Ana-Maria GÎRLEANU
« A partir du rien. Là est ma loi. Tout le reste fumée lointaine. »
(La Semaison, 56)
Cette assertion de Philippe Jaccottet, souvent citée par la critique88, nous la reprenons à notre compte pour ouvrir une voie d’accès à son œuvre poétique. Ce qui nous intéresse en premier lieu, c’est la triple charge sémantique qui échoit au mot « rien ».
« A partir du rien. Là est ma loi. » Entendu la plupart du temps comme le refus d’une rhétorique consacrée et des images héritées, ceci exprime plus que le dessein d’un écrivain soucieux de rompre avec une quelconque tradition. C’est à la fois un aveu d’ignorance devant le monde et un souci de justesse, d’adéquation entre une expérience vécue et la parole poétique qui s’efforce de la rendre. Dès lors, le mot « rien » désigne aussi bien les règles que les sources de cette écriture89, une écriture éthique où le beau est solidaire du vrai et œuvre pour le bien90.
« Le rien » renvoie à une triple négation : ontologique, sémantique et stylistique. La négation ontologique concerne l’effacement du soi qui va progressivement de la discrétion à l’impersonnalité. Ceci prépare à l’ouverture vers le Tout Autre, dont les noms sont autant de négations : Infini, Illimité, Insaisissable… Les négations sémantique et stylistique sont inscrites dans la critique des images, dans la discontinuité et le fragmentaire et trouvent leurs dernières expressions dans la recherche d’un langage négatif. Nous nous proposons d’analyser dans ce qui suit ces modalités de la négation aux trois niveaux invoqués et de les mettre en rapport, autant que faire se peut, avec les diverses périodes de création91.
1. L’effacement du soi : de la discrétion à l’impersonnalité
L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie. Un moment de vrai oubli, et tous les écrans les uns derrière les autres deviennent transparents, de sorte qu’on voit la clarté jusqu’au fond ; et du même coup plus rien ne pèse. (Mai, 1954)
Ce fragment qui ouvre les Carnets92 est emblématique à plusieurs titres de l’écriture poétique de Philippe Jaccottet et contient in nuce l’esthétique de toute son œuvre. Il nous dévoile, d’abord, l’attitude fondamentale du poète devant le monde : effacement du soi, mise en retrait discret qui peut et doit aller jusqu’à l’oubli du soi. Cette attitude dont Jaccottet a fait profession de foi : « L’effacement soit ma façon de resplendir « (Poésie, 76), est devenue l’un des traits caractéristiques de son art.
« Discret », « discrétion « sont des mots qui conviennent pleinement à cette poésie. La critique a maintes fois remarqué la « parole retenue « de Jaccottet, son « esthétique de la parcimonie « selon les paroles de Jean-Luc Steinmetz qui le voit en discret Isaïe:
‘Un charbon sur la bouche’93, il ressemble à un discret Isaïe, le prophète sur les lèvres duquel l’Ange du Seigneur posa un tison qui, dès lors, délia les paroles empêchées. La parole retenue de Jaccottet ne se délivrait-elle que sous l’effet d’une braise essentielle, précieuse résorption du langage, le flot du verbiage se trouvant ainsi filtré par une brûlante exigence, à partir de quoi tout peut être dit avec presque rien ?94
Le dépouillement formel, « la parcimonie des moyens rhétoriques « procèdent d’une part, de sa méfiance du langage : « …on ne peut rien atteindre ni posséder vraiment parce que nous n’avons qu’une langue d’hommes » (Beauregard, 20) et, d’autre part, d’une exigence de vérité, de justesse, presque dans le sens musical, de la voix.
Aussi, l’expression poétique n’est pas vouée à être expression du soi95, mais témoignage d’une expérience à part grâce à laquelle l’opacité du monde s’écarte par moments : brefs instants suspendus où se révèle la Beauté.
Une fois l’étape de l’oubli du soi franchie, la révélation devient possible. « Un moment de… » exprime la soudaineté de cette expérience, toute révélation se donnant brusquement, en rupture temporelle. Et le monde phénoménal opaque devient transparent96 comme au jour premier. Les ‘écrans’, ailleurs ‘les couches’ de la réalité97, s’ouvrent.
Cette expérience qui s’avérera difficile à mettre en paroles provoque une prise de conscience (de la Beauté impérissable, de la puissance de l’art, en particulier de la poésie, ainsi que de ses limites…). Triomphant de toute pesanteur, elle nourrit « la plus haute espérance « 98 et répand d’emblée un certain état de grâce : « et du même coup plus rien ne pèse « .
Ce fragment dévoile également un autre côté important de cette expérience, nommons-la poétique, notamment qu’elle est d’ores et déjà mise en rapport avec la vue. Le poète se doit d’être « le serviteur du Visible, et non pas son déchiffreur « (La Promenade…, 131), il n’invente pas, il montre sans relâche : « Qu’est-ce donc le chant ? / Rien qu’une sorte de regard « (Poésie…, 154). Un regard posé sur le monde, un regard qui désigne simplement les choses, qui « fixe des visions ». Pour pouvoir accomplir cette tâche délicate, il faut « se rendre disponible à ce qui vient du dehors »99, s’effacer progressivement.
La manière dont le sujet énonciateur est exprimé dans le texte rend compte d’autant de degrés d’effacement, de retrait ontologique. Il y a d’abord le passage du « je » à un « tu » qui garde encore les traces du « je », comme dans ce poème du recueil Chants d’en bas :
Ecris vite ce livre, achève vite aujourd’hui ce poème
avant que le doute de toi ne te rattrape,
la nuée de questions qui t’égare et te fait broncher,
ou pire que cela…
(A la lumière…, 64)
Une fois la faille installée, elle ne cessera pas de grandir. Le pas suivant est l’emploi de la troisième personne « il » à la place du « je » :
Le poète tardif écrit :
« Mon esprit s’effiloche peu à peu. »
(…)
Qui de vous, beautés, répondra ?
N’en sera-t-il pas une d’entre vous
pour, même sans rien dire, se tourner vers lui ?
(A la lumière…, 169)
La projection du « je » dans le « tu » ou le « il » correspond au fond à une mise en scène du « soi ». Le poète se parle ou il parle de lui-même comme d’un autre. Néanmoins une distanciation du « soi » s’installe lentement et l’étape suivante marque une rupture encore plus importante par le passage des pronoms personnels au pronom indéfini « on »100 comme dans On voit, titre d’une section du recueil Pensées sous les nuages:
On voit les écoliers courir à grands cris.
dans l’herbe du préau.
Les hauts arbres tranquilles
et la lumière de dix heures en septembre
comme une fraîche cascade
les abritent encore de l’énorme enclume
qui étincelle d’étoiles par-delà.
Le poète se retire ainsi progressivement de son discours. Il convient de remarquer que cet effacement, ce détachement est doublé d’une attention croissante à ce qui est en train de se manifester. C’est une préparation à l’accueil de ce qu’on pourrait appeler dans son sens étymologique, le « phénomène ». Ce procédé ouvre la voie à « l’impersonnalité pure » comme dans ce poème très souvent comparé à un haïku :
La foudre d’août
Une crinière secouée
balayant la poudre des joues
si hardie que lui pèse
même la dentelle
(Poésie, 122)
Dès lors l’effacement du soi atteint son expression ultime dans cette impersonnalité101, apprise chez les maîtres du haïku dont le poète estimait tellement l’art. Le poème n’est plus regard tourné vers l’intérieur, voué à exprimer des sentiments. Il devient l’expression d’une pure perception momentanée. D’emblée, « l’esthétique de la parcimonie « trouve pleinement dans cette conception de la poésie sa raison d’être. La parole poétique doit être un outil, un moyen et non pas un objet de beauté, une fin en soi102. Un poème ‘trop beau’ voile plus qu’il ne laisse voir la Beauté. C’est une des règles fondamentales de la poésie extrême orientale avec laquelle Jaccottet avait découvert, émerveillé, des affinités profondes103. Voilà comment R. H. Blyth exprime cette règle d’écriture en une image saisissante dans la préface du troisième volume de sa monumentale anthologie d’haïku :
For our sake haiku isolate, as far as it possible, significance from the more brute fact or circumstance. It is a single finger pointing to the moon. If you say it is only a finger, and often not a beautiful one at that, this is so. If the hand is beautiful and bejewelled, we may forget what it is pointing at. 104
2. « L’origine absente »
« Les près fauchés, à la lisière des arbres, en demi-cercle ; le regard soudain s’y arrête. C’est un lieu. L’invisible est caché au centre. » (La Semaison, 84)
L’ « origine absente » est pressentie, elle, la source de « toutes choses visibles » : « Toutes choses visibles, comme des cris ou des soupirs de l’Invisible souffrant d’être invisible, comme des espèces de flammèches au-dessus ou autour d’une consomption forcenée (ou heureuse) Qu’est-ce donc qui est en train de naître si lentement dans ces tourments ? Qu’est-ce qui se passe de central et de profond, dont nous ne voyons que les émanations multiples105, les projections à l’infini, et de quelle graine commune sont issues et ne cessent de sortir au-dehors ces oiseaux, ces sueurs, ces pierres ?… » (La Semaison, 74) Cette « origine absente » n’est pas uniquement source de l’être, mais aussi de la beauté qui appelle la parole :
Quand brille la lune, le plus malheureux, dit un poète japonais, n’est pas l’aveugle, mais le muet. La splendeur qui ne veut rien appelle pourtant notre chant. Etranger à tout devoir, comme à toute connivence, cet appel laisse en nous la blessure d’un manquement si nous ne portons pas à la parole ce qui s’élève à la lumière.106
C’est grâce à cet appel que naît l’attrait de la parole poétique chez Jaccottet aussi, comme il l’avoue bien souvent : « Je crois que c’était le meilleur de moi qui entendait cet appel, et j’ai fini par ne plus me fier qu’à lui… » (Paysages…, 21) ou encore : « Evoquer cette simple inscription d’ailleurs plus qu’à demi effacée semblerait suffire à faire comprendre que cet appel que j’entendais venait de très loin, du temps presque impossible à imaginer où l’on croyait que les dieux habitaient les sources, les arbres, les montagnes… » (Paysages…, 25). La poésie devient ainsi une forme de dialogue, « une transaction secrète « , selon les mots de Virginia Woolf que Jaccottet a choisi de mettre en exergue à un de ses livres sur la poésie et les poètes : « Ecrire de la poésie, n’est pas une transaction secrète, une voix répondant à une autre voix ? »107. C’est un double dialogue : dialogue avec une tradition littéraire assumée, dans le cas de Jaccottet il s’agit avant tout de l’héritage antique et des affinités profondes avec la poésie de Hölderlin et de Rilke, mais aussi, ou surtout, dialogue avec la voix108 d’une présence absente, ou mieux encore d’un « surcroît de présence », d’un « afflux de vie » (La Semaison, 23)109.
Ainsi l’absence chez Jaccottet n’est pas le fait du vide, mais d’une présence qui s’est retirée du monde et qui se manifeste parfois par des « signes » et des « images épiphaniques »110. Le titre d’un recueil de proses, l’un des plus importants pour l’intelligence de cette écriture, est un oxymore en filigrane : Paysages avec figures absentes (souligné par nous).
Qui sont ces « figures absentes » ? « Les nymphes », « les dieux » ou encore toute trace d’une présence manifestée « en creux » : « Peut-être même est-ce parce qu’il n’y avait plus en eux [ en ces paysages] de marques évidentes du Divin que celui-ci parlait encore avec tant de persévérance et de pureté…mais sans bruit, sans éclat, sans preuves, comme épars. » (Paysages…, 32) (souligné par nous) La répétition de la préposition privative réalise le contour négatif, presque dans un sens photographique, de ce « non-lieu ».
Issues de ces lieux à valeur de « centre », « d’ombilique du monde » (omphalos)111, les figures deviennent des anti-représentations112, des noms pour l’Illimité : « Les nymphes, les dieux… Souvent, trop souvent peut-être, leurs noms se sont écrits dans ces pages. J’ai dit que c’était une façon de parler, des noms pour l’Insaisissable, pour l’Illimité, les figures qui paraissent sur le seuil quand certaines portes s’ouvrent. » (Paysages…, 137)
L’absence préserve la transcendance et, paradoxalement, intensifie sa manifestation : « Et quand je regardais les paysages de Cézanne, où je pouvais retrouver ceux qui m’entouraient, je me disais (bien que ce ne fût pas facile à « prouver ») qu’en eux, où il n’y avait que montagnes, maisons, arbres et rochers, d’où les figures s’étaient enfuies, la grâce de l’Origine était encore plus présente… » (Paysages…, 34)
En outre, cette expérience qui retentit au plus profond de nous-mêmes, ce « surcroît de présence » révèle « ce qu’il y a en nous de plus caché et de plus personnel » (Une transaction, 71). Solidaire chez le poète, comme nous l’avons montré, de la parole poétique cette « aventure purement intérieure » acquiert une valeur éthique. Dès lors, la poésie se voit investie par le pouvoir « obscur mais indéniable » de maintenir en vie, de défier la mort, voire, dans certaines périodes optimistes de création (telle « la deuxième période des signes » 1961-67), de constituer une voie vers le salut parmi d’autres113.
Il convient de rappeler que Philippe Jaccottet s’est maintes fois défendu d’assumer une certaine tradition spirituelle114. C’est toujours à partir de l’expérience poétique que pointe le sentiment de la foi : « En fait, de toutes mes certitudes, la moindre (la moins éloignée d’un commencement de foi) est celle que m’a donnée l’expérience poétique ; c’est la pensée qu’il y a de l’inconnu, de l’insaisissable, à la source, au foyer même de notre être. Mais je ne puis attribuer à cet inconnu, à cela, aucun des noms dont l’histoire l’a nommé tour à tour. » (Paysages…, 179)
« A la question concernant l’attitude qui pourrait être la nôtre, aujourd’hui devant Dieu, remarque Serge Champeau – nous qui, après la mort des images naïves, ne sommes pas pour autant « privés de souci, de la pensée, de l’espérance même de Dieu » (Eléments…, 170) – Jaccottet répond, significativement, en rappelant le rôle du poïein, du faire par lequel seul Dieu peut, imparfaitement, fragmentairement advenir.115 »
3. Le discontinu, le fragmentaire
« …découvrir, inventer, essayer d’inventer – et ne fût-ce que fragmentairement, imparfaitement, le chant d’une absence qui n’en est pas une. » (Eléments…, 170-171)
La catégorie du discontinu est expression de la rupture des deux niveaux existentiels : de l’ici-
bas et de l’ailleurs pressenti et parfois aperçu. Une fois consumée l’expérience qui permet de saisir ce clivage ontologique, il ne reste que des éléments épars : « des bulles en suspens dans l’étendue, de petits globes invisibles, en effervescence dans l’air ». Le poète essaie alors de les mettre en rapport, de les mettre en poème tout en courant le ‘risque’ de la prose : « Mais peut-on laisser suspendus ainsi à de longs intervalles ces globes purs, sans rien qui les relie ? On éprouve parfois le besoin de les intégrer dans une continuité – la prose – qui, peut-être, les ruine. » (Paysages…, p. 127) Puisque la vérité se donne par fragments (« … des fragments de vérité sont effleurés « Paysages…, 68), le poème ne peut être que fragmentaire.
Le discontinu se trouve à l’œuvre dans la plupart des recueils de Philippe Jaccottet. Nous avons choisi Airs (poèmes 1961-1964), le livre du « milieu doré » comme le présente Jean-Pierre Vidal en référence directe à Hölderlin, pour illustrer ce phénomène. En effet, Airs comprend dans quelques-unes de ses sections des poèmes où la matière poétique fort tenue s’évertue de capter les fulgurations d’un « réel insaisissable ». Les moyens plus fréquents qui expriment ici la catégorie du discontinu sont, au niveau de la ponctuation, les deux points (procédé qui revient souvent) et les points de suspension, au niveau des figures du discours l’anacoluthe et l’ellipse, et au plan syntaxique la parataxe et la dislocation.
De ce recueil, nous nous sommes arrêtées à deux poèmes exemplaires à plus d’un égard de la catégorie du discontinu. L’un présente une surprenante construction en dislocations syntaxiques, l’autre est bâti sur le procédé de la parataxe symétrique.
Tout à la fin de la nuit
quand ce souffle s’est élevé
une bougie d’abord
a défailli
Avant les premiers oiseaux
qui peut encore veiller ?
Le vent le sait, qui traverse les fleuves
Cette flamme, ou larme inversée :
une obole pour le passeur
(Poésie, 111)
Ce poème essaie de saisir en peu de mots ce qui se passe au lever du jour (notons en passant, que l’aube et le soir, moments où se tisse ou s’effiloche la lumière, sont des moments privilégiés dans la poésie de Philippe Jaccottet) : une bougie est éteinte par le souffle du vent. On sent d’abord comme une tentation de la prose : « Tout à la fin de la nuit / quand ce souffle s’est élevé… », deux compléments de temps s’enchaînent pour préciser les circonstances. Mais la tentation est vite écartée : l’apparition inattendue d’un autre complément de temps « d’abord », séparant sujet et prédicat, brise l’effet de narration, l’effet linéaire de la phrase. Cette rupture fait aussi attendre le verbe, qui, rejeté à la ligne, acquiert tout le poids sémantique.
La deuxième strophe commence, en écho à la première, par un autre complément de temps, intégré, cette fois à une phrase interrogative : « Avant les premiers oiseaux / qui peut encore veiller? ». La phrase-réponse à cette question nous surprend encore par la dislocation de la relative : « Le vent le sait, qui traverse les fleuves ». Cette nouvelle disjonction brise derechef la linéarité, toujours prête à s’installer, et crée un effet d’arrêt sur l’image, suspens qui laisse lieu (ou temps), à la réflexion ou à la songerie…
Rythmée en deux vers, la phrase nominale de la troisième strophe conclut brièvement : « Cette flamme, ou larme inversée : / une obole pour le passeur ». L’objet est nommé : « cette flamme », la portée symbolique en est exprimée par une métaphore ‘explicative’ : « larme inversée »… et de continuer l’explication, comme en témoignent les deux points : « une obole pour le passeur ». Mais les deux points, placés de surcroît en fin de vers, remplissent un rôle encore plus important que celui d’annoncer une explication, ils servent à « éviter » le verbe, qui aurait relié sujet et attribut, ils produisent ainsi du discontinu. Le rapport logique est exprimé, mais en rupture.116
La dernière strophe semble ainsi concentrer l’essentiel : « cette flamme », « le passeur/le vent », « une obole ». Eléments épars, la discontinuité est sauvée – et nous avons essayé de montrer grâce à quels moyens – de « la ruine de la prose ». Remarquons en outre que la matière verbale des trois strophes s’allège vers la fin : 4 vers – 3 vers – 2 vers, comme pour exprimer une volonté de concentrer le sens, et que la ponctuation aussi se trouve réduite à son expression minimale. Les temps verbaux : le passé composé exprimant des actions momentanées (« s’est élevé », « a défailli ») et le présent, témoignent du même désir de saisir l’éphémère, de « faire corps avec un instant » 117. Cet effort trouve paradoxalement son accomplissement dans la sublimation du verbe. Et nous allons voir dans l’exemple suivant comment ce processus peut être mené plus loin encore.
Une aigrette rose à l’horizon
un parcours de feu
et dans l’assemblée des chênes
la huppe étouffant son nom
Feux avides, voix cachées
courses et soupirs
(Poésie, 112)
Ce qui frappe d’emblée dans ce poème, à part l’absence des verbes, c’est sa structure équilibrée et symétrique dans ses moindres parties. Nous sommes en présence d’un texte qui semble construit selon une loi mathématique d’équivalence et de réduction :
1ère strophe (2 lignes) ( 1er syntagme (deux mots : « feux avides ») ( 1 mot (« courses »)
2ème strophe (2 lignes)(2ème syntagme (deux mots : « voix cachées »)(1 mot (« soupirs »)
Mais avant d’étudier cette symétrie savante, nous nous arrêterons sur le procédé majeur d’élaboration du poème : la parataxe.
Le poème s’ouvre sur une image simple comme une trace de pinceau :
Une aigrette rose à l’horizon
un parcours de feu
image qui inspire grâce et rapidité. Le dynamisme du mouvement résulte de procédés aussi subtils que le changement de couleurs, par le passage du rose discret au rouge, suggéré, du feu, ainsi que, paradoxalement, par la présence d’un nom exprimant l’action : « parcours ». Mais ce qui confère effectivement à l’image le caractère cinétique, portant le mouvement à une vitesse supérieure, est justement la construction paratactique, en rupture marquée par la fin du vers. Même si « en profondeur » nous pouvons toujours déceler un verbe, « dessiner », par exemple :
Une aigrette rose à l’horizon dessine un parcours de feu ou bien, pour plus de dynamisme, une conjonction, « comme » :
Une aigrette rose à l’horizon comme un parcours de feu
la manière la plus radicale d’exprimer la rapidité est de tout supprimer, verbe et conjonction, et de rendre la présence et l’élan par juxtaposition de signes épars.
Si de la première strophe il reste la trace colorée d’une image cinétique, de la seconde strophe retentit un son, le cri d’un oiseau. Couleur et son sont mis en rapport, non pas pour être harmonisés en vue d’une synesthésie, mais pour mieux les opposer l’un à l’autre. Les attitudes décrites sont bien opposées (le feu, « le parcours de feu » suggère la liberté, la force, alors que le cri étouffé suggère l’oppression) ; les strophes qui les expriment sont reliées par la conjonction « et ». Cette copule ne relie ici que pour mieux séparer, pour augmenter le contraste. Elle aura le même rôle dans le dernier vers : « courses et soupirs ».
La parataxe reprend ses droits au cours de la dernière strophe où elle met de nouveau en rapport deux syntagmes binaires ; chacun résume les strophes précédantes : « feux avides, voix cachées ». Une dernière réduction s’ensuit : « courses et soupirs ».
Par le passage au pluriel qui opère une généralisation, cette strophe traduit finalement deux attitudes, deux manières d’être qui correspondent aussi à deux lieux : le Ciel et la Terre.
L’absence quasi-totale de ponctuation (la présence d’une seule virgule) ainsi que de verbe (le seul verbe étant un participe présent, « étouffant » qui évite une relative, allégeant encore la construction) font de ce poème une remarquable composition paratactique. Le principal rôle de la parataxe ici est de mieux rendre une perception sensible, une présence. Le procédé porté à l’extrême rappelle encore l’art du haiku118. De ce fait, ce poème qui ressemble plutôt à un double haiku, géminé dans cette savante structure duale, se plie aussi à la règle de spontanéité d’expression, exprimée par le grand maître Basho dans ces images éloquentes :
If you get a flash of insight into an object, record it before it fades away in your mind. (…) The composition of a haiku must be done in an instant like felling a massive tree, like cutting a water-melon, or like biting a pear. 119
4. La critique des images
« L’image cache le réel, distrait le regard, et quelquefois d’autant plus qu’elle est plus précise, plus séduisante pour l’un ou l’autre de nos sens et pour la rêverie.(…) Depuis longtemps je le savais (et ce savoir ne me sert apparemment à rien) : il faut seulement dire les choses, seulement les laisser paraître. » (Paysages…, 74-75)
Contre l’image, qui synonyme de « métaphore » définit dans certains discours critiques la poésie même, Jaccottet formule nombre de griefs :
Les images sont trop loquaces, « les images en disent toujours un peu trop » (Paysages…, 16). En outre, elles s’avèrent souvent être fallacieuses, elles arrivent à se substituer aux choses au lieu de les exprimer, elles voilent plus qu’elles ne dévoilent. A partir de ces objections, Jaccottet se forge une « règle de poésie » : faire toujours attention « au danger de l’image qui ‘dérive’ » (Paysages…, 60), quitte à aller à tâtons, à hésiter sur les mots et à risquer le silence, l’échec total de la parole devant l’expérience vécue, car c’est toujours d’une expérience de beauté, d’étrangeté ou d’effroi (des sentiments qui se recoupent quand ils n’expriment pas de degrés d’intensité…) que l’attrait de la parole poétique naît. Maintes fois il l’a avoué dans ses écrits destinés à éclaircir, à « comprendre cette espèce de parole » (Paysages…, 76) qu’est la parole poétique. Pour cela, il déplie minutieusement ses pensées et ses mouvements d’âme, il s’explique en cherchant à saisir l’expérience vécue et l’aboutissement de ces efforts à la parole. L’exigence continuelle de vérité passe outre toute convenance d’écriture.
L’enjeu est important : ces moments privilégiés provoquent une prise de conscience unique:
« J’étais parvenu à ce moment de la vie où l’on prend conscience, ne serait-ce que par moments et confusément, d’un choix possible et peut-être nécessaire ; et quand je songeais à trouver un critère qui me guida dans ce choix, tout appui extérieur me faisait défaut, je ne vis guère que mon sentiment d’avoir vécu, certains jours, mieux, c’est-à-dire plus pleinement, plus intensément, plus réellement que d’autres ; et je découvris peu à peu que ces jours ou ces instants, chez moi, étaient liés, d’un lien qui restait évidemment à définir, à la poésie… » (La Promenade…, 14).
Ce sentiment de plénitude est inséparable de celui de l’espoir et de la quête du sens : « … je serais moins inquiet de disparaître ou de vivre en vain ».
Précisément au moment de dire l’entre-aperçu, le réel « qui se dérobe sans cesse », ce sont les images qui se présentent à l’esprit. Malheureusement, « ce ne sont pas les plus simples, les plus naturelles, ni les plus justes ; au contraire, ce sont plutôt les toutes faites, celles des autres, celles qui flottent toujours disponibles en vous » (Paysages…, 60). Si aux images des autres on arrive à venir à bout, à les identifier et exorciser plus facilement, ses propres images se laissent moins facilement chasser : « J’ai de la peine à renoncer aux images… » (Poésie, 137), « J’aurais voulu parler sans images… » (A la lumière d’hiver, 49), « Et me voilà tâtonnant à nouveau, trébuchant, accueillant les images pour les écarter ensuite, cherchant à dépouiller le signe de tout ce qui ne serait pas rigoureusement intérieur ; mais craignant aussi qu’une fois dépouiller de la sorte, il ne se retranche que mieux dans son secret » . (Paysages…, 61)
Cette réalité à peine aperçue se cache au regard indiscret. Le mystère se referme sur son noyau de silence, se soustrait à toute forme d’expression. Mais ce refus joue un rôle doublement positif : d’une part, il ne fait qu’enhardir le poète qui relève le défi de cette contrainte créatrice: « Je sens que pour dire cela il faudrait un poème presque sans adjectifs et réduit à très peu d’images » ( La Promenade…, 77) ; et, d’autre part, paradoxalement, il rassure : « plus le signe se dérobe, plus il y a de chances qu’il ne soit pas une illusion. » (Paysages…, 62)
Il faudrait donc éviter à tout prix le leurre d’une esthétique de kaléidoscope d’images. Si belles qu’elles puissent y apparaître, elles engendrent un monde artificiel. Et le poète artisan s’est souvent laissé charmer par cette beauté créée par lui-même. Seulement cette voie n’est pas celle de la vérité.
Il se donne alors comme tâche d’alléger120, de « purifier » le langage, de le préparer à dire la pureté : « Comment dire cette chose qui est trop pure pour la voix ? » (Poésie, 76), d’accorder donc sa voix à la voix secrète de l’appel dans un « chant pur » (il y a une obsession de la pureté, qui rejoint les métaphores de la transparence dans cette poésie). Mais pour cela, il faudrait, techniquement, éluder en même temps l’expression directe et la comparaison (point zéro de la métaphore, la comparaison ne fait qu’installer des distances) : « Il apparaît aussi, une fois de plus, que la comparaison peut éloigner l’esprit de la vérité, l’énoncé direct la tuer, n’en saisissant que le schéma, le squelette. De sorte que l’on songe à nouveau au détour, à la saisie, en passant d’un élément, à propos d’autre chose peut-être voire à une phrase qui semblerait d’abord sans rapport avec les éléments donnés. C’est-à-dire non plus à une comparaison entre deux réalités sensibles, concrètes, (…) ; plutôt à une prolongation, à un approfondissement de la chose visible selon son sens obscur et en quelque sorte imminent, à une manière d’orientation ; à l’ouverture d’une perspective. » (Paysages…, 66). Tâche ardue, décourageante parfois : « Théories : parce que je ne sais plus que dire, parce que tout se dérobe de plus en plus, se fige ou se vide. » (Paysages…, 66)
Cependant, l’idée de l’ouverture à créer revient ailleurs. En parlant de ces quelques vers d’Hölderlin :
car
pour peu de chose
était désaccordée, comme par la neige,
la cloche dont
on sonne
pour le repas du soir
Jaccottet analyse cette « image en suspens, comme celle d’un haïku » et avoue « …quelques-uns me comprendront si je dis trouver dans ce peu de mots l’ouverture infinie qui me fait vivre ». (Paysages…, 155) 121 Mais de quel outil suffisamment tranchant entailler cette ouverture ?
5. La recherche d’ »un langage négatif »
« Ainsi par une suite de négations, approchais-je quand même d’une découverte quand à ces paysages… »
(Paysages, 29)
« Du plus visible, il faut aller maintenant vers le moins en moins visible, qui est aussi le plus révélateur et le plus vrai. » (Paysages…, 27) Quitter le monde des images, quelle que soit leur nature, et s’engager à tout prix dans cette ouverture vers l’invisible, source de beauté de « cette beauté qui ne doit pas être différente de la vérité » (Paysages…, 76). Comment rendre le langage capable d’éviter toute représentation sensible aussi bien que conceptuelle, car le mot idée (du grec ((((, voir) signifie d’abord « forme visible » , « image » ? Comment détourner donc le langage d’une de ses fonctions fondamentales : exprimer la pensée ? Si surprenant que cela puisse paraître, il y a un outil à même d’accomplir cette tâche apparemment impossible, un outil dont le pouvoir troublant n’a jamais fini d’étonner : la négation. Supérieure à l’affirmation122, seule la négation peut couper les racines de la référentialité et ouvrir vers l’inconnu, l’invisible et finalement l’impensable. Cet usage de la négation a été porté à ses conséquences ultimes dans le discours de la « théologie négative »123.
Pour revenir à Philippe Jaccottet, il n’est peut-être pas dépourvu d’intérêt de remarquer que la recherche d’un « langage négatif », présente discrètement mais constamment dans son oeuvre, s’intensifie pendant certaines périodes de création, à savoir pendant les périodes de crise : « la première (1957-61) et la deuxième grande crise des signes » (1967-75)124.
Une clarification terminologique s’impose. Nous appelons « langage négatif » l’emploi systématique de la négation dans le but d’exprimer ou au moins de désigner ce qui se dérobe perpétuellement à la parole.
Vers la fin de Paysage avec figures absentes, Philippe Jaccottet récuse (par modestie ? par dénégation ?) le terme « théologie négative » pour caractériser ses écrits.125 Nous ne nous proposons pas d’ouvrir une polémique sur ce point, mais plutôt de nous interroger sur l’emploi systématique (celui-ci indéniable !) de la négation et sur sa portée. Ainsi que de mettre ce phénomène en rapport avec une tentative de dépassement des images.
La question de la négation et de la représentation vaudrait une analyse plus approfondie. Nous nous limiterons ici à dresser une sommaire classification des types de négations récurrentes chez Jaccottet et à examiner leur fonctionnement.
La négation est rarement purement négative. Elle s’articule d’habitude sur une affirmation.
De ce premier cas de figure font partie les négations du type « (non) pas A, mais (plutôt) B » :
« La force qu’ici l’hiver célèbre, ce n’est donc pas126 celle qui triomphe par le fracas et la rapidité des armes, celle qui, survenue d’en haut, fauche et piétine (…) ; c’est la force qui dure et supporte… » ou bien « …petites boules de charbon qui se consument peu à peu, non en chaleur, mais en parfum… » ou encore « Peu à peu j’entrevois une vérité : les couleurs, dans ce bosquet, ne sont ni l’enveloppe, ni la parure des choses, elles en émanent ainsi qu’un rayonnement… » (Paysages…, 13-14, 15, 44-45)
Ces pseudo-négations accentuent l’affirmation qui s’ensuit plus qu’elles ne nient. Utilisées tantôt pour marquer une opposition profonde, tantôt pour « corriger » une nuance, elles sont en passe de devenir une vraie marque de style de cette écriture qui fait de la recherche du juste mot une règle d’or.
Pour un usage plus spectaculaire, plus complexe aussi, de ce type de négation voici cette fin de poème du recueil A la lumière d’hiver :
Dernière chance pour toute victime sans nom :
qu’il y ait, non pas au-delà des collines
ou des nuages, non pas au-dessus du ciel
ni derrière les beaux yeux clairs, ni caché
dans les seins nus, mais on ne sait comment
mêlé au monde que nous traversons;
qu’il y ait, imprégnant ses moindres parcelles,
de cela que la voix ne peut nommer, de cela
que rien ne mesure, afin qu’encore
il soit possible d’aimer la lumière
ou seulement de la comprendre,
ou simplement, encore, de la voir
elle, comme la terre la recueille,
et non pas rien que sa trace de cendre.
(A la lumière d’hiver, 71-72)
L’accumulation de négations, de plusieurs types, rythme ce discours qui ressemble, par ces répétitions, tantôt à une voix haletante, tantôt à un cri de désespoir, désespoir de ne pas pouvoir dire ce lieu (ce nom) qui sauve, qui sauverait car le subjonctif « qu’il y ait » exprime ce qui est de l’ordre du souhaitable.
Ailleurs les négations de ce premier type font le tri de ce qui peut passer dans « l’au-delà » :
Quand même le maître sévère
si vite est amené si loin,
je cherche ce qui peut le suivre :
ni la lanterne des fruits,
ni l’oiseau aventureux,
ni la plus pure des images ;
plutôt le linge et l’eau changés,
la main qui veille,
plutôt le cœur endurant.
(A la lumière d’hiver, 13)
L’image, si pure soit-elle, est ainsi ouvertement interdite de ce voyage, car « toute couleur, toute vie / Naît d’où le regard s’arrête » (Poésie, 108) autrement dit de là où il n’y a plus d’images, de là « où nul ne peut demeurer ni entrer » :
Où nul ne peut demeurer ni entrer
voilà vers quoi j’ai couru
la nuit venue
comme un pillard
(Poésie, 126)127
Nous voilà déjà en présence de ce qu’on pourrait considérer un deuxième type de négations : « ni A, ni B, ni C… ». Radicalement exclusives, ces négations n’ont plus de contre-partie positive, comme précédemment. Cet emploi de la négation se rapproche de celui du discours mystique128 car ce « type » de négation essaie d’approcher l’indicible, d’en tracer le contour :
ce qui n’a ni forme, ni visage, ni aucun nom,
de ce qu’on ne peut apprivoiser dans les images
heureuses, ni soumettre aux lois des mots
(A la lumière d’hiver, 44)
Un troisième et dernier « type » de négations considéré ici est celui « A sans A » comme dans les vers :
l’espace sans espace où toute souffrance s’efface,
clarté sans clarté de l’inimaginable face (Le livre des morts ds. Poésie, 90)
Ce type de négation rappelle encore un autre « modèle » stylistique du discours mystique : « Dieu est sage sans sagesse, bon sans bonté, puissant sans puissance… » (Maître Eckhart citant Saint Augustin) ou encore « Aimer Dieu est un mode sans mode » (Saint Bernard)129.
Moins fréquent, du moins sous cette forme -même, chez Jaccottet, ce type de négation marque le dépassement du « oui » et « non » et ouvre sur un autre « mode de connaissance ». A ce procédé s’apparente la figure de style de l’oxymore130, construit par « suppression-adjonction négative ». Voici l’oxymore le plus célèbre, peut-être, du recueil Poésie :
Pour entrer dans l’obscurité
prends ce miroir où s’éteint
un glacial incendie131
(Poésie, 100)
Nous arrêtons ici la typologie de la négation chez Jaccottet. Quoiqu’incomplète (nous avons laissé de côté les mots à sémantisme négatif, les « métaphore négative » telle « la nuit »,… ou les mots formés à l’aide d’un préfixe privatif : Insaissisable, Illimité, l’Infini…ou bien encore la négation identifiée « en profondeur » en tant que négation, masquée par une répositivation du discours : « S’il était un lieu hors de toute distance, / Ce devrait être là qu’il se perdait. » (Leçons ds. A la lumière d’hiver, 17)), elle essaie de rendre compte quelques emplois les plus fréquents.
Conclusion ou plutôt ouverture
Jaccottet a dédié la partie la plus substantielle de son oeuvre à élucider la parole poétique. Les volumes de prose mêlée de poésie qui jalonnent son activité littéraire en témoignent pleinement : La Promenade sous les arbres (1957-61), Eléments d’un songe (1961), Paysages avec figures absentes (1964-76), les deux séries des carnets de la Semaison (1954-1979) et (1995-98), Et, néanmoins… (1991). Le questionnement sur la parole poétique, qui constitue en quelque sorte le moteur de l’écriture, ne cesse que provisoirement. Les réponses sont toujours partielles, insuffisantes, jamais définitives. Le travail d’élucidation est à recommencer, programme inscrit dernièrement jusque dans le titre : Et, néanmoins…. Cependant, au fil de l’écriture une autre réponse advient à ce questionnement sans fin. Une définition « performative » de la parole poétique se détache de cette œuvre.
L’emploi de la négation chez Jaccottet vise en dernière instance non pas à « atteindre » ou à « penser » Dieu (malgré l’importance décisive de l’expérience de l’Insaisissable pour la naissance de la parole poétique), mais à éclaircir la parole poétique. Ainsi, l’émergence du « langage négatif » à travers les modalités négatives invoquées atteste que la parole poétique est une parole apophatique.
De ce fait, en fermant le livre, ce qui reste n’est pas une « description négative » de Dieu, comme dans les écrits mystiques, mais des « descriptions négatives » de la parole poétique :
« La poésie est donc ce chant que l’on ne saisit pas, cet espace où l’on ne peut demeurer, cette clef qu’il faut toujours reprendre. Cessant d’être insaisissable, cessant d’être douteuse, cessant d’être ailleurs (faut-il dire : cessant de n’être pas ?), elle s’abîme, elle n’est plus. » (La Promenade…, 148) La poésie est une « promesse qui ne promettrait rien » (L’Obscurité, 170), « persistance d’une possibilité dans l’impossibilité » et « chant d’une absence qui n’en est pas une » (Eléments…, 171).
Liste des ouvrages de Philippe Jaccottet dans les éditions citées :
A la lumière d’hiver suivi de Pensée sous les nuages. Poèmes, Gallimard, 1994 (A la lumière…).
A travers un verger, suivi de Les Cormorans et de Beauregard, Gallimard, 1984.
La Promenade sous les arbres, La Bibliothèque des arts, Lausanne-Paris, 1988 (La Promenade…).
La Semaison, carnets 1954-1979, Gallimard, 1984.
La Seconde semaison, carnets 1980-1994, Gallimard, 1996.
Paysages avec figures absentes, Poésie/Gallimard, 1976. (Paysages…)
Poésie (1946-1967), Poésie/Gallimard, 1996.
Une transaction secrète, Gallimard, 1987.
88 Jean-Pierre Richard la met en exergue à son analyse consacrée à l'œuvre de Philippe Jaccottet in Onze études sur la poésie moderne, Seuil, 1964. 89 " Le rien " représente chez Jaccottet " une origine obligée ", remarque Jean Starobinski, sans étayer son affirmation, dans la préface de 1971 au volume Poésie (1946-1967). 90 " Je sais par expérience (... ) que j'ai touché maintenant cette immédiateté qui est aussi la plus profonde profondeur, cette fragilité qui est la force durable, cette beauté qui ne doit pas être différente de la vérité. " (Paysages, 76) ou encore l'expérience des lieux de beauté, " des lieux où marcher vous rend meilleur. " (Semaison II, 218) 91 Pour les périodes de création nous nous rapportons à l'étude récente du Père Jean-Pierre Jossua, Figures présentes, figures absentes. Pour lire Philippe Jaccottet, L'Harmattan, 2002, pp. 11-13. 92 Philippe Jaccottet, Carnets (1954-1979). La Semaison, Gallimard, 1984, p. 11. 93 Allusion au poème suivant du recueil Airs (1961-1964) : Je marche Dans un jardin de braises fraîches Sous leur abri de feuilles un charbon ardent sur la bouche 94 Jean-Luc Steinmetz, " La réduction à l'admirable " in Philippe Jaccottet. Poète et traducteur, Université de Pau, 1984, p. 17. 95 Jaccottet renoue avec la tradition antique du poète inspiré. Il remonte à la source à travers le romantisme anglais et allemand, surtout à travers l'œuvre de Hölderlin qu'il a entièrement traduite en français, mais aussi à travers le néoplatonisme (il cite Plotin dans ses carnets). Ainsi, il n'hésite pas à parler à la fin de La Promenade sous les arbres, de la Muse en ces termes : " Plus personne aujourd'hui, de peur d'être ridiculisé, n'ose parler d'inspiration ou de muse. Il ne me déplaît pas pourtant de comparer à une femme invisible et plus sage que moi cette réalité, cette force, ce souffle qui, lorsque je m'en approche, ou lorsque nous nous rencontrons, commande le choix de mes mots, mesure leur débit, agence leurs rapports. Qu'y puis-je, si c'est là mon expérience la plus nette, la plus profonde ? Je ne respire qu'oublieux de moi. " (La Promenade... , p. 148). 96 Les mots de la transparence et ses métaphores courent à travers toute l'œuvre poétique de Jaccottet, en constituent même le noyau. 97 " J'en viens à imaginer, pour dire les choses rapidement d'abord, quitte à y revenir plus tard, que la réalité était comme une sphère dont nous parcourions le plus souvent les couches superficielles... " (La Promenade... , pp. 14-15) 98 " La plus haute espérance, ce serait que tout le ciel fût vraiment un regard. " (Paysages... , p. 182). 99 Christine Andreucci, " Derrière la fenêtre " dans Philippe Jaccottet, poète et traducteur, éd.cit., p. 53. 100 Le poète utilise ces pronoms alternativement, comme autant des tâtonnements à la recherche de la personne, de la voix juste. 101 A notre avis, Jaccottet veut seulement expérimenter cette négation radicale du sujet. L'admiration pour l'art du haïku, manifestée principalement dans la période de création du recueil Airs, marque une expérience assimilée dont il gardera pour la suite juste un principe d'écriture : la sobriété rhétorique dans cet attachement à rendre la soudaineté de la perception. 102 La critique a maintes fois relevé le caractère antimallarméen de cette poétique. " ... Ainsi pourrait-on être amené à penser que la parole qui cherche à échapper à ce monde où à le dépasser s'égare et s'altère, en trahissant également le monde où elle aurait dû continuer à jouer puisqu'il est son domaine et l'Absolu où elle ne peut que s'éteindre. " Olivier de Magny commente ainsi ces réflexions de Jaccottet : " ... la poétique de Jaccottet semble-t-elle se définir assez vigoureusement antimallarméenne. Non seulement le poète de l'Effraie refuse de faire du langage, par une opération eucharistique, la demeure de l'absolu, mais encore il ne cache pas son rêve 'd'une transparence absolue du poème' ". Philippe Jaccottet, dossier critique établi par Jean-Pierre Vidal, Payot, Lausanne, 1989, p. 161. 103 " Si j'avais connu alors l'admirable ouvrage de R. H. Blyth sur le Haiku (que me signala, après lecture de la Promenade, Jacques Masui, à qui j'en reste reconnaissant), j'aurais été comblé presqu'à l'excès, au point de n'avoir plus rien à faire qu'à citer de ces brefs poèmes dont chacun eût montré, avec une modestie éblouissante, que ce à quoi j'aspirais confusément existait déjà, avait existé dans un lieu et un temps donnés, au sein d'une civilisation précise, en se fondant sur une pensée formulable encore que jamais suffisante. " Philippe Jaccottet, La Promenade... , p. 144. 104 R. H. Blyth, Haiku, vol. 3., Summer-Autumn, The Hokuseido Press, Tokyo, 1952, p. 644. 105 Cet emploi du terme " émanation " est proche de l' acception néoplatonicienne (cf. la différence entre trois concepts fondamentaux qui rendent le rapport transcendant / immanent : " participation " chez Platon, " émanation " dans le néoplatonisme et " création " dans la théologie chrétienne). L'idée de l'Un source du multiple revient ailleurs, souvent sous forme de métaphore : " ... ce qui touche dans les arbres nus, c'est leur élan, leur façon de s'ouvrir vers le haut, le passage sans rupture du tronc rude aux subtiles branches extrêmes : l'Un qui s'épanouit avec grâce dans le Multiple " (La Semaison, p. 118). 106 Jean-Louis Chrétien, L'effroi du beau, Cerf, 1987, p. 46. 107 Une transaction secrète, Gallimard, 1987. 108 Sur la co-présence, comme dans un chant polyphonique, des deux voix dans la même énonciation poétique voici ce fragment de La promenade sous les arbres : " Ecoutez-moi : nous parlons d'ordinaire avec une voix de fantôme, et souvent, dans le moment même que nous parlons, nous souffrons déjà d'avoir été si prompts et si vains ; car nous avons le sentiment que chaque mot dit par le fantôme est dit en pure perte, et même qu'il ajoute encore à l'irréalité de notre monde ; tandis que cette voix-ci avec son incertitude, qui s'élève sans que rien l'étaie de l'extérieur et s'aventure sans prudence hors de notre bouche, on dirait qu'elle est moins mensongère, bien qu'elle puisse tromper davantage ; on dirait surtout qu'elle ranime le monde, qu'à travers elle il reprend de la connaissance. C'est une voix, semble-t-il (et qui en serait sûr ?), qui parle de chose réelles, qui nous oriente vers le réel... ". (pp. 96-97) (souligné par nous) ou encore l'image de ce qu'ailleurs le poète ose appeler la Muse ; voir le poème " Une étrangère s'est glissée dans mes paroles... " (A la lumière... , p. 88) 109 Heidegger, Les hymnes... , Gallimard, 1982, p. 242. 110 Pour " la poétique des signes " chez Jaccottet et " les images épiphaniques " cf. Père Jean-Pierre Jossua, chap. II et III de son ouvrage Pour une histoire religieuse de l'expérience littéraire, Beauchesne, Paris, 1990, ainsi que l'étude plus récente Figures présentes, figures absentes. Pour lire Philippe Jaccottet, éd.cit. 111 " Une figure se crée dans ces lieux, expression d'une ordonnance. " (Paysages... , p. 128) (souligné par l'auteur). 112 Ces " figures " qui tiennent lieu de présence-absence, de présence pressentie, se retirent de la représentation, ainsi on passe de l'image d'une tisserande invisible : " Quelqu'un tisse de l'eau (avec des motifs d'arbres en filigrane). Mais j'ai beau regarder, je ne vois pas la tisserande, ni ses mains même, qu'on voudrait toucher " (Pensées sous les nuages, p. 110) à une métaphore : " Je vois au fond briller l'ombre de l'Illimité " ou à un mot mis en évidence par une majuscule : L'Insaisissable, l'Infini, etc. 113 cf. Serge Champeau, Ontologie et poésie, Vrin, Paris, 1995, p. 242. 114 " Une fois de plus, on est hors de toute Eglise, et pourtant dans le Sacré. " (L'Entretien des Muses, p. 96). 115 Serge Champeau, op.cit., p. 243. 116 Il serait intéressant d'analyser l'usage très varié des deux points chez Jaccottet, et spécialement dans cette section du recueil Airs. Employés souvent en fin de vers comme dans l'exemple analysé ou encore dans : L'œil : une source qui abonde (Poésie, p. 113) ou bien au milieu du vers : cette neige : hermine enfuie (Poésie, p. 103) les deux points annoncent une " définition " ou un syntagme " équivalent ", ils unissent tout en séparant. Mais ils peuvent également travailler en faveur de la cohérence d'un poème comme dans ce cas où ils se trouvent en fin de vers et de strophe : La parfaite douceur est figurée au loin à la limite entre les montagnes et l'air : distance, longue étincelle qui déchire, qui affine (Poésie, p. 129) 117 Yves Bonnefoy, préface à Haiku, trad. de Roger Munier, " Documents spirituels ", Fayard, 1978, XV. 118 " The Haiku needs only to present concrete images in the briefest words. (... ) The omission of the predicate verb and the use of the cutting-word are thus justified... ". Makoto Ueda, Literary and Art Theories in Japan, Center of Japanese Studies, The University of Michigan, 1991, p. 159. 119 Makoto Ueda, op.cit., p. 159. 120 Ce vœu se traduit par toute une série d'envolées symboliques : " Je te parle, mon petit jour. Mais tout cela ne serait-il qu'un vol de paroles dans l'air ? " (Poésie, p. 57) " J'ai su pourtant donner des ailes à mes paroles, je les voyais tourner en scintillant dans l'air, elles me conduisaient vers l'espace éclairé... " (Poésie, p. 61) Un autre poème s'appelle Paroles dans l'air (Poésie, p. 72). Le poète lui-même devient " un hasard aérien " (Poésie, p. 175), il " se vêtit d'air comme les oiseaux et les saints " (A la lumière d'hiver, p. 77). 121 Cette écriture aboutit-elle finalement à un dépassement des images ? Voici une question encore ouverte. Certains critiques, dont Jean-Luc Steinmetz, sont d'avis que l'œuvre poétique de Jaccottet est bâtie sur l'image et que le poète conteste uniquement les images toutes faites ou impropres, l'attention qu'il porte à la critique des images étant la preuve de leur importance : " La question de l'image, Jaccottet n'a cessé de l'aborder. En quoi il n'a nullement refusé la rhétorique. Il serait en effet trop simple de dire que son style évacue l'image aux fins d'une purification. Il faudrait démontrer, au contraire, que par certains côtés il n'est qu'images, que c'est précisément cela sa hantise (sa menace et sa joie) et l'essaim du multiple animé dans les proses, comme le désir de parcimonie justifié par les poèmes, constitue une seule et même réflexion sur l'image, conçue à la fois comme réalité rhétorique ineffaçable et comme position dans et face au monde témoignant de l'attitude poétique. (... ) Toutefois, la méfiance continuée qu'il a marquée à l'endroit de cette forme d'expression prouve bien que c'est elle qui assaille sa poésie et qu'il ne la repousse que dans la mesure où elle serait inadéquate. " (" La réduction à l'admirable ", dans Philippe Jaccotet, poète et traducteur, éd.cit., p. 21) Là encore, il convient de tenir compte des périodes de création. 122 " ... sa supériorité lui vient de ce qu'elle ne détruit pas l'affirmation, mais, en un sens, la restaure. Elle la restaure en l'installant dans un rapport non dialectique, mais quasi-esthétique avec elle. (... ) elle ne consigne pas l'insuffisance de ce dont il s'agit, mais indexe la défaillance de notre abord langagier. " (Jean-Luc Marion, L'Idole et la distance, Grasset, Paris, 1977, pp. 193-194). 123 Nous tenons pour texte matriciel de toute cette tradition théologico-philosophique l'ouvrage de Pseudo-Denys l'Aréopagite, La Théologie Mystique. (cf. Pseudo-Denys l'Aréopagite, Œuvres Complètes, trad. par Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1943). 124 De la première " crise de la poésie en vers puis première crise des signes " font partie : Eléments d'un songe, proses. Paris, Gallimard, 1961 ; L'Obscurité, récit. Paris, Gallimard, 1961 ; Observations et autres notes anciennes (1947-1962). Paris, Gallimard, 1998. La " deuxième grande crise des signes " comprend : Rilke par lui-même, Paris, Seuil, 1970 et A la lumière d'hiver (1974-76) précédé de Leçons (1967) et de Chants d'en bas (1973), poèmes, Paris, Gallimard, 1977. Cf. Jean-Pierre Jossua, Figures présentes, figures absentes. Pour lire Philippe Jaccottet, éd. cit., pp. 11-12. 125 " Ainsi, l'on a employé une ou deux fois à propos de tel de mes livres, les mots de " théologie négative " ; or, non seulement des mots aussi graves et aussi nobles, appliqués à mes tâtonnements, me font sourire ou me gênent ; mais plus généralement, chaque fois que j'en rencontre des pareils, empruntés à un domaine quelconque du savoir, dans un écrit sur la poésie, j'éprouve le sentiment d'une erreur, d'une inadéquation fondamentale... (... ) Ce n'est pas une raison pour ajouter de la poésie à la poésie. Le langage le plus sobre est celui qui a le plus de chances de rendre compte des œuvres comme il sied. On ne prend pas ce chemin aujourd'hui. " (Paysages... , p. 175) 126 Souligné par nous dans tous les exemples qui suivent. 127 Comment ne pas entendre dans ces vers comme un écho de Saint-Jean de la Croix : J'entrai où je ne savais et je restais ne sachant toute science dépassant. Saint-Jean de la Croix, Poésies, trad. de Benoît Lavaud, GF, 1993, p. 123. 128 Dans le discours de la théologie négative " la négation déblaie et souligne une silhouette, loin d'ouvrir sur le vide. Comme le sculpteur dégage du matériau brut et visible ce qui rend invisible l'invisible à voir - la forme elle-même -, en sorte que la pierre ne masque plus ce qu'elle contient... " (Jean-Luc Marion, op.cit., pp. 192-193) 129 Cf. Jacques Derrida, Comment ne pas parler dans Psyché, Galilée, Paris, 1987, pp. 575-576. Ce modèle logique est aussi connu en psychanalyse sous le nom du " schéma logique de la dénégation " : " ... oui sans oui, la rupture comme impossibilité de rompre " dans Logiques et écritures de la négation, sous la direction de Ginette Michaux et Pierre Piret, Editions Kimé, Paris, 2000, p. 53. 130 Sur l'oxymore comme figure liminaire du discours mystique voir l'étude du Père Jean-Pierre Jossua, " Formes de langage de la mystique en poésie " dans Poésie et mystique, Paris, L'Harmattan, 1995. 131 Jean-Pierre Richard en parle comme d' " une heureuse traversée du négatif ". (op.cit., p. 274).