sens ne l’habiterait plus. Je ne pourrais d’ailleurs pas même dire qu’il n’a pas de sens. Il faudrait pour cela un accord préalable sur la différence entre sens et non-sens qui reposerait précisément sur le célèbre principe de non-contradiction que je viens de formuler. Cette première loi est à l’origine de la définition mathématique de la consistance. Aucune théorie mathématique ne peut accepter de théorème qui contredise les axiomes sur lesquels elle repose. Ainsi, aucun théorème de la géométrie euclidienne ne peut remettre en cause le fait qu’entre deux points la ligne droite est la plus courte, ou que par un point extérieur à une droite, il ne peut passer qu’une parallèle et une seule. Nous retrouvons exactement les mêmes exigences dans la théorie physique. Aucune loi ne peut venir violer le principe selon lequel l’énergie se conserve, du moins dans le cadre de la mécanique ou de la thermodynamique classique.
La seconde est plus subtile. Elle n’indique pas simplement ce que ne peut pas être un énoncé. Ce n’est pas une norme d’interdiction. Elle trace plutôt à l’avance l’espace dans lequel la pensée a le droit de se déployer. C’est comme si on lui indiquait a priori les limites de son territoire. Je vais en effet écrire: “de deux choses l’une: soit sept plus cinq font douze, soit ils ne font pas douze”. Toute tierce solution est exclue (A ou non A). Apparemment, rien de plus conforme au sens commun que cette formule. Si j’écris: 7 + 5 = 12, j’ai éliminé par là automatiquement 7 + 5 ≠ 12. Je peux faire l’économie d’une vérification en énonçant ainsi le principe du Tiers exclu.
Or, lorsque Anaxagore parle du Chaos, il en fait un état qui précède l’ordre. Le Chaos est le mélange, l’informe, ce qui existe avant la forme. Il est exclu a priori que l’ordre se mélange au désordre. Cette exclusion regroupe à la fois les deux lois que nous venons d’énoncer. Comment, en effet, le désordre pourrait-il à la fois être ordre et non-ordre sans menacer l’édifice de la science tout entière? Comment la contradiction pourrait-elle être autre chose que l’illusion que la raison scientifique doit dissiper? Dissipons, donc, comme nous le demandait Lucrèce, la terreur et les ténèbres[4]. Eliminons le noir, le vague, le chaos, de la science.
Pourtant Bergson, Duhem et Poincaré ne décrivent pas un désordre qui existerait avant 1’ordre. Ils ne font pas du désordre un rien que la pensée scientifique évacue progressivement en se construisant. Selon la représentation classique, en effet, la nature est ordonnée comme une horloge, ou une maison. Tous ses éléments bougent et changent selon les mêmes lois. Dc ce fait, si quelque approximation subsiste dans notre prévision des phénomènes, c’est parce que nous ne pouvons les observer tous en même temps. Mais plus nos moyens d’observation seront grands et plus l’approximation va disparaître. Pourtant, l’exemple de Poincaré nous démontre le contraire. Plus je cherche à tenir compte des interactions des autres planètes sur Jupiter, et plus l’éventail de la prévision s’élargit jusqu’à remettre en cause l’hypothèse même de la stabilité du système solaire. La suggestion de Duhem n’est pas beaucoup plus rassurante. La physique classique est fondée sur l’idée de non-sensibilité aux conditions initiales. Si je remue un peu un poids, relié à d’autres poids par des poulies, rien ne se produira, en situation d’équilibre stable (loi des déplacements virtuels). Si par contre, je tire brusquement sur le poids, dans une direction compatible avec un déplacement, j’introduirai bien de l’action mécanique dans mon système matériel. Les causes et les effets seront commensurables et quantifiables. Mais si l’espace prend une forme de tête de taureau, les mêmes petites variations dans les conditions initiales vont introduire d’énormes variations dans l’état final. Je peux définir cet espace, décrire ses propriétés, en mener une analyse géométrique. Je peux expliquer dans quelles circonstances cette propriété de sensibilité aux conditions initiale émerge. Elle n’apparaît pas par hasard. Mais dans une telle approche, je détermine les conditions pour lesquelles l’état final devient une chose indescriptible par essence, et non par accident ou par ignorance. Je sais très bien que c’est la forme déterminée de mon espace en tête de cheval qui détermine l’impossibilité de suivre point par point la trajectoire d’un corps qui se déplace dans cet espace. Dans le problème de Poincaré, je connais très bien mes trois corps. Je connais les lois de la mécanique. Je sais décrire le comportement de ces objets célestes, dans ce que les physiciens nomment “l’espace des phases” (sorte de superespace multidimensionnel, qui prend en compte non seulement les positions mais aussi les vitesses de tous les corps). Il ne me manque aucune information. Pourtant il n’y a aucune garantie que ce système garde sa forme conservative, que la terre et Jupiter continuent à décrire les mêmes ellipses régulières autour du soleil.
Bien entendu, le savant va rétorquer: “mon analyse du chaos est déterministe. Au reste, vous utilisez vous-même le verbe déterminer pour construire votre phrase”. Il construit en effet cet objet intellectuel en obéissant à un certain nombre de règles, en fixant un certain nombre de paramètres. Mais c’est ce chaos qui est déterministe. Le mot déterminisme ne décrit plus le même objet, ni le même genre de démarche que lorsqu’il était employé par Kant ou par Laplace. Il est relié à la recherche d’un ordre dans les phénomènes naturels, ou dans les objets géométriques, mais pour cet ordre, le désordre n’est pas rien, il n’est pas la simple mesure de notre ignorance. Nous ne pouvons pas en faire un néant, une pseudo-idée.
Reprenons, pour fixer les idées, l’image classique du démon de Laplace. L’astronome français contemporain de Napoléon affirmait que nous autres hommes, nous ne calculons le mouvement des astres qu’approximativement, car nous ne savons jamais exactement où ils se trouvent, ni quelle est l’influence exacte que les autres corps de l’univers ont sur eux. ‘Le complexe, le désordre n’est donc que la marque d’un manque d’informations. Mais si une intelligence supérieure connaissait la position et la vitesse de tous les corps de l’univers à l’état présent, elle pourrait prédire leur position à l’état futur[5]. Eh bien c’est faux! Même cette intelligence supérieure confrontée au problème des trois corps trouverait, comme Poincaré, des solutions régulières et des solutions chaotiques. Il faudrait plutôt ajouter au contraire qu’avec son regard perçant, avec sa capacité plus grande de se projeter dans le futur, le désordre serait un problème autrement plus immédiat et évident pour elle. Il faut donc bien faire comprendre au lecteur cette rupture et ne pas lui mentir: avec Poincaré et Duhem, nous ne vivons plus dans l’univers rassurant de la science classique.
LE SAVANT ET L’ARTISTE
Que dit donc le savant au propre? “Ma démarche est réductrice. Je cherche des méthodes pour analyser et comprendre des phénomènes les uns par rapport aux autres. Je ne fais pas d’hypothèses sur l’essence des choses ou sur la réalité en soi de la nature. Je n’ai pas besoin de Dieu, de l’âme, ou de la matière. Ces notions sont abstraites et vagues. Je ne fais pas de métaphysique”.
Que dit le savant au figuré pour l’oreille du philosophe? A l’époque de Newton et de Laplace les lois de la mécanique et de la thermodynamique pouvaient laisser croire que le désordre n’avait de réalité que pour l’esprit humain. La nature était harmonieuse et bien réglée comme une horloge, comme s’il y avait un horloger. Les notions d’espace absolu, de temps absolu, de plan de création n’étaient pas surimposées. Elles n’étaient pas ajoutées à la conception classique de la nature. Elles exprimaient ce que les constructions de la science connotaient, ce qu’elles disaient au figuré.
Mais aujourd’hui, nous sommes en 1907, et Poincaré, Duhem ou d’autres, ne s’expriment plus de la même façon. Le désordre n’est plus une illusion psychologique, il devient pour le moins un problème physique et géométrique. La science a parlé. Elle continue de le faire. Elle a délivré son message au propre, pour la communauté des scientifiques. Elle nous a aussi donné son message, au figuré. Elle nous a glissé doucement, secrètement, quelques mots dans notre oreille, quelques mots qu’il faut essayer d’interpréter. Elle a commencé de nous dire que l’univers n’est plus totalisable, qu’il ne se présente plus, à travers les instruments intellectuels que nous maîtrisons, comme une forme fixée de toute éternité, comme un texte écrit une fois pour toutes et dont nous serions en mesure de déchiffrer le sens ou la grammaire. Le monde nous parle encore, mais par bribes. Il y a de la friture sur la ligne, du bruit dans la communication. Le message semble s’inscrire et émerger de ces perturbations, comme quelque chose qui n’était pas là avant elles et donc qui en procède. C’est comme si le message n’était plus fait par personne.
Cela n’a-t-il d’intérêt qu’épistémologique? Sommes-nous en train de capter simplement là une nouvelle manière de faire de la science? Assistons-nous à l’émergence d’un nouveau paradigme, selon l’expression de Th. Kuhn (La Structure des révolutions scientifiques)? Ce serait déjà beaucoup de le montrer et nous savons que tout le monde ne l’entend pas de cette oreille. Mais notre démarche n’est pas épistémologique. Elle se veut comparatiste. Si Bergson a raison, si donner une réalité au désordre, ce n’est pas simplement construire un nouveau modèle pour la science, mais fournir une nouvelle représentation du réel, cela doit pouvoir se vérifier. Comment s’y prendre? Nous aurons déjà fait beaucoup en remarquant que l’idée de désordre n’a pas qu’une valeur psychologique. Cela ne suffit pourtant pas. Nous venons de voir que la démarche de la science est réductrice. Dans la tradition de la philosophie française, nous allons préciser le sens de ce que nous voulons dire. Nous n’entendons plus par là en effet, comme Descartes, ou comme Mach, que nous analysons des phénomènes les uns par rapport aux autres, et non par rapport à notre esprit. Nous ne souhaitons pas non plus examiner, à la manière des positivistes, comment ces phénomènes sont relies et non pourquoi ils se produisent.
Pour nous, l’idée de réduction enveloppe autre chose. Si la science a du sens pour le philosophe, c’est parce qu’elle parle du monde. Elle ne fournit pas simplement des modèles utiles à l’action. Nous allons montrer sur quelle fausse et présomptueuse idée repose l’interprétation pragmatique et strictement anthropologique de la science. N’est pas toujours le plus modeste qui veut… Dire que la science est réductrice, c’est dire qu’elle ne constitue qu’une des manières qu’a l’homme de se représenter le réel.
Pour essayer de ratisser plus large, il faut la comparer à d’autres. Notre démarche risque alors d’être descriptive et fastidieuse. Allons-nous être obliges d’énumérer tour à tour, la morale, la politique, la religion, etc.? Nous pourrions nous éviter cette peine en essayant de définir son contraire. A quoi la science s’oppose-t-elle le plus? N’est-ce pas en parvenant le mieux possible à enserrer ces deux contraires, que nous allons, en bonne logique, remonter jusqu’au genre, jusqu’à une représentation du réel en tant que tel, et non tel qu’il est vu par la science? Reformulons donc notre question: cette idée que le désordre a une réalité, n’apparaît-elle que dans et à travers la science, ou au contraire ce cadre ontologique est-il décrit à la fois par la science et une activité contraire? Qu’est-ce qui peut bien s’opposer à la fonction réductrice, à la fonction intellectuelle? Essayons de mieux la définir.
La science nous parle du monde, c’est vrai. Elle a une ontologie, et non pas seulement une dimension anthropologique, nous allons essayer de l’indiquer. Mais elle nous parle de lui d’une certaine manière. Elle fait de toutes ses forces comme si le monde pouvait coïncider avec la représentation qu’elle en donne. C’est pourquoi elle a besoin de règles les plus universelles possibles, et de concepts les plus intelligibles possibles. Rien n’est jamais, ni aisé, ni simple. Mais tout doit rester transparent. Il lui faut absolument cette transparence pour que nous puissions juger de sa profondeur. Le savant fait comme si le monde entier pouvait tenir dans sa photographie du monde. C’est exactement cela, la réduction: chercher, comme le disait W. Heisenberg, “la formule du monde”. Il est bien évident que tout être humain n’est pas pris dans sa relation au monde d’une telle manière. L’état d’esprit du savant suppose en effet une certaine fermeture. Il n’est pas question d’être à l’écoute d’un mot, d’un objet ou d’une formule qui placerait de l’opacité dans sa réflexion. Il ne faut pas lui en faire le reproche. C’est ainsi seulement qu’il peut patiemment ciseler ses concepts et formuler ses lois.
Mais qui est l’homme qui procède d’une manière symétriquement inverse? Qui est celui qui, au lieu de chercher la transparence, se complaît dans l’ambiguïté? Qui a pour fonction de se désintéresser du discours que les hommes peuvent tenir sur le monde au propre, et de déployer toute son énergie à en parler au figuré avec la plus grande richesse, avec le plus grand nombre possible de voyages des sons jusqu’aux couleurs, des couleurs jusqu’aux mots? Qui aime par-dessus tout les symboles, le déplacement et le transport, l’allégorie, la métonymie et la métaphore? Qui pourrait croire en pesant vraiment ses mots et en développant sa réflexion que le savant est à même de nous expliquer ce qu’est l’art, que l’on peut faire une épistémologie du goût, une science de la beauté? Qui pousserait le vice jusqu’à affirmer qu’un artiste est en mesure d’inventer des théorèmes, qu’en chantant la nature, il peut aussi nous expliquer son fonctionnement? Nous tenons là notre contraire. Nous venons de capturer cette fameuse fonction esthétique si symétriquement opposée à la fonction scientifique. Il faut alors la prendre très au sérieux, car elle nous parle d’autre chose que d’un monde réduit à la photographie que l’homme en donne. Elle nous indique au contraire constamment la distance entre le monde et sa représentation; elle nous suggère que toute photographie est une ouverture à un monde plus vaste dont elle ne fait que porter les traces. Si donc le scientifique parle au figuré à contrecœur, l’artiste ne fait que cela au contraire. Mais il le fait pour toucher les hommes, sans la distance du logoc. L’artiste parle le langage de l’affect et non du concept[6].
Une démarche comparatiste va réfléchir ce que fait l’artiste et le rapprocher de ce que le savant avance à son insu. Nous avons vu que le savant s’est mis à parler du désordre sans le vouloir, qu’il est conduit à en révéler la présence contre son intention. Qu’en dit l’artiste? Va-t-il nous peindre le désordre que le savant retrouve dans son calcul? Si tel est le cas, nous aurons de bonnes raisons de croire que la categorie de désordre, telle qu’elle est repensée aujourd’hui, n’est pas seulement la marque d’une nouvelle forme de science, mais bien la trace d’une nouvelle vision du réel en train de se construire. Nous pouvons essayer d’en ressaisir quelques aspects.
TRAJECTOIRES D’ARTISTES
Y a-t-il encore un Sujet dans la salle?
“Je finis par trouver sacré le désordre en mon esprit” (A. Rimbaud, Une Saison en Enfer)
Je me souviens d’une phrase que nous répétions à l’école. Elle faisait les délices de nos professeurs de lettres:
“Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement
Et les mots pour le dire viennent aisément”.
En l’écrivant, Boileau voulait dire que le langage est le serviteur de la pensée. Ce langage que le poète et le dramaturge utilisent pour écrire est tout empreint de subjectivité. Les sons proférés mécaniquement ne sont pas des paroles et les gestes d’un sourd-muet valent mieux que les bruits du perroquet, comme nous le confirme Descartes, dans la célèbre Lettre au Marquis de Newcastle. Le moi a donc une demeure langagière et si le ménage y est fait plus ou moins proprement, il en est le seul coupable. La pensée en effet, nous avertit encore Descartes, “est ce qui est tellement en nous que nous en sommes immédiatement connaissants”, ce qui est beaucoup lui accorder. Elle est plus aisée à connaître que le corps. Cette connaissance est de l’ordre de “l’évidence”. Elle exprime la relation pure et originaire du sujet pensant à lui-même. Nous savons également que cette relation première fait de la pensée une “substance”, qui non seulement se donne ses propres lois (autonomie), mais encore ne dépend pas de celles de la matière (indépendance). Certes, le corps reste attaché à l’âme, mais en une union substantielle que l’esprit ne peut “entendre” et qui ne trouve qu’en Dieu sa raison.
Le Moi met donc en ordre ses idées. Il le fait plus ou moins bien et il le fait par les mots. Le langage transcrit le pouvoir qu’a le Moi d’ajuster sa “volonté” à sa faculté “d’entendre”. L’ordre du discours n’exprime donc que l’agencement des idées par la pensée qui peut être “clair et distinct”, si nous réfléchissons avec méthode, ou au contraire “confus” et “trompeur”, si notre volonté s’aventure au-delà de notre pouvoir de comprendre. Lorsque la phrase est confuse, la pensée ne saurait être claire, et quand inversement nous appliquons bien “l’esprit bon” (comme le demande Descartes) cela se traduit automatiquement dans les mots. Il y a une relation “d’éminence” entre le langage et la pensée[7], qui nous indique déjà fortement que le désordre langagier n’est rien. Il n’a aucun sens ni aucune valeur, surtout pas une valeur esthétique. L’art poétique et surtout dramatique doivent exprimer cela. A l’époque classique, celle de Racine et de Corneille, la pensée doit être dans les mots comme dans un théâtre où elle se montre elle-même, et où elle montre en même temps à tous sa supériorité et son pouvoir. Le Sujet pensant a donc un pouvoir ontologique de mise en ordre de ses idées. Il est ontologique, car il manifeste que le monde de l’esprit est réel à part entière. Dans ce monde réel, le désordre n’a pas de propriétés, il n’est qu’une soustraction de perfections et non une addition d’essence. Il est la marque que l’homme n’est pas Dieu, quoiqu’il ait été conçu à son image. L’élève qui fait des fautes de syntaxe ou qui écrit avec lourdeur et maladresse, ne manifeste qu’une défaillance de sa pensée. Il exhibe du moins. Et le moins n’est rien, peut-être encore moins que rien.
Mais le décor change à l’époque de Duhem, de Poincaré et de Bergson. L’âge classique est révolu depuis longtemps. L’histoire donne la parole à de curieux personnages que l’on a plutôt mal baptisé: “poètes symbolistes”. Nous allons montrer que dans ce nouveau cadre, il y a encore une ontologie, mais qui ne nous conduit plus, malgré la volonté de “transposer la nature”, à accorder une réalité à l’Idée ou à l’Esprit. C’est en effet vers une ontologie sans arrière monde que le regard de ces “voyants” se porte, sans “azur” dans le Ciel qui est “noir”. Ces poètes ne vont pas dire l’Être ou son Absence quoique ce dernier mot soit fréquemment employé. Ils nous engagent plutôt vers une peinture processuelle de la réalité, comme nous allons le voir, et cette peinture s’effectue à l’intérieur du langage. Aucun mouvement de va et vient ne nous fait plus aller du langage à la nature, ou de la nature au langage. Ce double mouvement est à présent quasiment interdit à la poésie.
L’histoire de ces hommes n’est déjà pas anodine. Lorsqu’Isidore Ducasse décide de prendre la peau littéraire du Comte de Lautréamont, il est très jeune. Seul le premier chant de Maldoror sera publié de son vivant. Il s’inscrit dans une tradition: celle des poètes ou des essayistes qui veulent chanter le mal, comme le Marquis de Sade, ou comme Baudelaire. Mais sa lyre trouve des accents si étranges, dans le contenu de ses propos comme dans leur forme, que la réaction à son œuvre est allergique. Il va mourir vite, au reste.
C’est d’ailleurs l’un des points communs entre Ducasse et Rimbaud, autre étrange personnage qui écrit Les Illuminations en 1878[8]. Le génie fulgurant d’Arthur est repéré par G. Izambar (professeur de littérature) et P. Demeny, puis par son amant Verlaine et enfin Mallarmé. Mais au moment où son œuvre maîtresse est publiée dans La Vogue, il a quitté depuis longtemps l’Europe et ne s’occupe plus que de commerce et de trafics. Certes, la biographie n’éclaire pas toujours l’œuvre, mais ici la biographie entre elle-même et délibérément dans l’œuvre, que ce soit dans Une Saison en Enfer ou dans d’autres textes (Un cœur sous une soutane, par exemple). Mallarmé lui-même, bombardé chef de file de cette nouvelle école, est un professeur de français qui déteste son métier, qui vit les liens conjugaux comme un devoir et qui supporte les cris de ses enfants comme un véritable calvaire. Il ne fait pas mystère de ses tentations suicidaires (Igitur) et de son goût pour les tombeaux.
Ces personnages ont une manière bizarre de nous parler du Moi. C’est leur seconde caractéristique. Nous n’avons pas l’intention de mener ici une étude précise des Chants de Maldoror. Mais nous pourrions attendre de ce texte que le narrateur soit celui qui chante! Il prend effectivement la parole fréquemment, mais d’une manière intermittente et sans que les rôles soient clairement partagés et attribués entre lui, l’auteur (le comte de Lautréamont) et les personnages. Ducassé fait constamment glisser Maldoror du statut de narrateur à celui de personnage, comme il ne vit lui-même que de l’hésitation entre son nom et son pseudonyme. Lorsqu’il demande par exemple au lecteur, pris à parti, de “ne pas se fâcher contre lui” (Chant V), nous ne savons jamais exactement de qui il s’agit. Nous le savons si peu que Ducassé-Lautréamont-Maldoror en rit lui-même. Il en rit jusqu’au point de tourner le Moi en dérision, à moins que ce qu’il nous dise ne soit fort grave:
“C’est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant. Quand le pied glisse sur une grenouille, l’on sent une sensation de dégoût mais quand on effleure, à peine le corps humain, avec la main, la peau des doigts se fend, comme les écailles d’un bloc de mica qu’on brise à coup de marteau et de même que le cœur d’un requin, mort depuis une heure, palpite encore, sur le pont, avec une vitalité tenace, ainsi nos entrailles se remuent de fond en comble longtemps avant l’attouchement. Tant l’homme inspire de l’horreur à son propre semblable Peut-être que, lorsque j’avance cela, je me trompe; mais, peut-être qu’aussi je dis vrai”. (Chant IV).
Au début de ce quatrième chant en effet, nous vivons une métamorphose, un transport du moi vers son émiettement, vers sa dissémination dans les choses. La conscience, le langage, se répandent de l’homme jusqu’aux pierres, alors qu’en retour, “la pierre” et “l’arbre” ne sont plus que des mots. Cela, c’est ce que dit le contenu du texte. Mais il accomplit le même genre de processus dans sa forme: d’une proposition générale sur l’identité de l’auteur du chant, nous passons à l’aide d’une comparaison entre la peau de la grenouille et le corps humain à une autre proposition générale: l’homme a horreur de l’homme. Celle-ci sert en même temps à introduire le sujet principal de ce préambule: la haine de Maldoror envers l’humanité:
“Et bien soit, que ma guerre contre l’homme s’éternise, puisque chacun reconnaît dans l’autre sa propre dégradation… puisque les deux sont ennemis mortels”.
Mais cette haine ne s’exprime qu’à travers une nouvelle transformation: l’auteur du chant qui fait résonner sous ses doigts “la sonorité puissante et séraphique de sa harpe” n’est autre que Maldoror. Nous ne prétendons pas fournir une explication complète de ce processus esthétique complexe qui englobe à la fois la forme et le fond. Nous pouvons simplement constater quelque chose: les surréalistes avaient désigné Lautréamont comme l’un de leurs précurseurs. Ils voyaient déjà en lui cet art qui consiste à déchirer les vêtements intellectualistes de la conscience pour accéder “au fonctionnement réel de la pensée”[9]. Derrière le désordre apparent de la raison, nous retrouvons l’ordre réel. Pourtant nous ne nous transportons ici vers aucun lieu magique de la pensée réelle.
Certes, Lautréamont parle de “science”, mais c’est pour tourner celle-ci en dérision. C’est pour en faire un usage (les descriptions anatomiques par exemple) qui la ridiculise. A quoi accède donc le Moi, ici? Est-ce à un autre Je que le Moi, comme l’affirme Rimbaud dans une lettre à P. Démeny? La poésie est-elle ce qui nous transporte du lieu de la conscience, jusqu’au lieu de cet ordre inconscient et magique qui structure notre personnalité psychique? Nous nous situerions bien, dans un tel cas, entre une logique symbolique et une logique surréaliste. Mais ce n’est pas ce que fait Lautréamont. Après le Moi, en effet, il n’y a rien d’autre que le Moi. Il n’y a rien d’autre que la succession de ses métamorphoses. L’“ailleurs” des poètes n’est que cela. Le lieu où nous nous transportons n’est que l’acte de se transporter. Il n’y a pas d’au-delà, pas d’après, pas d’ordre qui viendrait remplacer ce désordre, ou que nous pourrions retrouver derrière lui comme un arrière fonds invisible. La poésie ne se réduit pourtant pas à un réseau de signifiants sans signifié. Rien n’indique vraiment non plus que le texte de Lautréamont soit une œuvre ouverte qui n’a de sens que par l’interprétation que les lecteurs en donnent, quoique cette dimension soit probablement présente. Il y a un Moi en effet, quoique celui-ci voyage et se transforme, quoiqu’il ne soit pas à l’aise avec lui-même. Pour ce Moi cependant, le désordre devient réel. Le désordre renvoie à cet éparpillement dans le contenu, comme dans la forme de la narration, éparpillement qui nous oblige à constater que nous ne savons jamais précisément à tel moment qui parle. L’auteur n’est plus une instance ontologique ou un principe métaphysique de subjectivité. C’est plutôt un fait qui est généré par le discours: il se trouve qu’il y a un auteur. Moi, c’est donc en même temps ce que le discours fait de Moi. Les mots que je prononce participent de moi-même. Ils deviennent donc importants, voire déterminants pour me définir. Ils ne sont plus de simples vêtements de ma pensée.
En même temps que le Moi est habité par les mots, en même temps que sa présence ne survient qu’à travers un morceau de langage, que nous pouvons soupeser et examiner comme un caillou, il se dissémine, selon la belle expression de J. Derrida. Puisque les mots participent de lui-même, il diffère sans cesse de soi. Il n’a d’unité que prospective, à travers cet éclatement, cette multiplicité et cette genèse. Il n’est plus question de demander au moi d’ordonner seul son discours. Puisque les mots sont en lui-même, ses conceptions deviennent opaques. Elles forment des arabesques. Ce qu’il pense n’est plus simplement relatif à lui-même, mais aux vêtements qu’il emploie. Peut-être faut-il cesser alors de parler de vêtement et commencer à dire que les mots sont la peau de ce dont il est la chair. C’est cette hétérogénéité constitutive du Moi qui introduit le désordre et qui donne à celui-ci un poids. Il se trouve d’un côté que ma pensée s’organise une instance autonome, mais qu’elle ne le fait pourtant qu’en étant hétérogène à elle-même, qu’en faisant habiter en elle ce qui n’est pas elle.
Nous retrouvons les traces d’une telle dissémination chez Mallarmé comme chez Rimbaud. Pour le second par exemple, le malheur est le Dieu du poète, parce que dans ses veines coule “le mauvais sang”(Illuminations). Il laisse la beauté s’asseoir sur ses genoux. Puis il la transpose, comme Lautréamont. Mais il faut pour cela qu’il “l’insulte”. Il va donc faire volontairement des fautes d’orthographe ou de syntaxe. Il va mélanger les tournures belges et françaises (“Qu’est-ce que c’est pour mon rêve cette pureté des races antiques?”) et ajouter des mots d’allemand et d’anglais (“Et je ris au Wasserfall”). Le désordre se met à habiter la langue et non plus simplement les règles de la narration. Il faut ajouter que la chose n’est pas seulement exprimée, mais réfléchie par le poète. Ce n’est pas simplement qu’il affirme:
“J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules; contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs” (Une Saison en Enfer).
Mais il écrit également:
“J’inventais la couleur des voyelles! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je réglais la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattais d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens”.
Ainsi dans cet art poétique qui s’intègre à présent à la poésie, de sorte que celle-ci se repaît d’elle-même en une étrange figure caractéristique de ce qu’A. Badiou appelle “l’age d’or des poètes”[10], les lettres ne sont plus des outils pour fabriquer des mots. Les mots ne sont plus les supports des idées. Au contraire, non seulement la pensée se dissémine dans les lettres, mais elle s’éparpille à présent dans une sémantique des sensations. “Moi”, ce n’est plus simplement mes mots, mais également mes odeurs, mes couleurs, etc… Pour cette pensée par conséquent, le désordre n’est pas du “moins”. Elle en tire au contraire sa fécondité. Le poète chante le fait que sa pensée est habitée par ces mots et par ces sensations. Ils ont une épaisseur et une solidité dans laquelle elle est prise. C’est pourquoi, il faut bousculer la syntaxe, faire des fautes d’orthographe, c’est pourquoi il faut mélanger le familier et le sacré, le religieux et l’érotique. C’est ainsi seulement que nous pouvons voir que le langage n’est plus un théâtre dans lequel la pensée se parle à elle-même et nous montre son pouvoir. Le poète nous montre son épaisseur au contraire. Il nous montre que plus nous cherchons à la rendre transparente et plus elle perd ainsi sa valeur de pensée. Cette formulation est paradoxale. Comment mieux la comprendre? Faut-il laisser l’écolier continuer de se tromper dans la construction de ses phrases?
“La rose absente de tout bouquet”.
Stéphane Mallarmé n’a que faire de la mer et des bateaux sur lesquels nous pouvons naviguer. Seule l’effectivité des mots retient son attention. “La pénultième” ne réveille “le démon de l’analogie” que par le son “nul” qui résonne comme une corde tendue sur un instrument de musique[11]. Il ne parle pas de la nature, au sens de l’environnement extérieur. Celle-ci, comme le dit l’auteur “a lieu; on n’y ajoutera pas”. Il ne s’agit pas de l’imiter. Nous sommes donc tentés d’en conclure qu’il ne parle que du langage. Il faut refuser les “matériaux naturels” ainsi que la pensée qui les ordonne. Penser, c’est écrire, sans accessoire ni chuchotement, “l’immortelle parole”. Comme Saturne dévorant ses enfants, le poète ne se nourrit plus que de son propre instrument. En quoi consiste alors cette transposition, ce saut que doit effectuer l’art? Où gît exactement “le mystère” ou “l’Idée” que la parole et la musique sont censées peindre l’une et l’autre, selon les propos même de Mallarmé? Si le poète, en effet, réduit la pensée aux mots, les idées aux paroles, si la nature comme référent extérieur n’a plus d’importance ni de pertinence, ne sommes-nous pas conduit à dire qu’il n’y a plus d’ontologie de la parole poétique? Comment le poète pourrait-il nous peindre la réalité, s’il refuse d’aller au-delà de l’instrument qui sert à la peindre? Dans les tranchées boueuses de l’est de la France, Ludwig Wittgenstein ne va-t-il pas écrire lui-même, pendant la Grande guerre, que le monde se dissout en faits[12]? Mallarmé semble vouloir dire la même chose en ajoutant cette précision: ces faits dont il est question ne sont pas logiques, mais langagiers. Le poète est donc enfermé dans l’univers des mots et il n’y a pas de référence à aller chercher au-delà. L’au-delà est inscrutable, non pas parce que nous n’y avons pas accès, mais plutôt parce qu’il est une mer de hasard entre deux coups de dès, un océan de Rien.
L’auteur lui-même ne nous engage-t-il pas sur cette voie en précisant que l’écriture n’est qu’un jeu et qu’elle ne sert à rien? Ne prolonge-t-il pas cet effort de pensée en affirmant:
“Le Ciel est mort. Vers toi, j’accours! donne, ô matière,
L’oubli de l’Idéal cruel et du Péché
A ce martyr qui vient partager la litière
Où le bétail heureux est couché
Car j’y veux, puisque enfin ma cervelle, vidée
Comme le pot de fard gisant au pied d’un mur,
N’a plus l’art d’attifer la sanglotante idée,
Lugubrement bâiller vers on trépas obscur?”
Ce poème fait irrésistiblement penser à ce tableau de Magritte où l’on voit une statue qui saigne. Le ciel est mort donc, ou alors il est noir, comme dans Une Saison en enfer. Il n’est donc plus habité par les dieux, par l’esprit ou par le verbe. Nous avions éliminé la nature, nous éliminons à présent le divin, ne sommes-nous pas en train de renoncer à parler d’autre chose que de l’écriture[13]? Si tel est le cas, l’art lui-même n’a plus qu’une dimension anthropologique. Langage ici, peinture là-bas, il ne nous montre que l’homme. Il ne dit rien du réel.
Bien entendu, dans une telle perspective, notre démarche devient problématique. Il est vain de vouloir comparer l’art à la science, puisque l’un comme l’autre ne nous délivrent aucune ontologie. Au reste, nous avons dit que l’artiste peint une nouvelle forme de réalité alors que le philosophe la réfléchit. Mais cette répartition des tâches semble être fausse, puisque Mallarmé comme Rimbaud ont la particularité d’intégrer à la poésie elle-même une réflexion sur la poésie. Cette démarche réflexive va apparaître également dans la peinture (avec Malévitch et le suprématisme). N’est-ce pas le signe que nous n’avons plus besoin du logoV du philosophe?
Cette interprétation de l’hermétisme mallarméen est actuellement à la mode. Nous ne saurions cependant y souscrire. Pourquoi? Commençons par un petit détour pictural. Nous savons que le mouvement expressionniste est constitué de deux écoles, celle du “Brücke” et celle du “Blaue Reiter”, fondée par Kandinsky et Marc avant la Grande Guerre. C’est à cette dernière que Paul Klee et Ernst Macke appartiennent. Or, Klee reproche aux impressionnistes de s’ouvrir à la nature “passivement”, de vouloir encore l’imiter et la reproduire. L’expressionniste est constructiviste au contraire. La prépondérance revient “au squelette” du tableau qui est un “organisme”. Les maisons se mettent à pencher pour s’intégrer à l’harmonie du tableau, quoiqu’elles soient droites dans la nature, les humains ne sont plus en état de vivre. Les arbres forment des triangles, comme dans une baigneuse célèbre de Cézanne. La forme des dessins flotte à la surface des couleurs comme des gouttes d’eau qui glissent sur la vitre d’une voiture. L’œuvre a une architecture propre dont la vérité émerge comme une force immanente et interne. L’artiste ne parle pas de la nature, mais il dit quelque chose du monde. Il le dit à l’intérieur du tableau, dans sa genèse. Il dit que le monde lui-même a un intérieur, “une nature naturante” et que celle ci n’est rien d’autre “qu’un processus créateur”[14]. Il le dit parce qu’il donne lui-même un intérieur, une harmonie propre au tableau. Dire ainsi la créativité du monde, ce n’est pas l’imiter, c’est la refaire, c’est véri-fier celle-ci en rendant la peinture elle-même créative, de sorte que le tableau ne soit plus qu’un morceau de monde.
Bien sûr nous ne souhaitons pas effectuer de comparaisons sauvages. Nous croyons simplement à une certaine contagion des idées. Ce n’est pas parce que Mallarmé renonce à parler de la nature, que sa parole perd toute valeur expressive. Pourquoi autrement ce vocabulaire de la transposition et du mystère? Il n’est pas question de renoncer à “suggérer”. Laissons-le au reste se défendre lui-même:
“Décadente, Mystique, les Ecoles se déclarant ou étiquetées en hâte par notre presse d’information, adoptent, comme rencontre, le point d’un Idéalisme qui (pareillement aux fugues et aux sonates) refuse les matériaux naturels et, comme brutale, une pensée exacte les ordonnant; pour ne garder rien que la suggestion. Instituer une relation entre les images exactes, et que s’en détache un tiers fusible et clair présenté à la divination…”
Que Mallarmé refuse de peindre le monde extérieur n’a pas lieu de nous affoler, puisqu’il ne s’agit là que du monde des objets que nous nous représentons[15]. C’est comme un théâtre d’images et de personnages détachés de notre pensée. Plus celle-ci s’embarque dans cette direction, et plus les mots deviennent “des pièces de monnaie usées que l’on se passe en silence”. Le langage instrumentalisé, loin de la belle clarté recherchée et trouvée par les classiques, est vide de sens. Les mots, sans une épaisseur signifiante se transforment en vêtements encombrants et inutiles. La parole qui les profère est celle de la conversation, de l’homo loquax. Il n’est donc pas question non plus de s’enfermer dans le langage. L’instrument en lui-même n’a pas plus de valeur que le référent.
A l’opposé de ce langage véhiculaire, les mots du poète peignent une rose. Mais ce n’est pas celle de la nature. Ils nous montrent “la rose absente de tout bouquet”, l’Idée. Sont-ils en train de nous designer un arrière-monde, un nouvel azur? Bien sûr que non. L’azur est mort! affirme Mallarmé. Pourtant en même temps:
“… L’azur triomphe, et je l’entends qui chante
Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus
Nous faire peur avec sa victoire méchante,
Et du métal vivant sort en bleus angélus”.
Les mots ne parlent que de la rose présente dans le langage. Mais celui-ci n’est plus un écran entre nous et la nature. Le langage est un morceau de monde. Le poète nous montre celui-ci à l’intérieur des mots. Il refait l’intériorité du monde en donnant de l’intériorité aux mots. La transposition n’est rien d’autre que l’accent mis sur le fait que le langage signifie, qu’il est capable de porter en lui cet invisible de la signification.
“… vain, si le langage, par la retrempe et l’essor purifiant du chant, n’y confère sens”. (La musique et les lettres)
Nous n’y prêtons pas attention d’ordinaire, tout occupés que nous sommes à nous en servir pour communiquer. Le poète inverse donc le sens du regard de l’homme de la rue. Il lui montre ce qui est dans toutes ses paroles sans qu’il le voie. Cette démarche est expressive, suggestive. Elle n’est ni réductrice, ni nihiliste. Ce n’est pas parce que nous n’utilisons plus la nature comme modèle que le monde n’est rien pour le poète.
Ainsi, lorsque nous prenons à présent ce morceau de monde qu’est le langage et que nous le polissons jusqu’au point où, par de savantes distorsions, il luit comme de l’or, cette présence du sens dans les mots est aussi celle de la rose. Il y a un référent qui se construit. Mais pourquoi faut-il des distorsions pour faire émerger le sens? Pourquoi faut-il du désordre? Notons d’abord que par cette étrange réappropriation, le désordre acquiert une dimension ontologique. En même temps que le désordre émerge dans les mots, i1 émerge réciproquement dans le monde.
Nous comprenons par là également la différence entre la démarche du poète et la faute de l’enfant sur les bancs de l’école. Cette faute ne nous renvoie qu’à un jeune esprit qui se forme et balbutie encore les règles de la syntaxe. Mais le poète, lui, parle d’autre chose, il évoque cette dimension ontologique du désordre, il convoque le réel lui-même qui, en tant que tel, semble bégayer dans les hésitations de son essence.
“L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité brisée; ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur les pierreries…” (Stéphane Mallarmé, Crise de vers).
Mais de quel désordre parlons-nous alors? Comment mieux dessiner son allure à défaut de pouvoir ressaisir sa forme? Nous savons comment faire. Nous tenons la méthode. Il n’est pas question de prononcer un grand discours de métaphysique générale. Il faut plutôt regarder comment le poème se construit. Si le langage est un morceau de monde, l’épaisseur ontologique du désordre va être générée par le poème, va surgir dans son squelette et dans sa chair.
Monde créateur et parole créatrice
“De même que l’homme, le tableau a lui aussi un squelette, des muscles et une peau. On peut parler d’une anatomie particulière du tableau.” (Paul Klee, Approches de l’art moderne).
Je me souviens d’une scène plutôt saisissante dans le Werther de Goethe. Le jeune héros doit se rendre à un bal avec deux amis. En chemin, ils prennent avec eux une jeune fille qui n’est autre que Charlotte. Tout le registre poétique joue déjà sur une transposition, ou si l’on veut un symbole. Il y a Werther, jeune homme de bonne famille, ses amis, sa cavalière future, belle et insignifiante (unbedeutende). Il y a cet univers social de conventions et de conversations auquel le héros participe, mais qui le laisse indifférent. Il faut transpercer ces apparences pour que les choses deviennent d’un seul coup signifiantes.
C’est alors qu’un orage éclate pendant une danse. Le tonnerre couvre les bruits de la musique. La nature parle plus fort que le langage humain. Elle fait à la fois irruption comme paradigme dans le roman, et comme agent visible sur la scène. Elle ne peut le faire que par un mouvement brutal qui détruit les conventions humaines, qui fait exploser ce théâtre sur lequel le Moi pense pouvoir se déplacer en maître. “Le désordre” devient donc “général” (die Unordnung wurde allgemein). Ce mouvement d’entraînement est suffisant pour que l’amour-passion se réveille en une exaltation caractéristique de l’émergence de la fonction esthétique, sous sa forme romantique[16]. C’est ainsi, conformément aux volontés de Kant, que “le sublime” se transporte au-dessus du beau et révèle aux yeux de l’homme la puissance d’un ordre naturel qui le dépasse. Il faut que nous nous effacions devant les chutes du Rhin, ou devant la neige qui tombe sur le massif des Ecrins. Le langage poétique prend lui-même en charge ce transport et ce dépassement grâce à son pouvoir allégorique. Tout comme l’aigle et la foudre nous donnent plus à penser que le nom de Jupiter[17], l’éclatement de l’orage dans cette scène de campagne symbolise l’omniprésence de la nature. Ainsi surgit un langage dans le langage, une “autre nature” imaginaire, comme dit Kant, dont nous possédons en même temps les règles de décodage et au sein de laquelle le poète trouve refuge. C’est comme donc si derrière le symbole, il y avait une Idée esthétique vers laquelle nous serions transportés, par le formidable travail réfléchissant de l’analogie esthétique. Certes, nous ne saurions la conceptualiser à l’avance, mais nous pourrions la reconnaître. Pas plus que le commerce des hommes n’a de poids devant la force de la nature, le symbole ne peut venir perturber l’Idée qui transparaît. Il se contente d’être comme une sorte de grand tambour qui la fait résonner. Il ne la fait pas exister. Quand il y a du désordre sur la place des hommes, cela ne bouleverse pas la grande architecture. C’est vers Dieu, au reste, que nous fait remonter l’analogie, un Dieu qui possède une infinie puissance de comprendre.
C’est précisément cette idée selon laquelle le symbole renverrait à l’arrière fonds, que Mallarmé veut détruire: elle est périmée et ne peut plus caractériser la modernité. Les mots ne sont pas des trappes pour un ordre d’intelligibilité caché que le poème pourrait révéler. Voilà pourquoi, en plus des figures classiques de l’hyperbole, de l’oxymore ou de la métonymie, le poète français cultive des inversions étranges (“Disposition l’habituelle”), dispose volontairement les termes dans une phrase de manière à susciter l’équivoque[18], invente des mots qui n’existent pas[19] (ptyx; authentiquer le silence). Il pratique l’ellipse en oubliant des articles ou quelquefois des noms. Il redonne volontairement à ceux-ci des sens rares, viole secrètement les règles de fonctionnement des conjonctions[20]. Il parle lui-même constamment “d’interruptions”, de “dissolutions”, de “contradictions” et de “déchirures”. Il faut une syntaxe continue bourrée d’effets discontinus, qui bouscule la compréhension logique du langage. Il faut des indécidables, des bifurcations et des catastrophes. Le désordre n’est plus une idée négative. Il agit sur le sens du poème. Inversement celui-ci n’est plus une entité détachée des mots dans lesquels il s’exprime. Cela donne l’effet suivant:
“Rien, cette écume, vierge vers
A ne designer que la coupe
Telle loin se noie une troupe
De Sirènes mainte à l’envers
Nous naviguons, ô mes divers
Amis, moi déjà sur la poupe
Vous l’avant fastueux qui coupe
Le flot de foudres et d’hivers;
Une ivresse belle m’engage
Sans craindre même son tangage
De porter debout ce salut
Solitude, récif, étoile
A n’importe ce qui valut
Le blanc souci de notre toile”.
Nous repérons immédiatement les effets que nous venons de décrire dans ce Sonnet de 1893. Le mot “vers” est disposé de telle façon que nous hésitons entre la préposition qui indique la direction, et le nom qui désigne le rythme et la métrique propre à l’écriture poétique classique. Le mot “mainte” est employé au singulier, en une tournure rare, mais répertoriée dans Littré. “Sans craindre même son tangage” s’intercale entre “Une ivresse belle m’engage… De porter debout ce salut” au prix d’une distorsion (puisque l’on dit “m’engage à”). Cette distorsion nourrit une puissante ambiguïté syntaxique puisque la préposition “à” apparaît à la fin: “A n’importe ce qui valut”. Enfin les deux morceaux de phrases (A ne désigner que la coupe! A n’importe ce qui valut) rythment le poème d’une manière une nouvelle fois choquante par sa syntaxe, particulièrement dans le dernier tercet.
Une fois ces remarques faites, nous percevons, dans le premier quatrain une sorte de comparaison entre un animal mythique et l’écriture poétique, comparaison reprise dans la fin du recueil[21]. Le premier vers qui n’est rien et qui pourtant s’écrit, prend la forme d’une énumération qui fait sens, et non d’une juxtaposition. Rien et vierge vers résonnent en écho comme le commencement et l’achèvement d’une histoire. Les sons ien, ier et er se répondent en une assonance doublée d’une allitération en v. Ils ne font que renforcer la présentation oxymorique de l’écriture qui est tout et rien à la fois. De plus, la mise en place de ce dispositif isole le mot “écume”, qui annonce avec “la sirène”, la venue de l’élément marin, principal paradigme du sonnet à l’intersection entre poésie et musique. Nous pouvons alors concevoir également qu’un réseau sémantique se tisse entre “écume” et “A ne désigner que la coupe”, comme si le premier mot n’était qu’une excroissance que le second vers avait pour charge de développer, à la manière d’une bulle monstrueuse qui naîtrait à partir d’un point à l’intérieur de l’ordre linéaire des vers.
a– La sirène est un animal mythique dont on peut dire par exemple qu’elle symbolise la poésie lyrique. Sa noyade et son inversion renvoient alors à cette crise “exquise”, fondamentale que subit la “littérature”. Le poète Moderne nous adresse un Salut par-delà le Romantisme. Ne tenons-nous pas là une clé pour “transposer”, pour retrouver l’idée derrière les mots? Le deuxième quatrain ne parle-t-il pas de l’avenir, de ce nouvel Ulysse qui navigue avec ses compagnons vers les terres inconnues où une ivresse belle l’engage?
A ce premier point pourtant déjà le réseau sémantique bifurque. Une première catastrophe se produit. La noyade de la Sirène peut également renvoyer à l’échec que l’auteur rencontre dans une époque qui ne le comprend pas, celle du progrès industriel, du libéralisme économique, de la démocratisation de la culture. Mallarmé se plaint amèrement de ce Siècle de journalistes et de lecteurs de Jules Verne. Le sens de la poétique alors est en même temps politique. Mallarmé nous peint l’écart entre ce qu’il fait et le monde dans lequel il vit. C’est cela le référent auquel se rapporte le symbole.
b– Mais nous pouvons également considérer qu’un animal mythique ne se noie pas, que par ailleurs le désespoir de l’auteur contrasterait avec la suite du sonnet parlant de perspectives belles et de tangages prometteurs. Nous avons là une deuxième bifurcation. Quel “avant fastueux” coïncide avec la noyade de la Sirène?
Nous pouvons considérer d’abord que cette troupe d’animaux crevés qui flottent sur le ventre ne renvoie qu’à ces mots: “Rien”, “écume”, “vierge vers”, à ne désigner que la coupe”. Le symbole de l’animal mythique ne renvoie plus alors, ni à la crise de l’écriture et au dépassement du romantisme, ni au drame du poète incompris dans son époque. Le personnage de la sirène ne symbolise que la vacuité de l’écriture elle-même. Il est l’image en miroir d’une suite de mots énumérés dans la phrase. Et la structure du poème elle-même, avec sa forme ouverte, et ses bifurcations syntaxiques et sémantiques, n’est plus alors que le reflet de ce reflet. Elle traduit la parole poétique qui a le goût de “l’amer”.
Ainsi, dans le fil tenu qui sépare le poème et lui-même, dans cette différance, cette discrépance, nous avons déjà fait surgir un objet: l’Amer. Pouvons nous nous contenter de cette émergence, de cette loi du Rien = Rien, que le poème raconte? Pourquoi dans un tel cas “les perspectives seraient belles” si nous retombions aussi platement sur les paroles de l’Ecclésiaste, si nous nous contentions comme lui d’affirmer que “vanité, vanité, tout n’est que vanité”? Le poète “navigue sur la poupe”, et “une ivresse belle l’engage”! Il n’est pas nihiliste. Il ne veut pas crier que le monde est absurde, que la vie n’a pas de sens. Sur les bords inconnus de son étrange rivage, le néant est bien là. Il a une réalité. Mais le néant n’est pas là pour lui-même. Le désordre est bien là, dans le poème, étrange distension, savantes contusions, mais il n’est pas là pour lui-même. La parole créatrice, cette lanterne obscure, “cette angoisse lampadophore”, cette “virtualité” de sens s’allume par des divergences et des bifurcations successives. Elle est cet ordre qui se fait dans cette syntaxe qui se défait, en de “vertigineuses sautes” et par une “totale arabesque”. C’est cette activité interne, tremblante, du poème que Mallarmé exprime ici. Elle constitue son “blanc souci”. Nous venons de faire surgir un deuxième objet dans l’écriture: l’activité créatrice, l’ordre dans le désordre.
Je regarde à nouveau le poème Salut et je pense y voir à présent autre chose. Imaginons un moment que j’écrive des phrases sur des feuilles, puis que nous collions ces feuilles les unes contre les autres. Je peux toujours décider de faire mal mon travail et de faire en sorte que les pièces ne s’assemblent qu’en d’imparfaites jointures. Il va manquer des mots, des articles. Nous allons regarder le résultat. C’est comme si alors, autour du texte écrit, il y avait un autre texte qui remuait, grâce à ce léger décalage introduit par mon procédé. Bien sûr, je peux faire cela automatiquement, comme les surréalistes qui croient à un ordre inconscient et magique. Mais je peux aussi sentir quels sont les endroits où il faut que les phrases s’entrechoquent, que les feuilles de papier se chevauchent. Il y a des points singuliers, où à partir d’une petite cause, un léger décalage, je vais faire apparaître dans le poème cette structure ouverte que je recherche:
“de porter debout ce salut… de porter debout ce salut à celui qui… de porter debout ce salut à n’importe qui…”.
Autour des lettres écrites, de ce substrat matériel, il y a une forme qui ondule et que je ne peux jamais totaliser ou saisir. Elle vit de son équivoque en même temps qu’elle se montre ainsi pour nous qui la regardons. Elle exhibe son opacité.
Malgré les rapprochements de vocabulaire que nous venons d’effectuer ce langage poétique n’est pas celui de la science. S’il introduit du désordre, il n’en parle pas de la même façon. Tout s’effectue au niveau du jeu équivoque entre connotation et dénotation. C’est ce jeu là que le scientifique déteste et qu’il cherche au maximum à réduire. Pourtant, à la même époque, c’est comme si le savant et l’artiste trouvaient des objets dont la silhouette se ressemble et que le philosophe peut chercher à comparer. En regardant Mallarmé travailler, il me semble donc qu’il nous apprend une seconde chose. Le désordre a une réalité, certes, parce que sans lui, nous ne pouvons pas faire surgir la rose. Il n’est pas question de l’éliminer, d’en faire une idée négative. Je ne sais jamais exactement à quel moment vont s’opérer ces sutures, ces ellipses, ces blancs. Si je fais attention au détail syntaxique du texte, je me perds de bifurcation en suture, de suture en chevauchement. Bien sûr, il est possible d’obtenir un effet d’explication local, comme celui que je viens d’essayer de produire. Mais si l’on cherche à faire de lui une méthode pour interpréter tout le recueil, il me semble qu’on demande trop. Localement, je suis myope. Je ne vois que des morceaux de sens.
Prenons une nouvelle image: nous sommes devant une fourmilière. Nous voulons essayer de suivre le trajet des ouvrières, qui semble à peu près emprunter les mêmes chemins. Nous regardons de plus près et nous déchantons très vite. Impossible de trouver là une véritable régularité. Pourtant l’activité de la fourmilière ne se fait pas n’importe comment. Eh bien, c’est ainsi que Mallarmé écrit. Impossible de prévoir à l’avance où se feront ses coupures, ses distorsions, et pourtant lorsque nous passons du local au global, elles ont un sens. Quel genre de sens? Pourquoi le poète français insiste-t-il tant sur la vie de la langue, sur sa respiration ou sur sa mélodie? A la différence d’un ordre que nous pourrions décrire et expliquer à l’avance, celui-ci a une forme créatrice qui se nourrit des irrégularités du substrat (la syntaxe) sur lequel il repose. La transposition n’aboutit donc jamais à détacher une Idée du langage, elle manifeste simplement la créativité signifiante du langage. L’absente de tout bouquet est créée. Elle n’est pas cette fleur déjà observée. Mais elle est en même temps plus que le nom de “fleur”, plus que le langage lui-même.
Que dit Mallarmé? Que fait Mallarmé par ce qu’il dit? Pour nous philosophes, sa parole résonne d’un drôle de son. Sa voix a une bizarre harmonie. Il nous dit d’abord que le monde n’a pas d’essence, c’est pourquoi rien ne luit là haut. Contrairement aux tableaux éclairés par les soleils naïfs de Van Gogh, ici l’azur est noir. Le monde n’est plus habité par un Dieu: cette thèse n’a rien à voir avec l’homme ou le langage. Sa dimension n’est pas anthropologique. Elle indique assez nettement que l’art est chargé d’une vraie vision du réel.
Mais il nous dit ensuite que, dans l’ordre des mots du langage, dans sa syntaxe, nous pouvons, par des distorsions calculées, faire surgir une équivocité ouverte et créatrice. Nous pouvons la construire, l’enfanter. Nous pouvons peindre dans les mots une rose qui se fait et apprendre ainsi quelque chose, non pas sur le langage, mais sur la rose.
Elle se fait d’abord dans les mots. Ceux-ci ne sont pas isolés d’elle comme des soldats enfermés dans une forteresse. En eux le réel est présent. Il n’est pas besoin d’aller le chercher ailleurs, d’aller pénétrer les laboratoires secrets de la nature. Au contraire, qu’est cette rose absente qui s’élève, sinon le monde qui se manifeste? J’ai bien dit le monde, et non pas la nature, les choses extérieures. Il faut apprendre à ne pas confondre le réel qui nous parle, qui est présent dans les mots, et les objets que nous nous représentons. Cette présence est un fait, mais aussi un supplément qui s’ajoute à nos représentations: le supplément du sens. Le réel est donc ordre, ou sens; il n’est pas que la nature qui chante ou les petits oiseaux, autrement le souci de transposition qui habite le poète n’aurait pas de pertinence. Pourtant le réel comme ordre ou sens n’a pas d’être. Il se pose comme un fait, dans l’événement d’un mot, dans la “circonstance” de l’écriture mallarméenne. Il est pourtant plus que le simple fait de se poser. Présence du sens, pouvoir expressif des mots. Ce vocabulaire n’est pas nouveau. Il va hanter la phénoménologie naissante (Edmund Husserl) et la pensée du grand philosophe allemand Martin Heidegger, qui donne lui aussi une version philosophique de l’absence de la rose.
Mais le poète français ajoute un supplément: pour que le monde soit présent, il faut que la langue déraille. Il faut qu’elle soit forcée, violentée, qu’elle défaille. Il faut l’insulter de telle sorte que l’efficience du sens ne se manifeste que dans la déficience des mots. Voilà pourquoi nous parlions de désordre. Le réel n’est donc présent que dans et à travers son contraire. Non seulement il n’a de sens que dans des événements et non comme arrière monde, mais en plus il y a, dans le fait qu’il se présente, quelque chose qui contredit ce qu’il est. Voilà donc vers quoi nous acheminent ces premières traces d’une réflexion sur le désordre, depuis le lieu d’origine où le problème apparaît.
Nous pourrions concevoir cette catégorie comme un outil pour nous dire que le monde n’est rien, qu’il n’a pas de sens, ni d’unité. C’est ainsi en effet qu’un double courant de pensée nihiliste va se développer dans le Siècle; il s’agit en effet encore d’un courant philosophique. Il nous donne malgré lui une vision du réel en tant que tel. Il ne nous dit pas simplement, comme au temps des empiristes ou des positivistes, que nous n’avons pas accès à l’essence des choses, que nous ne pouvons pas savoir ce qu’est le réel en tant que tel. Il affirme: en tant que tel, le réel n’est rien. Il n’a donc pas d’essence. Les mots, de sens, d’ordre, de réalité ne recouvrent que des fictions produites par une pensée réactive et malade. Le mot “rien” par contre devient chargé d’une signification qu’il ne possédait pas avant.
Mais nous avons voulu montrer que ce n’est pas ce que peint Mallarmé. Il ne décrit pas la dissolution de la rose dans le langage. Mallarmé n’est pas Andy Warhol ou Umberto Eco. Il n’affirme jamais qu’il ne reste de la rose que le nom. Il ne nous demande pas de choisir entre un monde du plein et un monde du rien. Poincaré, Duhem, Mallarmé, Rimbaud: un nouveau paradigme émerge pour lequel le monde n’est pas vide. Il a de l’ordre, et également des trous. C’est pourquoi ces derniers ont une valeur. C’est par eux, c’est par leur déficience, que l’ordre n’est plus une fin, une essence, ou un principe de raison. Mais il n’est pas non plus un rien. L’ordre n’est donné que dans et à travers le désordre. C’est parce qu’il contient ainsi en lui son contraire, comme le plein de l’écriture mallarméenne qui rencontrait l’amer des distorsions syntaxiques, que l’ordre se fait, qu’il diffère sans cesse de soi. Le désordre ne sert donc pas à montrer que le monde n’est rien, mais plutôt à en présenter une image processuelle. Le réel nous parle encore, mais moins comme une chose que comme une activité.
Toute la métaphysique classique est imprégnée de cette volonté de représenter le réel comme une chose, comme ce qui ne bouge pas. Ce que tendent à nous dire au contraire les savants et les poètes que nous avons convoqués, c’est que le réel bouge. Ce n’est même pas la rose absente de Mallarmé qui vacille, c’est plutôt ce vacillement qui est la rose, qui la définit en tant que rose. Le mouvement, le temps, l’histoire ne sont plus des propriétés du réel. Toutes choses au contraire dans le réel sont les propriétés du mouvement et du temps. C’est cette conception du réel comme activité qu’une réflexion sur le désordre réveille. Je vais donc essayer de la développer.
MESSAGER ET BRICOLEUR
J’ai sans cesse effectué une distinction entre le réel tel qu’il est vu par la science, ou tel qu’il est peint par l’artiste, et le réel en tant que tel. Cette distinction a justifié le choix de la démarche comparatiste et indirecte dans laquelle je m’inscris et qui a une histoire dans le déroulement de ce siècle et dans l’espace français. On pourrait penser qu’à travers elle, je reviens à la traditionnelle définition métaphysique de la philosophie. En un sens c’est vrai et je le revendique. Aristote ne disait pas autre chose, quoiqu’il n’employât pas le mot Réel, mais le mot Etre (to on).
On pourrait en déduire que je conçois encore la philosophie comme la Science des sciences, comme le Savoir suprême qui éclaire tous les autres savoirs. Ce savoir absolu aurait seul pour charge de nous dévoiler les principes, les fondements du réel.
On me préparerait alors ces deux objections traditionnelles:
1 – “Votre science du réel ne va donner qu’une représentation de celui-ci. Elle ne nous dira donc pas ce qu’il est en tant que tel, mais ce qu’il est tel que. Vous le voyez à travers votre pensée. “ Cette objection est très ancienne. Platon se la formulait déjà à lui-même dans un dialogue célèbre, Le Parménide.
Voici à présent la seconde: 2 – “ Puisque vous ne parlez pas vraiment du réel en tant que tel, mais que vous refusez en même temps de traiter plus modestement l’un de ses aspects, vous ne parlez de rien. Votre parole est vague, générale. Elle est ab-straite, c’est-à-dire coupée de tout objet”. Ces deux objections ont pesé lourdement sur le destin de la philosophie et sur la culture de notre siècle. Il ne faut pas en sous-estimer la pertinence. Comment y répondre?
Dans la vision du monde qui émerge à travers la plume du poète, le réel bouge, il se fait. Pourquoi sommes-nous sûrs qu’il s’agit du réel et non de l’une de ses peintures? Là encore, il nous semble qu’une importante transformation se produit. Si le réel se fait, de même que la rose n’est présente que dans les mots, de même le réel est présent dans ses peintures, le réel en tant que tel. Cela ne poserait un problème que si l’on isolait son essence de ses manifestations; or précisément, dire que le réel se fait, c’est dire qu’il n’est rien en dehors des faits. Il n’est actif qu’à l’intérieur de l’événement. Il n’a de chair que dans sa peau. Il se fait donc aussi à travers le langage, qui n’est plus un masque ou un écran.
Tout le problème qui se pose alors au philosophe n’est pas d’accéder à lui, mais de le réfléchir, de le théoriser, de montrer qu’il participe au réel au lieu d’être simplement inclus en lui. Prenons encore une image pour nous faire comprendre. Nous allons plusieurs fois revenir à cette image. Elle est célèbre dans l’histoire de la philosophie. C’est l’image de la ville. Tout le monde peut voir la ville depuis sa fenêtre ou son balcon. C’est autre chose de penser aux maisons et à la ville, pourtant la ville n’est rien en dehors des maisons. Mais le philosophe n’a pas pour simple tâche de voir. Il doit réfléchir ce qu’il observe, il doit penser cette différence entre la ville et la maison à laquelle personne ne pense jamais. Il ne délivre pas pour autant une essence de la ville. Comme tous les passants, il n’a pas d’autre pouvoir que de prendre des clichés, que d’examiner des images, des aspects. Mais il donne un point de vue réfléchi, un point de vue sur “le réel en tant que tel”. Il donne une image théorique et spéculative, quoique ce ne soit qu’une simple image, une notation partielle de vérité réelle.
Nous découvrons en même temps par là la spécificité du philosophe. Le savant cherche à réduire le plus possible la ville entière à ses photos. Il fait comme s’il n’y avait que celles-ci. Il compare continuellement les clichés qu’il prend et il construit à partir de cette comparaison une structure. Il ne parle pas directement du monde. Il n’évoque pas directement la ville. Le poète en donne une image au contraire que le philosophe réfléchit. Ce logos, cette sophie, marquent la naissance de ma discipline. Est-elle ainsi une science ou une science de la science? Certainement pas et cela répond à la deuxième objection formulée. La parole du philosophe est abstraite lorsqu’il s’imagine qu’il peut reconstruire entièrement la ville par sa seule pensée. Ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder pour que la rose émerge de son langage réflexif, pour qu’il la théorise. Il est comme tous les autres hommes. Il donne son point de vue, il parle de ce qu’il voit. Sa réflexion, plutôt qu’une construction a priori, est au contraire un retour sur ce que d’autres ont vu avant lui.
La spécialité du philosophe, c’est de ne pas se contenter de ses yeux. Il va constamment regarder à la fois les tableaux de l’artiste et les clichés du savant. Il va également consulter ce que les autres philosophes ont dit, il se nourrit d’une mémoire historique et collective. C’est avec cette nouvelle super vue, ces nouveaux supers yeux qu’il regarde. Il n’est rien sans ce langage indirect. Voilà pourquoi la philosophie, depuis sa naissance, depuis l’origine même du mot est amour, plutôt que reine ou déesse. Elle est réflexion plutôt que doctrine. Elle n’édicte pas ses ordres à Part et à la science. Elle est au contraire leur débitrice. Impossible au philosophe de sortir de son chapeau les premiers principes. Il est à la peine au contraire. Il aime. Il est à la remorque de ce que le savant et l’artiste lui indiquent, étant entendu que chaque nouvelle oeuvre, chaque nouveau théorème vont venir perturber son discours. Il aime. Il ne possède pas.
Ce que nous disons, tout le monde le sait depuis toujours, depuis que Socrate lui-même nous a révélé sa docte ignorance en répétant sans cesse à son procès et devant ses accusateurs je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien. Pourtant, en affirmant que le monde se fait, notre propos n’a pas le même accent. Ce que nous venons d’exposer en effet, c’est d’un côté, que la parole philosophique est vacillante, indirecte. Elle n’a pas de sol et de fondement propre. Elle fait ses petits dans le nid des autres. D’un autre côté pourtant, c’est une parole qui bouge. Elle se nourrit sans cesse de ces informations scientifiques et esthétiques qui la perturbent. Elle ne progresse qu’en digérant des secousses. Et celles-ci ne sont pas anodines. Elles remettent à chaque fois la discipline en cause jusque dans ses fondements.
On ne voit bien qu’avec le cœur, disait le petit prince. Le philosophe le sait, lui pour qui chaque nouvelle hypothèse du savant, chaque nouveau poème de l’artiste contient à la fois sa rose et son serpent.
Nous tenons là notre troisième grand thème, en même temps que le réel s’alimente de désordre, en même temps qu’il apparaît comme quelque chose qui bouge, la philosophie elle-même n’est à l’aise que dans cette hétérogénéité à soi qui la perturbe et la nourrit. Il faut qu’elle soit portée hors d’elle-même pour qu’elle puisse devenir, plutôt qu’un cheminement vers la vérité, cette vérité en cheminement que nous recherchons. Ce que le réel “en tant que tel” est, elle le fait. Donc si le réel se fait, la philosophie va nous le dire en se présentant elle-même comme une pensée qui se fait, comme une pensée qui bouge. Il va lui falloir également se nourrir de son contraire, intégrer les arabesques de sa réflexion dans les distorsions de sa syntaxe. Cela engage une vision assez nouvelle de l’activité philosophique. Elle n’est plus une science, car elle ne sait pas expliquer le monde. Elle ne sait pas le réduire aux représentations que nous en avons. Elle dit au contraire que le monde est plus que la somme de ses représentations. Mais elle ne se contente pas non plus d’interpréter le monde. Notre démarche n’est pas métaphysique. Elle n’est pas non plus herméneutique. Parler du réel, ce n’est pas le révéler, ce n’est pas recevoir en nous sa présence, autrement nous ne voyons pas très bien en quoi la philosophie se distingue de la croyance. Nous ne saisissons pas ce qui la sépare de la religion. Parler du réel, c’est le reconstruire. C’est refaire un peu ce qu’il est à travers l’activité de la pensée. Cette dernière est libre dans cette démarche. Elle participe de l’objet qu’elle analyse. Elle le refait en exprimant son sens. Cette expression est plus qu’une simple soumission à sa présence[22].
Cette sympathie interne, qui suppose que le réel n’est pas à aller chercher au-delà de ce que construit le philosophe dans son discours, modifie profondément son visage. Il n’est plus ce penseur conquérant et souverain d’autrefois, ce docteur des Idées ou de l’éternel retour. Nous le voyons plutôt comme un messager et un bricoleur.
Hermès, voilà le premier nom du philosophe. Hermès plutôt qu’Athena. Comme “le maître des voleurs” il sert d’intermédiaire, il transmet des messages. Il prend en passant ce dont il a besoin. Il viole toujours un peu la pensée des autres, quitte à commettre quelquefois des erreurs. “Le Métissé”, le Parasite, compare les compétences techniques, les images esthétiques pour dégager son morceau de théorie.
Le Bricoleur, voilà le deuxième nom que nous allons lui donner. Comme Lautréamont, il a au moins deux visages. Sa pensée est à la fois naturelle et fardée. Le bricoleur remplace l’ingénieur parce qu’il n’a pas d’hélicoptère pour survoler la ville. Il n’a pas de principe a priori pour expliquer ce qu’est le réel. Le bricoleur est capable de fabriquer un nouvel objet avec d’anciennes pièces usées. Il a cette expérience. Cette prudence. Il prend les choses et il les emploie pour un nouvel usage. Il les rend malléables, plastiques, en en déformant la fonction; c’est ce qui lie de manière privilégiée la philosophie à la science. Ce que dit le savant n’est pas ce que dit le philosophe de la science. Sa réflexion sur elle ne saurait servir de fondement à celle-ci. Il digère plutôt mal les théorèmes du mathématicien. Mais ils sont pour lui la source de toutes les distorsions par lesquelles la créativité de son discours indirect se construit.
Ce n’est donc pas parce que désordre, complexité et chaos s’introduisent dans la science, que le philosophe va en parler de la même façon, au contraire. Ce n’est pas non plus parce qu’ils apparaissent bel et bien que la tâche du philosophe se termine, comme s’il avait simplement annoncé, dans une première enfance de la pensée, ce que la science allait faire dans sa maturité. Si notre jugement est juste, le savant, par ses outils et par sa méthode est incapable de dégager seul la vision du monde dont son discours est porteur. Le savant en effet est comme le léopard de Tintin[23]. Il ne digère rien. Son discours n’est précisément pas fait pour être perturbé par la parole de l’artiste ou du philosophe. Le savant ne voit pas ce qu’il fait, même si le philosophe ne sait pas faire ce qu’il voit.
C’est donc le philosophe, et non le savant qui va dire que le monde bouge, même si c’est seulement grâce au savant qu’il peut le dire aujourd’hui d’une toute autre manière qu’au temps d’Héraclite. Ce n’est pas parce que le savant est borné. Ce n’est pas parce que son travail est artificiel. Ils ne remplissent tout simplement pas la même tâche. Il n’est pas donné au philosophe l’obligation de mesurer.
(*) Maître des conférences à l’Université Sophia-Antipolis de Nice, auteur notamment de: Comment penser le désordre? (Fayard, 2002) et de Programme génétique: concept biologique ou métaphore? (Kimé, 2001, avec Marie-Christine Maurel)
[1] Consulter La mécanique, réédité par Gabay, Paris.
[2] Paris, Hermann, réédité en 1991.
[3] On pourrait nous accuser ici de mettre deux exemples différents sur le même plan. Le premier renvoie, comme nous allons le voir, à un véritable système dynamique où des zones de stabilité et des zones de chaos s’entremêlent. Le second renvoie plutôt aux mathématiques des singularités de R. Thom, mieux connues sous le nom de théorie des catastrophes. Nous acceptons ce reproche, parce que notre objectif est simplement ici de décrire ces objets et de nous interroger sur leur sens. Nous ne prétendons pas en fournir une explication scientifique complète.
[4] De Natura Rerum I, v. 62-79.
[5] Essais phi1osophiques sur les probabilités, préface; réédité par Christian Bourgeois, Paris, 1986.
[6] Nous renvoyons ici à une distinction proposée par G. Deleuze et F. Guattari (Qu’est-ce que la philosophie?, Minuit, 1991).
[7] Le mot “éminence”, que nous retrouvons dans l’expression “son éminence” exprime ici que la pensée “transcende” le langage et qu’elle a un énorme pouvoir sur lui. C’est par elle que l’homme ressemble le plus à Dieu.
[8] Quoique celles-ci ne finissent par paraître qu’en 1886.
[9] Manifeste du Surréalisme (1924).
[10] La politique des poètes, Paris, Albin Michel.
[11] Le Démon de l’analogie.
[12] Tractatus logico-philosophicus, reed. coll. Tel, Gallimard, Paris. Wittgenstein, encore mal connu en France est sans doute l’un des plus grands philosophes du vingtième siècle.
[13] C’est bien l’opinion de J. Derrida: “Ce speculum ne réfléchit aucune réalité, il produit seulement des effets de réalité. Pour ce double qui fait penser à Hoffmann, la réalité c’est la mort. Dans ce speculum de réalité, dans ce miroir de miroir, il y a bien une différence, une dyade, puisqu’il y a un mime et un fantôme. Mais c’est une différence sans référence, où plutôt une référence sans réfèrent, sans unité première ou dernière, fantôme qui n’est la fantôme d’aucune chair, errant, sans passe, sans mort, sans naissance ni présence”. (La Dissémination).
[14] De l’Art moderne.
[15] Le philosophe français M. Merleau-Ponty s’était déjà intéressé à Mallarmé. Nous allons reprendre et prolonger quelques-unes unes de ses remarques (Phénoménologie de la perception).
[16] “N’y tenant plus, je m’inclinai sur sa main et la baisai au milieu des larmes les plus délicieuses. Je croisai à nouveau son regard. Noble poète! Si tu avais pu voir ton image divinisée (Vergötterung) dans ce regard et si je pouvais ne plus entendre maintenant nommer ton nom si souvent profané”.
[17] C’est l’exemple pris par Kant dans La Critique de la faculté de juger.
[18] Par exemple le mot “tu” est employé comme participe passé du verbe taire et non pas comme pronom personnel, dans le vers: “A la nue accablante, tu”. Cf. A. Badiou, Conditions.
[19] Alain Badiou montre avec finesse que ces mots qui ne veulent rien dire exhibent une zone de l’opacité du sens, de l’innommable (Conditions).
[20] Dans le poème Brise marine, “ni” qui doit coordonner deux membres de phrases, sert à fabriquer deux phrases.
[21] Consulter J. Rancière, La Politique de la Sirène.
[22] Nous savons ainsi que c’est vers Spinoza (Ethique), M. Serres (Le Contrat naturel) ou G. Deleuze (Qu’est-ce que la philosophie?) que nos analyses nous amènent, et non pas en direction de P. Ricœur (La métaphore vive) ou E. Lévinas (Totalité et infini).
[23] Tintin au Congo.