Les égarements du cœur et de l’esprit ou la parole en action

Lucia MARINESCU

 

Le roman libertin du XVIIIe siècle susciterait-il la curiosité du lecteur de nos jours ? Si l’on s’intéresse encore aux questions de l’ennui, du plaisir, de l’amour, de la mondanité, du bavardage ou de la conversation brillante, voilà une bonne raison de découvrir l’univers des Egarements… de Crébillon-fils. Egarements des sens et de la raison d’un jeune homme qu’on tente d’initier à l’amour, à la vie mondaine et au verbe que le vrai libertin doit manier parfaitement pour séduire et se faire remarquer.

Ce roman inachevé (dont la première partie a été publiée en 1736 à Paris et les deux autres à La Haye en 1738), c’est les Mémoires de l’adulte Meilcour, qui retrace et revoit l’époque adolescentine de sa propre initiation à l’univers de l’élite aristocratique. Son roman aura le but de répondre aux exigences de la raison et du naturel, et toute image idéalisée de l’espèce humaine sera effacée : « L’homme verrait l’homme tel qu’il est; on l’éblouirait moins mais on l’instruirait davantage » (OE, p. 378)1.

D’ailleurs la voix du narrateur et celle du héros seront mêlées au cours de l’histoire. On remarquera plusieurs fois les commentaires du libertin achevé qui interprète brillamment les actions, les paroles du novice qui n’arrive pas à se défaire de son embarras.

Par l’histoire de ce cas particulier, le romancier a voulu atteindre la généralité : « On verra dans ces Mémoires un homme tels qu’ils sont presque tous dans une extrême jeunesse » (OE, p. 379).

Mais pourquoi choisir la parole comme élément essentiel de cette analyse ? Parce que, bien que roman d’initiation, Les égarements… ne raconte pas des exploits extraordinaires, ne met pas l’accent sur l’action mais sur le langage. Finalement, la vraie initiation serait celle du langage.

A ce propos, Béatrice Didier affirme que « des lectures plus récentes révèlent chez Crébillon non seulement une extrême habileté dans sa technique de romancier, mais une analyse fort poussée – et dans des perspectives qui sont bien celles des Lumières et du sensualisme – des rapports du corps, du cœur et de l’esprit, enfin une dénonciation des mécanismes de la société et une perspicace interrogation sur le langage. » 2

On assiste dans ce roman à l’évanouissement des rêves juvéniles d’un Meilcour gauche devant la réalité empreinte de sophistication dont il doit décrypter les codes.

Dans cette véritable aventure, il aura deux maîtres : Mme de Lursay et le comte Versac, eux-mêmes libertins qui connaissent à fond l’art de briller dans le monde par le langage extrêmement codé.

Dans un premier temps, on tracera brièvement le sujet du roman pour souligner que ce qui fait sa force n’est pas l’enchaînement des événements mais l’art de la parole que tout libertin devait maîtriser. L’esquisse de l’action nous aidera à mieux comprendre les rapports qui s’établissent entre les actants.

Dans un deuxième temps, on procèdera à l’analyse des rapports langagiers dont les auteurs sont Lursay, Versac et Meilcour, et l’on achèvera l’exposé, troisièmement, sur le discours du comte Versac – définitoire pour un représentant des Lumières.

I) Claude Reichler a établi les moments essentiels, propres au conte fantastique : a) idéalisation, b) maîtrise et désillusion, c) poursuite d’un objet inaccessible3.

Apparemment, la structure narrative du roman suit ce trajet. Mais le réduire à une histoire assez banale d’initiation serait perdre l’essentiel : la séduction par la parole.

a) Meilcour doit être « mis au monde » , c’est-à-dire initié aux règles de la « bonne compagnie » par une dame d’un certain âge, M-me de Lursay. Celle-ci s’est faite prude aux approches de la quarantaine et veux attirer Meilcour sans jeter le masque de la vertu. Bien que vivement séduit, le jeune homme ne réagit pas à son refus apparent qui dissimule un aveu. Victime de son inexpérience, Meilcour croit à l’image idéalisée que la dame veut lui imposer, mais il en sera déçu après que Versac aura dévoilé les amours antérieurs de la femme. Meilcour renonce à cette dame déjà conquise.

b) Mme de Lursay a peur qu’un excès de facilité ne la dévalue aux yeux de son soupirant. L’histoire commune des deux cesse à l’instant où elle l’initie à l’amour, après la nuit tendre. Pour elle, parler, se laisser regarder, regarder en face le partenaire, c’est aussi se sacrifier à jamais.

c) L’intérêt de Meilcour est capté par Hortense, jeune fille inaccessible, à peine issue du couvent, qui ne parle rien de significatif avec lui : son regard, imprégné de mépris, est plus suggestif que ses paroles. Mais, malheureusement, on ne connaîtra pas la suite de cette possible histoire parce que le roman est inachevé.

Voilà, brièvement, l’action du roman, où il n’y a rien d’extraordinaire, qui retienne davantage l’attention du lecteur. Par contre, ce qui fait le charme de la lecture, même après deux cents ans, c’est l’extrême tension provoquée par la parole.

II) La seconde partie de cet exposé se propose d’analyser la manière dont les deux libertins achevés, Lursay et Versac, agissent, par l’intermédiaire de la parole, sur le jeune Meilcour (qui aura un rôle plutôt passif). On ne prendra pas en compte Hortense et Meilcour, parce qu’ils ne se parlent pas. Symboles d’un univers que le faux et la dissimulation n’ont pas encore atteint, ils attendent, peut-être, tous les deux d’échanger un jour, ailleurs, où la parole vraie soit reine, des mots non pervertis.

L’impossibilité de parler à Hortense est un véritable échec pour Meilcour. La jeune fille le méprise lorsqu’il accepte les avances d’une courtisane, mais en même temps, elle sème des doutes dans son âme, lorsqu’il apprend, accidentellement, qu’un jeune homme inconnu a troublé son cœur. Hortense doit rester énigmatique. C’est le mystère de son attitude qui fait sa force et lui confère du sens.

Prisonniers d’un monde dont ils ne connaissent pas encore les codes, Hortense et Meilcour sont condamnés à ne pas avouer leurs vrais sentiments. Philippe Berthier compare le monde de Crébillon à « une chambre d’échos toujours déformés, un espace où, comme au billard, le ricochet est le plus court chemin d’un point à un autre : ceux qui veulent s’entendre sans obstacles ou se rencontrer sans détours, doivent s’engloutir dans le silence, c’est-à-dire se condamner à rester hors jeu » 4.

De l’autre côté, en tant qu’initiatrice de Meilcour, M-me de Lursay emploie le langage exigé dans la société mondaine, où tout est parole et toute parole est douteuse. C’est pourquoi « être mis au monde » veut dire être dépossédé de sa parole, être détourné de soi. Là-dessus, Serge Gaubert conclut que « le langage permet de simuler, de dissimuler, de jouer un personnage et de se jouer de l’autre » 5.

Le langage retors, équivoque, artificiel est propre à la personne assimilée au plus haut degré à ce monde. C’est le cas de M-me de Lursay. Ce dont elle parle avec Meilcour porte sur l’amour, le mérite, l’art de la séduction. Apparemment, ils en démontent ensemble les mécanismes ; mais en réalité, tout est piégé : paroles dissimulées, promesses ou réticences ne font qu’étourdir l’inexpérimenté jeune homme. Et lorsque, finalement, elle veut se faire comprendre, Meilcour ne peut plus juger froidement.

Meilcour s’est proposé de faire parler la dame de son cœur : « Quoi, vous m’aimerez, vous me le direz ! s’exclame-t-il. – Oui, je vous le dirai, et le plus tendrement du monde » (OE, p. 430). Cette hantise d’entendre la déclaration d’amour est le signe qu’il ignore le vrai sens de : « Je vous aime » , qui, traduit dans le langage des libertins, veut dire : « Je vous désire ». Donc aucune « affaire de sentiments » , c’est seulement le plaisir qu’on cherche.

Le plaisir – pratique, sujet de conversation, coordonnée fondamentale à l’époque libertine – est synthétisé de la manière suivante par Robert Mauzi : « Si le XVIIIe siècle est le siècle du plaisir, ce n’est pas seulement parce que le plaisir s’y pratique, mais parce que l’on en parle, qu’on l’analyse et qu’on le justifie. Cette conscience du plaisir, et la réflexion qui l’accompagne, le font entrer parmi les valeurs de la civilisation » 6.

Meilcour se reconnaît incapable de verbaliser ses « égarements ». Autant M-me de Lursay plonge Meilcour dans la confusion, autant Versac tente de l’éclaircir et d’en faire son disciple. A travers son discours, véritable quintessence de la pensée libertine, on apprend que l’art de charmer est un art du verbe. Pour briller en société, il est obligatoire de connaître certaines règles, dont les plus importantes concernent le langage, la parole qui doit agir sur les interlocuteurs. Agir, oui, mais de quelle manière ?

Tout d’abord, en bon connaisseur, Versac prévient Meilcour qu’il ne doit pas faire attention au contenu de son discours mais à la façon de parler : plus pauvre est la matière de la conversation, plus important devient le mode d’expression par lequel on voudrait dissimuler le manque du contenu spirituel. Voilà comme argument les mots de Versac : « … mettre de la finesse dans ses tours et du puéril dans ses idées, prononcer des absurdités, les soutenir, les recommencer : voilà le bon ton, le ton de l’extrêmement bonne compagnie » (OE, p. 513). Ensuite, l’homme de bon ton, esquissant un sourire méprisant et affichant une fade causticité dans ses propos, doit bannir la sincérité et la vertu, valeurs inutiles dans un milieu dominé par les conventions : « C’est une erreur de croire que l’on puisse conserver dans le monde cette innocence des mœurs que l’on a communément quand on y entre, et que l’on y puisse être toujours vertueux et toujours naturel, sans risquer sa réputation ou sa fortune. Le cœur et l’esprit sont forcés de s’y gâter, tout y est mode et affectation » (OE, p. 504).

III) Le livre d’Ernest Sturm sur Crébillon – fils et le libertinage au XVIIIe siècle dresse, entre autres, l’inventaire des artifices d’esprit dont la société libertine se piquait : équivoques aux sous-entendus recherchés, ironie mordante, langage fignolé d’expressions toutes faites, langage ourlé, farci d’outrance et d’exagération.

La cruauté verbale est un signe distinctif de cette société : la preuve en est l’attitude de Versac, qui, invité chez M-me de Lursay, suggère à Meilcour qu’elle n’a pas toujours été un modèle de vertu. Flairant le danger, humiliée, elle tente alors d’orienter la discussion vers des sujets moins périlleux.

Professeur de bienséances, Versac emploie un lexique du savoir rationnel: science, connaissances, science du monde, réflexions, raison, préceptes, principes, étude, savoir, penser, réfléchir, étudier avec soin, raisonner profondément, instruire, apprendre. La science qu’enseigne Versac est un modèle d’organisation discursive. Il a réussi à réduire l’art de plaire à quelques préceptes assez peu étendus à partir desquels il construit une théorie argumentative très méthodique, où les transitions d’un objet à l’autre sont nettement marquées : « Il faut d’abord se persuader… » , « Ce n’est pas tout : vous devez apprendre… » , « Ce n’est pas là le seul inconvénient… » , « Voilà tout ce que vous devez être ».

En outre, Versac fait constamment appel à l’expérience pour renforcer son opinion : « La façon dont j’ai appris dans le monde est une assez bonne preuve que je ne me trompe pas »; « J’ai vu beaucoup de ces gens »; « L’expérience y est totalement contraire »; « Vous éprouverez qu’on ne réussit »; « Examinez-moi… Voyez… Voyez… ».

Tout entier tourné vers le réel – qu’il tâche de déchiffrer en tant que vrai représentant des Lumières – Versac veut éclaircir le novice Meilcour sur le but ultime de son existence : vivre en harmonie avec le monde pour réussir : « Il faut savoir réussir dans le monde ! ». Outre les conseils qu’il donne quant à l’art de parler en société, le discours de Versac rend l’image d’un excellent « manieur » du verbe : séduisant, clair, convaincant. Autant de raisons pour qu’il agisse sur nous.

Histoire d’initiation, Les égarements du cœur et de l’esprit est aussi une incursion dans la façon de penser, d’agir et de s’exprimer du XVIIIe siècle, qui, toutes proportions gardées, est celle de nos jours. Raison de plus pour l’approfondir !

 


1 OE : Crébillon-fils, Œuvres, Editions François Bourin, Paris, 1992. 
2 Didier, Béatrice, Le roman français au XVIIIe siècle, Ellipses, Edition Marketing S.A., 1998, p. 21. 
3 Reichler, Claude, L'âge libertin, Minuit, Paris, 1987, p. 49. 
4 Les paradoxes du romancier : Les " Egarements " de Crébillon, Presses Universitaires de Lyon, 1995, p. 83. 
5 Ibidem, p. 48. 
6 Mauzi, Robert, Civilisations, peuples et mondes, Lidis, Paris, 1968, p. 190, apud Ernest Sturm, Crébillon - fils et le libertinage au XVIIIe siècle, Ed. Nizet, 1970, p. 35.