De la re-création du texte littéraire traduit à la créativité du processus traducteur

Diana MOTOC

 

Aborder le thème de la création dans le domaine de la traduction a, dans notre cas, une double motivation: la fascination qu’exerce sur nous la création, qu’il s’agisse de la beauté ou de la connaissance, se voit doubler par l’intuition que notre travail, tout comme celui des artistes, des écrivains ou des hommes de science, est une tâche créative. Intuition et non pas certitude – à vrai dire la création a toujours été entourée d’un aura de mystère. Poser la question, à partir de l’intuition et dans les limites de la spéculation, de l’hypothèse de la créativité du processus traducteur, dans une approche cognitive, ajoute à cette double raison subjective l’objectivité de l’intérêt d’un thème peu étudié par la traductologie.

Dans le raisonnement de notre hypothèse, nous suivons le triptyque de la création: produit, personne, processus. Si l’œuvre littéraire traduite est une œuvre de (ré) création, si le traducteur est une personne créative, le processus de la traduction sera créatif en soi. Le point de départ de l’hypothèse est difficile, la méthodologie hétérogène. Le produit est conflictuel par rapport à son originalité et à sa nouveauté – deux critères fondamentaux de la création. C’est un autre texte qui prétend être le même texte, mais dans une autre langue (une autre forme, un autre espace conceptuel), par l’intermédiaire d’une autre personne, avec son monde cognitif, ses compétences, son subjectivisme, ses sensibilités et son histoire. L’hétérogénéité est la marque distinctive de notre démarche qui réunit: témoignages, réflexions, confessions des traducteurs, spéculations métaphysiques et études traductologiques basées sur la psychologie cognitive.

 

1. Le texte littéraire traduit comme produit créatif

 

Il y a un domaine de la traduction où l’on parle traditionnellement en termes de création: il s’agit de la traduction littéraire, prolongement inévitable de la littérature, non pas pour être plus importante, ni plus ancienne, dit Henri Meschonnic (Poétique du traduire), ni plus prestigieuse ou plus difficile161. « Ce n’est pas traduire qui est différent pour une recette de bouillon en poudre, un article de physique nucléaire, un poème, un roman. C’est la recette, l’article, le poème, le roman qui ne sont pas dans le langage de la même manière » (Meschonnic, 1999: 82). C’est pour cette raison qu’on part de la traduction littéraire, du caractère créatif du texte littéraire traduit plus exactement, pour arriver à la créativité du processus traducteur en général.

D’autre part, il existe la tentation d’exagérer pensant que n’importe quelle traduction d’un texte littéraire doit avoir à la force la même valeur créative du texte original, continuer à être une œuvre artistique, de création, en oubliant que l’histoire littéraire connaît aussi de mauvaises traductions, très peu ou même pas du tout créatives. Mais en fin de comptes les critères ne sont pas des critères esthétiques, sinon pragmatiques, comme observe Meschonnic: « les critères pragmatiques de la réussite historique, de la durée. » Une traduction réussie ne se refait pas, elle a l’historicité des œuvres originales. « Qu’on puisse parler du Poe de Baudelaire et de celui de Mallarmé montre que la traduction réussie est une écriture… » (Meschonnic, 1999: 85). Une traduction n’est pas créative pour la seule raison d’être la traduction d’une création littéraire, sinon parce qu’elle est le résultat d’un processus de création, réalisé par un être créatif.

À partir de Cicéron, les traducteurs, comme les peintres, les physiciens, etc., ont écrit sur leur pratique. La majorité de ceux qui sont déjà écrivains (c’est-à-dire qu’ils ont déjà une création dans leur propre langue) n’hésitent pas à considérer leurs traductions comme faisant partie de leur activité de création. (A l’inverse, les meilleures traductions littéraires sont les traductions faites par les écrivains. Question de compétence.) Volochine, tout comme Gœthe, pensait que la discipline et la difficulté de créer, la restriction dans l’art sont nécessaires: il faisait dans l’art seulement ce qui c’était difficile, en traduction, il choisissait des auteurs très difficiles, presque intraduisibles. La traduction faisait partie de sa profession de poète, de critique et d’artiste. Il a traduit toute sa vie parce qu’il considérait la traduction comme une partie intégrale de son activité littéraire, au même niveau (Adamantova, 1991). Pour le poète catalan Jordi Llovet la traduction est un art, dans le sens grec du mot – ars, teckné -, technique qui ne doit pas envier l’art « nommé création littéraire ». Selon lui, les racines du malentendu remontent au Romantisme qui avait conçu la littérature comme un acte d’inspiration et de génialité, méprisant l’énorme travail rhétorique, stylistique et « d’écriture » qui se trouve, comme profession et maîtrise, dans l’œuvre littéraire. Il y a autant de maîtrise, sinon plus, dans l’acte de traduire: ce travail de l’écriture auquel les écrivains se soumettent déjà à la force, ne fait que « se reconstruire » dans la traduction. « La traduction sera, alors, une espèce de répétition du geste par lequel les idées se transvasent au champ de l’écriture. C’est quelque chose d’analogue à l’art d’écrire. Ainsi, la traduction devrait être comprise comme un art de (ré-) écrire. » (Llovet, 2000: 37). Le linguiste et traductologue russe Fedorov souligne qu’on sait bien, depuis des siècles, que la traduction exige une maîtrise élevée, étant un art comme la littérature.

L’unicité du texte. Du point de vue de la créativité, la traduction est un paradoxe, plus encore, elle semblerait être à la première vue le contraire de la création, une répétition. Métaphysiquement, ce paradoxe de la traduction est celui de la différence et de l’identité, de l’autre et le même. Dans ses Théorèmes pour la traduction (1979), Ladmiral affirmait: « Toute théorie de la traduction est confrontée au vieux problème du Même et de l’Autre: à strictement parler, le texte-cible n’est pas le même que le texte original, mais il n’est pas non plus tout à fait un autre ». Pour George Steiner, « dans la traduction, la dialectique de l’unique et du multiple se fait sentir de façon éclatante. Sous un certain angle, toute traduction s’efforce d’abolir la multiplicité et d’amener à superposer des vues différentes du monde. En un autre sens, c’est une tentative de doter la signification d’une nouvelle forme, de découvrir et justifier un autre énoncé possible. L’art du traducteur est profondément ambivalent: il s’inscrit au centre des tiraillements contraires entre le besoin de reproduire et celui de récréer lui-même » (Après Babel, 1978: 223).

On peut considérer, avec Steiner, Pierre Ménard autor del Quijote, de Borgès, le commentaire le plus dense et le plus percutant sur la traduction. Ménard « ne voulait pas composer un autre Quichotte – ce qui est facile – mais le Quichotte. Inutile d’ajouter qu’il n’envisagea jamais une transcription mécanique de l’original, il ne se proposait pas de le copier. Son admirable ambition était de reproduire quelques pages qui coïncideraient – mot à mot et ligne pour ligne – avec celles de Miguel de Cervantes. » Reproduire dans une langue étrangère un livre qui existe déjà est le « mystérieux devoir » du traducteur… La répétition est, si « on en croit Kierkegaard, un concept assez déconcertant pour mettre en question la causalité et le passage du temps. Produire un texte verbalement identique à l’original (faire de la traduction une transcription parfaite) dépasse en complexité les limites de l’entendement. Cette impossibilité, l’intraduisibilité à ce niveau de perfection, donne la raison à la créativité en traduction. Là où il n’y a pas de copie parfaite, c’est qu’il y a création » (Steiner, 1978: 77-79).

Pour aller jusqu’à l’extrême du concept, l’impossibilité de la répétition se manifeste à l’intérieur de la langue même. « Régis par une succession temporelle, deux énoncés ne peuvent pas être parfaitement identiques », dit Steiner. On ne peut pas séparer temps et langue, espace et langue ou monde et langue, ce sont des concepts et des réalités intimement liés. Traduire signifie élever l’impossibilité de la répétition à un second ou à un troisième degré. Alors, il n’y a pas deux époques, deux classes sociales, deux espaces ou deux êtres humains qui emploient les mots pour exprimer exactement la même chose. Chaque personne se sert de deux sources linguistiques: la langue courante qui correspond au niveau de culture personnel et le fond privé. Le lexique particulier dont parle Steiner modifie inévitablement les définitions, les connotations, les courants sémantiques qui constituent le discours public. Toute traduction d’un signe linguistique est, à un niveau ou autre, transposition créatrice: « Les deux réalités fondamentales du langage sont dans le jeu, je veux dire la création et la dissimulation » (Steiner, 1978: 245).

Tout une tradition linguistique, inaugurée par Humboldt, traducteur et traductologue aussi, parie sur l’impossibilité de séparer la langue de la vision du monde: chaque peuple et chaque époque ont un esprit et une cosmovision qui marquent et différencient la structure de la langue. Eugenio Coseriu, dans El hombre y su lenguaje, souligne la conception de Humboldt qui caractérise le langage comme energeia dans le sens aristotélique, c’est-à-dire, comme une activité libre ou créatrice. Pour le linguiste roumain « le langage est originellement création de signifiés » (Coseriu, 1977: 46). « L’effort interprétatif est aussi re-création. La ‘langue’ ne nous est jamais entièrement suffisante pour nous exprimer dans chaque cas particulier, pourvu que nos intuitions (le contenu cognitif auquel on doit donner la forme de langage) ne soient jamais identiques aux autres antérieurs. » (Coseriu, 1977: 75). Dans « Lo erróneo y lo acertado en la teoría de la traduction » (1977), texte grâce auquel Coseriu est traductologue, il passe du domaine du langage qui est « une création continuelle de signifiés » à la traduction qui serait « essentiellement création d’équivalences ». Les équivalences en traduction sont des créations, traduire n’est pas transcodifier, le traducteur doit sélectionner les modalités linguistiques propres pour construire le sens dans la langue cible.

À l’autre pôle de la linguistique, la dichotomie de Saussure signifié/signifiant n’est plus opérante, parce que les deux termes ne sont pas séparables. Langue/littérature, sens/forme ne sont pas des termes dissociables et hétérogènes. On ne peut pas séparer le sens de sa forme, tout est un continuum, c’est ce continuum qu’il faut traduire, ce que Meschonnic appelle « le rythme ».

Si les écrivains habitent dans le sein du langage, cela est doublement valable pour les traducteurs, car ils habitent à l’intérieur non pas d’un langage, sinon de deux: celui de départ et celui d’arrivée. « C’est affirmer que les traducteurs vivent dans le cœur même du langage, plus abstraitement et plus généralement que les écrivains eux-mêmes » (Llovet, 2000: 38). Voulant dire (ou faire) la même chose que le texte original, la traduction le refait, ou elle fait quelque chose de nouveau parce qu’on l’écrit sous une autre forme linguistique, dans un autre système conceptuel.

La « signification », pour Steiner, se trouve dans « les mots » du texte original, mais, pour le lecteur de la langue originale, elle représente beaucoup plus que la somme des définitions du dictionnaire. « Le traducteur doit concrétiser le « sens » implicite, l’ensemble des dénotations, connotations, déductions, intentions, associations contenues dans l’original, mais qui ne sont pas expliquées, ou seulement en partie, parce que l’auditeur ou le lecteur indigène possède une compréhension immédiate » (Steiner, 1978: 259). Chaque mot contient une certaine pluralité de signifiés virtuels: « au moment où le mot s’associe aux autres pour construire une phrase, un de ces sens s’actualise et devient prédominant » (Paz, 1981: 16). Vu les différences et les expériences culturelles, on ne peut jamais traduire tous les sens occultes des mots. Traduisant le mot, la métaphore, d’autres dénotations, connotations, déductions, intentions, associations susciteront-ils dans la pensée du nouveau lecteur. Le traducteur Gregory Rabassa transpose l’idée dans le langage mathématique « si dans le sens mathématique 2 équivaut à 2, dans ce sens-là, une traduction jamais pourra équivaloir à l’original. » Parce que « Un mot n’est plus que la métaphore d’un objet ou, dans quelques cas, d’un autre mot. […] un mot, dans une traduction, ne se trouve pas à un mais à deux pas de l’objet qu’il prétend décrire. Le mot dog et le mot perro peut-être conjurent-ils une image semblable dans la tête de l’Anglais et dans la tête de l’Espagnol, mais une autre série d’images subliminales accompagnent sûrement chacune des versions, ce qui confère aux deux mots de nouvelles différences au-delà des différences purement sonores… » (Rabassa, 1994: 53)

Dans la perspective des études cognitives sur la traduction, Delisle conçoit la traduction comme une dissociation mentale des notions de leur forme pour les associer à d’autres signes qui appartiennent à un autre système linguistique, dans un espace conceptuel spécifique. Selon les théories psycho-linguistiques, le concept est une construction mentale qui n’existe pas dans la réalité, dans le monde extérieur, c’est une création qui se fait des présupposés culturels antérieurs à la perception, avec des propriétés différentes et variables. Les constructions mentales constituent le contexte d’un signifié, qui, à son tour, est la somme de l’information – la nature est encyclopédique -, texte et contexte étant deux aspects du tout. Ou, si l’on veut, le signifié est ce qu’on connaît comme « sens », ou « signifié linguistique » et les connotations d’un terme dans un usage concret. En tout fragment de communication, les choix fonctionnent comme des indicateurs de temps, d’espace et de milieu social, indicateurs de mode et d’intention, enfin indicateurs de la relation entre l’émetteur et le récepteur. Depuis Coseriu on sait que les langues ne se traduisent pas, les textes, oui. On traduit des textes et un texte est une proposition de totalité qui dépasse les limites strictement linguistiques-textuelles et imposent au traducteur la nécessité de le traduire comme totalité (Talens, 1993). Transposant le texte dans une autre langue, le traducteur fait à son tour ses choix qui fonctionnent comme indicateurs, forcément, d’un autre temps, autre espace, autres traits dialectaux, possiblement d’une autre intention et d’une autre relation entre les nouveaux émetteur et récepteur. La traduction serait un processus similaire au processus d’élaboration d’un texte, qui impliquerait réécrire le texte, en le détextualisant de son espace « poétique », de son espace cognitif, de son contexte. La nouvelle écriture produira, non pas un espace pareil, sinon, au contraire, dans un espace différent, un nouveau contexte, finalement un texte nouveau. Plus encore, un discours nouveau, parce qu’on ne traduit pas ce que les textes disent, sinon ce que les textes font. Les bonnes traductions font ce que les textes originaux font, la traduction n’est plus ni dans la langue, ni dans le texte, mais dans le discours. Traduire est « produire un équivalent de sens, de valeur, de fonction et de fonctionnement » (Meschonnic, 1999: 88). Si l’écriture est la production d’un espace pour la création d’un discours, la traduction est un processus similaire. La trahison ne serait pas alors s’éloigner du texte de départ – au nom de la ré-création -, sinon quitter au texte ce qui fait qu’il soit texte, texte littéraire. Être fidèle en traduction ne se pose plus en termes de fidélité envers l’auteur ou envers le lecteur, en termes de respect pour le sens ou l’esthétique, sinon en termes pragmatiques: le texte original doit faire ce que le texte original fait. Octavio Paz (1981) affirme – et le démontre avec sa pratique de traduire – que le texte original jamais ne réapparaît (serait-il impossible) dans la langue d’arrivée, et pourtant, il y est présent toujours parce que « la traduction, sans le dire, le mentionne constamment ou le transforme dans un objet verbal qui, bien que distinct, le reproduit ». Alors, le point d’arrivée du bon traducteur « c’est un poème analogue, non plus identique, du poéme original ».

Intertextualité. Lecture créatrice. Entre les deux extrêmes – « à un extrême le monde se présente comme une collection d’hétérogénéités, à l’autre, comme une superposition de textes, chacun légèrement différent de l’antérieur: traductions de traductions de traductions » – « aucun texte n’est pas tout à fait original parce que le langage même, dans son essence, est déjà une traduction d’un autre signe et d’une autre phrase. Mais ce raisonnement peut s’inverser sans perdre la validité: tous les textes sont originaux parce que chaque traduction est différente. Chaque traduction est, jusqu’à un certain point, une invention et elle continue de cette manière un texte unique » (Paz, 1981: 9).

« Le monde culturel, dit Roland Barthes, est un immense intertexte ». N’importe quel texte serait alors un « intertexte », obtenu d’autres textes, par intégration ou transformation, une « mosaïque de citations », présentes en lui à différents niveaux. On pourrait dire que le texte original et le texte traduit entretiennent plutôt une relation d’intertextualité que d’identité. Daniel Pageaux l’affirme dans son livre sur la littérature comparée: « l’activité du traducteur se finalise par la transformation d’un texte-cible en une sorte d’intertexte » (1994, 60). Le réflexe entre les deux textes est permanent, il y a entre les deux une fécondation continuelle et réciproque.

L’écrivain, l’architecte, le peintre sont obligés « d’imiter faisant preuve d’originalité, dit Steiner. Leurs traductions de modèles du passé sont à la fois fidèles et neuves. Ce sont au sens plein, un sens dont les contradictions et les aspects paradoxaux échappent à moins qu’on ne s’arrête pour scruter le mot, des re-créations » (Steiner, 1978: 396). Si dans les sciences ou dans la technologie, la nouveauté de contenu et les conséquences pratiques dissimulent la tradition, « dans le discours philosophique et en art où la nouveauté de contenu est, dans le meilleur des cas, difficile à définir, le réflexe de répétition, d’organisation par référence au passé règne en maître » (Steiner, 1978: 427). La littérature universelle est formée d’imitations, d’adaptations, de traductions; dans les arts modernes, ce que font les peintres sont des retours, des collages, etc. On se trouve devant un processus constant de « ré-vision ».

Ré-vision, regard, avec son histoire et sa nature. Traduisant, c’est le texte, ce qu’il fait, ses effets, ce qu’on re-crée, mais à travers le regard du traducteur qui s’y incorpore. Car « nul n’a un accès direct au langage: mais toujours à travers les idées qu’on en a… le texte ne fonctionne qu’à travers la lecture » (Meschonnic, 1999: 89). Traduire est la manière la plus profonde, la plus complète de lire, c’est une relation intime, une communion totale avec le texte, comme au moment de la création, de l’inspiration même. Le sentiment est si fort, observe le poète-traducteur Muntaner, que « les poètes-traducteurs », « les écrivains-traducteurs se sentent possesseurs de l’œuvre traduite », la déclarent et l’introduisent dans des volumes propres, comme le fait lui-même. Dans le traduire, la lecture se réalise jusqu’à ses ultimes conséquences, jusqu’à l’assimilation du texte et la création authentique. Harold Bloom disait qu’une personne « ne lit que ce qu’elle est »; l’inverse est aussi valable: « une personne est ou devient ce qu’elle lit ». Lire c’est se traduire soi-même. Enfin, la traduction à travers la lecture créatrice de nouveaux sens, dans une nouvelle textualité, assure à son tour d’autres lectures et interprétations possibles, avec d’autres propositions de sens. Le traducteur lit à sa manière le texte qu’il traduit, de même, chaque époque a sa lecture du même texte, sa traduction, lectures différentes qui découvrent des facettes différentes de l’original et qui co-existent dans l’histoire de la littérature. On retourne ici à l’affirmation de Meschonnic: la bonne traduction, la créative, reste « un texte malgré et avec son vieillissement. Les traductions sont alors des œuvres – une écriture – et font partie des œuvres » (Meschonnic,1999: 85).

Parlant toujours à partir de son expérience d’écrivain, de critique et de traducteur, Octavio Paz (1981) considère que l’activité du traducteur, dans sa première étape, se ressemble à celle du lecteur et, en même temps à celle du critique: chaque lecture est une traduction à l’intérieur de la même langue, et chaque critique est une version libre du poème ou, plus exactement, une transposition. Mais, si pour le critique le poème est un point de départ vers son texte, le traducteur doit composer, dans un autre langage et avec des signes différents, un poème analogue à l’original. Dès sa première étape, la compréhension lectrice (interprétative), le processus traducteur s’annonce déjà comme un processus créateur.

 

2. Le traducteur comme créateur

 

Du créateur au traducteur. La psychologie cognitive, lorsqu’elle veut étudier la création, s’efforce de la démythifier, de dévoiler le mystère du génie – les troubles psychologiques, les recherches de soi-même, la communication avec le modèle, le talent inné, le génie scientifique ou artistique, l’inspiration ou les muses, etc. On croit arriver au secret du créateur, qui ne serait rien de plus qu’une personne normale, avec un dévouement absolu à son travail ou à son art. Mais ces « personnes normales » analysées par les cognitivistes de la création sont dotées d’une fantastique mémoire musicale (Mozart), d’une observation extrême (Newton), d’une impressionnante imagination de l’espace (Picasso) ou d’une immense capacité de faire des analogies (Valéry).

La traduction littéraire compte sur des êtres géniaux, génies qu’on associe toujours à d’autres genres de la littérature – la « littérature en langue originale », si l’on considérerait le nom proposé par le philosophe espagnol Ortega y Gasset -, tels Goethe, Schiller, Hölderlin, Pope, Baudelaire, Octavio Paz, Julio Cortázar, et la liste pourrait presque arriver à être aussi longue que celle des auteurs qui ont une production dite propre. Associés toujours à la littérature en langue originale, pour des raisons qui nous renvoient à l’ingrate position traditionnelle d’anonymat d’autorité, pratiquée aussi par les maisons d’édition, la situation ingrate de signer un texte sur la page de titre, à l’intérieur, texte qui a déjà sur la couverture un autre nom pour auteur… En ce sens, dans l’histoire de la littérature, les traducteurs sont les anonymes, et lorsqu’on les cite, observe Jenaro Talens, il s’agit de la partie écrite en minuscules, à l’intérieur du volume, presque jamais sur la couverture. Il semblerait que l’acte de lecture d’un texte dans une langue différente de l’originale, « c’est une opération honteuse et impudique, dit-il, de telle sorte qu’il serait nécessaire de le garder secret… »

 

Compétences et habiletés du créateur/traducteur. Un traducteur peut être – en termes de valeur et d’accord avec les critères d’évaluation de n’importe quel art ou science – créatif, ayant les qualités et les habiletés nécessaires pour créer. Il y a toujours des niveaux quantitatifs et qualitatifs différents, mais il n’y a pas pour cela moins de création. Mais, ce qui est plus intéressant encore c’est que le traducteur semblerait être d’ores et déjà un créateur grâce aux qualités et aux habiletés créatives qui se trouvent dans sa nature cognitive.

C’est l’approche cognitive sur la traduction qui nous révèle le portrait du traducteur expert, qui consiste en posséder des habiletés linguistiques spécialisées, une mémoire bilingue (coordonnée), le contrôle d’interférence dans la réception et dans la production, des procédées heuristiques de transfert textuel. En ce qui concerne les traits cognitifs, ce sont la flexibilité, la pensée divergente, la capacité d’association lointaine (Presas, 2000). Et, ce qui est le plus important, la traduction suppose des connaissances fondamentalement opérationnelles, implicites, qui s’acquièrent avec la pratique, d’une manière graduelle et automatique. C’est une connaissance stratégique, implicite dans l’idée de connaissance opérationnelle, et qui suppose avoir un objectif et l’habileté pour la résolution des problèmes. De fait, la compétence stratégique est en rapport avec la connaissance experte, en général. C’est d’ailleurs cette a-rationnalité qui expliquerait la période d’incubation du processus créateur en général et le insight révélateur.

L’expérience a une valeur déterminante pour l’experticité et elle est tout à fait nécessaire dans le domaine de la traduction. Plus encore, vu son interdisciplinariété et les connaissances extra-linguistiques, culturelles et encyclopédiques qu’exige la traduction, on n’a pas besoin seulement d’une expérience dans le domaine, sinon de l’expérience d’avoir vécu. Au-delà de l’experticité et de l’expérience, des qualités cognitives coïncident chez le créateur et le traducteur: la mémoire162, la capacité de concentration, d’observation, d’imagination, la capacité de faire des analogies, de forcer les règles (Boden, 1991, Romo, 1997). Le traducteur parie sur la cohérence même du monde et sur la possibilité d’analogie entre le vouloir-dire des différentes langues.

Enfin, psychologues et psychanalystes ont essayé de définir les caractéristiques psychologiques de la personnalité créative. On a suggéré l’hypothèse de la nature convergente/adaptative propre à l’intelligence conventionnelle et de la nature divergente des personnes créatives et de sa flexibilité cognitive (Anderson, 1966, Torrance, 1974). La coïncidence avec les traits cognitifs du traducteur est évidente, comme le montrent les études psychologiques sur la personnalité bilingue, le traducteur en l’étant, à force, et sur les effets du bilinguisme. Parmi les effets positifs du bilinguisme, Appel (1996) distingue l’amplification des horizons, l’augmentation de l’agilité mentale et une meilleure compréhension de la relativité des choses. Rafael Díaz parle d’une influence positive du bilinguisme dans les habiletés cognitives et linguistiques. Leopold attribue l’attitude de détachement des mots (ou l’absence de nominalisation) au bilinguisme. En accord avec lui, Ben-Zeev observe que les bilingues se libèrent à un âge plus tendre de l’idée magique selon laquelle il existe un rapport inséparable entre un mot et son référent et sont très tôt capables de manipuler les règles syntaxiques de la langue grâce, probablement, à leur expérience avec deux systèmes linguistiques. Selon d’autres auteurs, tels Cummins et Gulutsan, Kessler et Quinn, Peal et Lambert, un autre aspect du fonctionnement cognitif qui apparaît fréquemment dans leurs recherches sur les effets du bilinguisme c’est la flexibilité cognitive et l’avance de la pensée divergente. Hakuta et Díaz découvrent une plus grande flexibilité dans la manipulation des symboles verbaux et non verbaux. Les bilingues développent une vision plus analytique de la langue et en possèdent une meilleure conscience, sont plus habiles à dissocier les concepts des mots usés pour les verbaliser. Tout cela peut libérer la raison, c’est-à-dire, favorise « l’émancipation intellectuelle » (en Appell, 1996).

On pourrait se demander, alors, si les traducteurs sont arrivés à l’être grâce à leur créativité, ou au contraire. Dans une étude expérimentale dirigée par l’École de Trieste, Claudio Cauti (1988) fait des recherches, peut-être pour la première fois dans la pratique de la traduction écrite, sur le rapport entre la créativité verbale et la créativité figurative. On sait que l’hémisphère gauche est impliqué dans le décodage et le codage des propriétés phonologiques, morphologiques, syntaxiques et lexicales, pendant que l’hémisphère droit paraît être spécialisé dans l’interprétation de la pensée implicite, pour entendre et produire des métaphores, des actes de parole indirecte, de l’ironie et des blagues (Code 1987; Bretan 1989, Blanken et al. 1993). Torrance identifie quatre catégories impliquées dans la créativité des traducteurs: la fluidité, la flexibilité, l’originalité et l’élaboration (en Gran, 148).

Comparable à n’importe quelle personne créative, de n’importe quel domaine, mais surtout à des linguistes, écrivains, poètes, les qualités mises en évidence par Delisle (1984) chez le traducteur expert sont un esprit d’analyse et de synthèse, le goût des questions langagière et du travail solitaire, une certaine facilité à la concentration, la capacité de travailler avec méthode et rigueur, une grande curiosité, la maturité intellectuelle, un sens critique sûr, un bon jugement, et, pour conclure, une immense mémoire analogique.

 

 

3. Le processus de la traduction en tant que processus créateur

 

Traduire est une activité empirique, comme on l’a déjà vu (création des discours), comme toute activité de langage, d’ailleurs. C’est une opération, une opération parallèle et analogue, mais dans le sens inverse, à la création originale; c’est produire avec des moyens différents, comme disait Valéry, des effets analogues. Dans ses études sur la traduction littéraire, Theo Hermans (The Manipulation of Literature) décrit lui aussi la traduction comme une série d’opérations, de manipulations et d’interventions faites par le traducteur, une série de procédées d’écriture qui se constituent en une possible esthétique de la traduction qui tend à une autonomie par rapport au texte-source. Purement opérationnel, le processus traducteur est envisagé par Steiner comme un processus herméneutique163; « le traducteur fait, au plein sens des termes, œuvre d’interprétation et de création » (Steiner, 1978: 16). Il distingue déjà dans sa description phénoménologique de la traduction les étapes psychologiques du traducteur dans l’acte de traduire: la confiance, l’agression, l’incorporation et la restitution.

A partir des années ’80, lorsque des philosophes et des traducteurs-écrivains avaient déjà conçu la traduction comme un processus herméneutique ou de ré-écriture littéraire, les traductologues observent la nécessité d’étudier le processus de la traduction et de lui offrir une classification scientifique. Jusqu’à ce moment-là, on ne savait presque rien sur le processus génétique de l’activité du traducteur, une opération automatique, inconsciente, intérieure, qui exige des connaissances a-rationnelles et des stratégies qui s’appliquent intuitivement; on ne savait presque rien sur les principes ou sur les habitudes qui guidaient le choix d’un équivalent ou d’un certain niveau stylistique (au-delà des règles syntaxiques et de l’usage). Très rarement on a eu la possibilité de l’observer, grâce aux brouillons de quelques traducteurs. Empiriquement, aujourd’hui on sait un peu plus, grâce à la recherche des think-aloud-protocols des traducteurs professionnels, certainement avec toute la subjectivité que suppose la verbalisation d’un processus automatisé, grâce aussi aux recherches de groupe PACTE, de traductologues de l’Université Autonome de Barcelone, à l’aide du programme PROXY qui permet l’observation extérieure du processus et son analyse.

Théoriquement, à partir de différentes approches et sur le modèle de la psychologie cognitive, plusieurs traductologues se sont mis à analyser les processus mentaux qui interviennent dans le traduire et ont élaboré des modèles du processus traducteur. Il s’agit du modèle interprétatif de la ESIT – surtout les ouvrages de Seleskovitch, Lederer, Delisle -, l’analyse de R.T. Bell (1991) inspirée par la psycho-linguistique et l’intelligence artificielle, l’application de Gutt (1991) de la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson (1986), le modèle psycho-linguistique proposé par Kiraly (1995). Les approches cognitives définissent le processus traducteur comme un processus de résolution de problèmes: le texte original et sa reproduction dans la langue cible constituent le problème à résoudre et le texte traduit en est la solution. À son tour, la psychologie cognitive de la créativité nous révèle que, strictement parlant, le processus créateur surgit toujours d’une question, d’une question mal définie164, et par conséquent, créer signifie toujours résoudre un problème ou, plutôt, l’intelligence créatrice résout des problèmes posés au préalable. Le processus traducteur est lui aussi un problème mal défini parce que, dès qu’il existe une pratique de la traduction, il n’y a pas un consensus en ce qui concerne la voie de le résoudre – la modalité de traduire (littéral vs libre). La théorie cognitive de la traduction essaie de résoudre « ce problème », tout en le définissant: le problème global est produire un texte plus proche ou plus éloigné du texte original, selon les facteurs textuels et extra-textuels, à partir desquels on établit la stratégie globale.

Chacun de ces auteurs approche le traduire d’une certaine perspective, mais en se référant aux étapes du processus de traduction, tous se mettent d’accord165 en signalant deux moments essentiels (compréhension et re-expresion) en rapport avec la double fonction du traducteur (récepteur et émetteur), et tous soulignent l’existence d’une étape intermédiaire de caractère non-verbal, nommée « déverbalisation » par la ESIT ou « représentation sémantique » par Bell.

Pour le théoricien de la littérature (comparée) ce moment du « non-dit », de « l’absence du mot » est le moment où le traducteur, derrière l’écrivain qu’il traduit, « entreprend cette étrange descente dans l’enfer nommé silence… Et autant que la traduction dure tout au long de l’ascension, il garde avec soi une partie du mystère de l’écriture » (Pageaux, 1999). Pour le praticien de la traduction (littéraire, et auteur de littérature originale) déverbaliser serait arriver à la genèse de l’œuvre et de là re-créer le texte: le traducteur « doit déchiffrer cette forme objective qui arrive à ses mains, à son intelligence et à sa sensibilité, pour s’approcher, autant que possible, à la pensée ou à l’intuition originale qui se trouve dans la genèse de l’œuvre. La ‘création’ de l’auteur passe de la pensée à ce qu’on pourrait appeler une ‘diction originale’ (ou écriture phénoménique); la ‘création’ du traducteur – qui, dans ce sens, n’est pas du tout une recréation, sinon un autre type de création – passe de cette ‘diction originale’ à la pensée ou à l’intuition qui se trouve dans sa genèse » (Llovet, 2000: 31).

Les étapes du processus traducteur. Poincaré a été le premier à parler des phases du processus créateur, et Graham Wallas, dans The art of thought, consacre la fameuse version des quatre étapes ou phases: la préparation, l’incubation, l’illumination et la vérification (ou l’évaluation, dans le cas des arts). La préparation, en termes cognitifs est la définition du problème et la génération d’idées (la stratégie). L’illumination créatrice des hommes de science ou l’inspiration artistique (la fameuse Eureka! d’Archimède, l’autobus de Poincaré, la pomme de Newton, les serpents de Kekulé, le rêve – et d’autres serpents – de Coleridge), surgit après le insight, à cause des mécanismes automatiques, inconscients, propres à l’expert, et qui expliquent la surprise manifestée chez le créateur même.

Dans le processus traducteur, les premières étapes, poser la question (compréhension: décodage des signes, appréhension du sens, interprétation) et la définition de la stratégie globale, correspondent à l’étape de préparation du processus créateur. L’incubation et l’illumination peuvent être comparées avec l’étape non-verbale et, respectivement, avec la réformulation ou la réexpresion, que, selon Delisle (1984), est une démarche de l’esprit, la moins connue dans la traduction, la plus mystérieuse et la plus complexe à analyser. L’évaluation, l’ultime étape des deux processus, c’est l’analyse justificative de chaque choix (il est important d’avoir des critères d’accord avec la stratégie globale); c’est une seconde interprétation, la « compensation » ou la « restitution » de Steiner (1978), le moment de la lecture finale, quand le traducteur tente d’instaurer un équilibre entre les caractéristiques et les effets du texte de départ et du texte d’arrivée.

La non-linéarité du processus créateur caractérise aussi le processus traducteur. Jean Delisle l’imagine en cascade. Le groupe PACTE, par l’intermédiaire de ses observations empiriques, observe qu’il y a une approche progressive à la solution, avec des va-et-vient, avec des blocages, accompagné d’une évaluation continuelle. Kussmaul (1995) parle de brainstorming. Selon la psychologie de la créativité (Romo, 1997), le créateur observe l’information que le problème contient, tout en l’évaluant, ajoutant de l’information, actualisant des connaissances antérieures, parfois ad hoc, d’autres fois avec beaucoup d’effort. Et surtout, avec la pensée alerte pour saisir les analogies – des pommes qui tombent, le serpent qui se mord la queue, et, c’est sûr, la traduction serait capable de nous apporter beaucoup d’exemples. Le traducteur lit, interprète et analyse le texte à tous les niveaux, remplissant les lacunes (interprétant), apportant de l’information qui ne se trouvait pas dans l’énoncé, grâce aux connaissances accumulées, aux propres valeurs, à toute la biographie intellectuelle et, pourquoi pas, à toute l’histoire subjective. La solution finale sera très personnelle.

La création exige une grande quantité de décisions, une évaluation continuelle des mêmes, où interviennent le jugement personnel et le système propre de valeurs. Le traduire est par excellence un processus de choix: les traducteurs génèrent constamment des alternatives, les évaluent et choisissent celle qui leur semble la meilleure dans chaque cas, selon leurs critères. Les fondements théoriques de Delisle démontrent que « le trait le plus spécifique de la traduction humaine est son caractère créateur, car ce processus suppose un ensemble de choix préalablement non réglementé » (Delisle, 1980: 53). Effort de lecture, d’interprétation et de réécriture, la traduction est le résultat de cette somme de choix linguistiques, stylistiques, idéologiques (Pageaux, 1994). « Ce qu’on fait normalement, témoigne le traducteur Rabassa, c’est choisir le mot (ou la métaphore) qu’on veut, beaucoup de fois instinctivement, qui décrive le meilleur ou transmette le sens qu’on désire communiquer. L’auteur fait son choix et l’écrit. Ensuite apparaît le traducteur qui doit faire alors un autre choix, mais dans une autre langue, à un autre niveau… Le processus de la traduction est de pur choix. L’habileté du traducteur consiste en sa manière d’employer l’instinct… une sorte d’instinct acquis » (Rabassa, 1993: 56). C’est pour cela qu’il a l’impression que la traduction ne se termine jamais, qu’elle reste toujours ouverte, qu’elle pourrait se prolonger à l’infini: « le traducteur parfait – peut-être comme l’écrivain parfait – serait celui qui jamais ne serait totalement satisfait par son travail, celui qui ajouterait toujours ou quitterait quelque chose aux formules rencontrées, celui qui s’entretiendrait éternellement, s’il le pouvait, avec ce jeu de miroirs, jusqu’au point de ne jamais pouvoir offrir, aux lecteurs, le fruit de son travail. » (Rabassa, 1993: 58).

L’analogie dans le processus traducteur. La création humaine suppose des heuristiques pour créer de nouvelles heuristiques, par exemple transformer ce qui est familier en quelque chose d’inconnu et l’inconnu en familier, prendre en considération la négation ou essayer quelque chose de contraire à l’intuition lorsque tout échoit, penser en termes de négations, contraires ou opposés, et surtout l’analogie. Selon Seleskovitch, dans le processus traducteur, la compréhension du discours se construit cybernétiquement en un va-et-vient constant entre des perceptions partielles et des associations cognitives qui se produisent en synthèses brusques. En guise de conclusion, on exposera le modèle de raisonnement analogique que nous offre Jean Delisle dans L’analyse du discours comme méthode de traduction (1984), et qui est commun aux deux processus, de la création et de la traduction, celui-ci n´étant qu’une modalité du celui-là. Ou, au moins, c’est ce qu’on a essayé de démontrer dans ces pages.

« Pour arriver à découvrir le sens d’un énoncé en situation de communication et à le réexprimer en une autre langue, le traducteur procède par raisonnement analogique », affirme le traductologue canadien. Le « travail de prospection des ressources expressives de la langue d’arrivée » consiste à procéder par associations successives d’idées et par déductions logiques. La réflexion avance par étapes successives, mais sans nécessairement suivre une trajectoire rectiligne. De fait, le cerveau de l’homme fonctionne par associations et la compétence d’un traducteur dépend en grande mesure de son habileté déductive et associative.

Au moment de la réverbalisation, la recherche d’une équivalence oblige souvent le traducteur à suivre plus ou moins consciemment le processus analogique de la pensée quand les formes consignées dans la langue d’arrivée d’une équivalence consacrée ne sont pas activées spontanément ou quand l’équivalence de traduction ne peut être rencontrée que par une récréation contextuelle. Ce raisonnement analogique consiste à établir des similitudes par l’imagination et est un effort tout à fait « créatif ». Lorsque la découverte d’une équivalence se produit spontanément on parle d’inspiration, qui traditionnellement s’associe à la création. En ces moments « inspirés », l’analogie entre les concepts est immédiate.

Le traducteur fait preuve, affirme Delisle, « d’imagination et manifeste une grande sensibilité aux approches analogiques et aux correspondances conceptuelles afin de réaliser le raccordement des concepts d’un texte à un autre » (1984: 81). La tradition européenne, dans sa tentative d’effacer la traduction – cette étrange utopie – de sa culture, fondée paradoxalement sur des textes traduits166, a réussi, au moins, minimiser l’aspect créateur du processus cognitif de la traduction, « cette création de seconde main » qu’on juge moins noble qu’une « création dite originale ». On pourrait se demander, avec Delisle, combien de créations dites « originales » ne seraient que des réformulations personnelles? Et toute redite, ne serait-elle en fait une traduction? Création, interprétation, traduction, adaptation… la cloison qui les sépare « n’est pas si étanche qu’on a tendance à le croire. »

 

 

Bibliographie

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  • Seleskovitch, D, Lederer, M., Interpréter pour traduire. Paris, 1984, Didier Érudition.
  • Steiner, G., Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction, trad. de l´anglais par Lucienne Lotringer, Paris, 1978, Albin Michel.
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  • Vega, M. A., Textos clásicos de la teoría de la traducción, Madrid, 1994, Cátedra.

 


161 D'ailleurs, le traductologue canadien Jean Delisle (1984) parle de la traduction des textes pragmatiques, et non pas des textes littéraires, quand il dit que c'est un art fondé sur les techniques de la rédaction. Traduire n'est pas comparer, sinon fondamentalement ré-exprimer un vouloir-dire qui se manifeste dans un texte doté d'une fonction communicative précise.
162 Dans la Théorie de l'intelligence créatrice, le philosophe espagnol José Marina arrive à la conclusion que le talent s'appuie fondamentalement sur une mémoire puissante et dynamique. " Les Grecs étaient très sages lorsqu'ils disaient que les Muses, les grandes patronnes des arts, étaient les filles de Mnémosyne, la Mémoire ". Toujours un philosophe espagnol - Ortega y Gasset - avait écrit que pour avoir beaucoup d'imagination, il faut avoir une très bonne mémoire. Lorsqu'on invente, beaucoup de fois on est en train de se souvenir (c'est le principe même de l'analogie).
163 Le processus traducteur est un contrat qui résulte d'un enchaînement d'hypothèses phénoménologiques sur la cohérence du monde, sur l'existence de la signification dans les systèmes sémantiques différents, peut-être opposés au niveau formel, sur la validité de l'analogie et du parallélisme (Steiner, 1978).
164 Néanmoins, des chercheurs tel Halpern (1989), ont réussi à établir au moins deux des exigences pour la résolution d'un problème de création: l'habileté de générer des alternatives et l'habileté de les évaluer.
165 Un autre point de coïncidence est le rôle fondamental de la mémoire, tout comme celui du savoir linguistique et extra-linguistique emmagasiné par elle (Hurtado Albir, 1996).
166 Henri Meschonnic commence sa Poétique du traduire par l'histoire de la traduction en Europe, continent culturel bâti sur des traductions et sur l'effacement de leurs effacements.