Comment peut-on être lecteur ?

Anca COSACEANU

 

La problématique de la lecture situe la didactique des langues (langue maternelle, langues étrangères) à la croisée des domaines d’application des « sciences cognitives », des « sciences du langage » et de la « science de la littérature ». Des disciplines telles que la psychologie et la psycholinguistique, la sociolinguistique et la sociologie de la littérature, la sémiotique et l’esthétique, la pragmatique etc. ont offert ces dernières décennies un ensemble de modèles de l’activité de lecture, que la didactique a essayé d’adapter à ses nécessités spécifiques. Nos considérations s’arrêteront à certaines tentatives dans ce sens dans la didactique des langues étrangères: aussi la question initiale devrait-elle être reformulée: comment peut-on (apprendre à) être lecteur?

 

1. La lecture – de la psychologie à la didactique

La lecture comme activité perceptive

Comment lisons-nous? Telle est la question à laquelle les recherches en psychologie expérimentale, inspirées du modèle cognitiviste, se sont évertuées à répondre (cf. Cornaire, 1999).

L’information visuelle offerte par le texte est saisie par un mouvement horizontal, non-linéaire des yeux, qui se fait par saccades; la ligne écrite est divisée en sections d’environ 10 caractères, vues grâce à des temps de repos rythmés (des « fixations »); le passage d’une section à l’autre se fait par une saccade vive, pendant laquelle la vision est suspendue.

Un lecteur débutant ne perçoit pendant une fixation que quelques syllabes ; aussi doit-il revenir souvent et pour assez longtemps sur ce qu’il a déjà lu, pour comprendre. Un lecteur expert, par contre, identifie en moyenne 1-2 mots par fixation, étant capable de lire et de comprendre environ 200 mots par minute.

Cependant la perception des signes graphiques ne prend pas plus d’un tiers de seconde, le reste du temps de fixation étant consacré au traitement de l’information. Ce qui signifie que la vitesse de lecture dépend surtout du temps que prend ce dernier processus. Aussi les techniques d’entraînement à la lecture visent-elles notamment la diminution du temps de traitement de l’information, où la mémoire joue un rôle essentiel.

La psychologie cognitiviste a émis des hypothèses intéressantes concernant le fonctionnement de la mémoire lors du processus de traitement de l’information pendant la lecture, qui impliquerait trois niveaux mémoriels: la réserve sensorielle, la mémoire à court terme et la mémoire à long terme.

La réserve sensorielle capte les premières impressions visuelles sous la forme d’images de mots, qu’elle retient pendant environ un quart de seconde. Après une première sélection, ces informations sont acheminées vers la mémoire à court terme, qui leur attribue un sens qui sera conservé et éventuellement enrichi lors des fixations suivantes. La capacité de la mémoire à court terme est en moyenne de sept éléments d’information, le temps de conservation ne dépassant pas vingt à trente secondes. Après ce temps, les informations passent dans la mémoire à long terme, sinon elles s’effacent. Les informations retenues par la mémoire à long terme prennent l’aspect d’un « résumé », retenant le sens global du texte. L’ensemble des informations contenues dans la mémoire à long terme constituerait selon les cognitivistes un réseau d’éléments fonctionnant selon un modèle génératif. La mémoire à long terme s’identifierait à la structure cognitive de l’individu.

Nous ne lisons pas tous de la même façon! Les types de lecture ont été classés en trois grandes catégories: la lecture ascendante, où le lecteur part des signes graphiques pour interpréter les éléments d’information (démarche sémasiologique) ; la lecture descendante, où ce sont les structures de connaissances présentes dans la mémoire à long terme qui sont mobilisées pour accéder au sens du texte (démarche onomasiologique) ; la lecture interactive, qui combine les deux premières démarches, dans une interaction permanente lecteur – texte. Cette interaction est rendue possible par la présence dans la structure de connaissances du lecteur de « schèmes » (= structures de connaissances particulières, représentant des objets, des situations, des événements du monde réel). À chaque schème est associée la représentation mentale d’un « état du monde » – décor, personnages, actions etc. – qui contribue à la construction du sens du texte. Le lecteur sélectionne les schèmes qui lui permettront d’accorder un sens au texte, à partir de l’information que celui-ci lui offre. Le processus de construction du sens implique l’élaboration d’une série d’hypothèses qui rendent compte de façon cohérente de la signification du texte.

Lecteur et texte sont donc deux variables en interaction, dont dépend la compréhension en lecture; une troisième variable, indissociable selon certains des deux premières, est le contexte. Le contexte inclut des paramètres tels le titre (= cadre de référence pour l’interprétation du texte), les organisateurs (informations extra-textuelles servant à la présentation générale du texte, avant la lecture), les noyaux informationnels (mots-clé etc.), les illustrations, le projet de lecture ou la perspective du lecteur, le canal.

Le lecteur mobilise dans le processus de lecture ses schèmes de connaissances préalables, en même temps qu’il fait appel à un ensemble de stratégies spécifiques. Parmi ces stratégies, on cite surtout:

  • l’esquive (contourner la difficulté : par exemple, continuer à lire même si on ne comprend pas tout, en sachant que le sens devrait se préciser au fur et à mesure que le texte progresse);
  • le balayage : la lecture rapide, en diagonale, du texte, afin de repérer certaines informations ;
  • l’écrémage : parcourir le texte rapidement (« faire un survol ») pour avoir une idée globale de son contenu ;
  • la lecture critique, intégrale et linéaire du texte (telle que pratiquée par un correcteur par exemple) ;
  • l’utilisation du contexte ;
  • l’inférence – processus cognitif où le lecteur utilise ses connaissances pour compléter, enrichir etc. l’information du texte, afin de mieux la retenir ;
  • l’objectivation, le contrôle constant par le lecteur de sa propre activité ; c’est une stratégie de gestion qui aboutit en principe à l’intégration de nouvelles connaissances et partant à la réorganisation de la structure cognitive.

Ces stratégies sont à la base d’autant d’activités d’apprentissage de la « lecture efficiente », en langue maternelle comme en langue étrangère.

 

2. Lecture et apprentissage d’une langue étrangère

La lecture en tant qu’activité d’apprentissage a une longue histoire dans la didactique des langues étrangères. Certaines orientations méthodologiques l’envisagent comme une stratégie fondamentale. Ainsi, au XVIIIe siècle, « la méthode de la lecture » (de « textes choisis » en langue étrangère) était considérée comme offrant la possibilité de familiariser les débutants à la langue qu’ils allaient étudier et dont ils devaient acquérir l’expérience sensible avant que ne leur fussent formulées les règles de grammaire. On reconnaît ici les idées philosophiques d’un Locke par exemple, pour qui « la routine doit précéder les règles ». Cette méthode accordait à la lecture un rôle essentiel dans la compréhension de la langue étrangère, qui occupait en début d’apprentissage une place plus importante que l’expression orale ou écrite. Elle a continué d’être pratiquée jusqu’au vingtième siècle, surtout dans l’enseignement des « langues mortes ».

Les didacticiens ont réactualisé la « méthode de la lecture » dans les années 1920-1930, l’appliquant aux textes littéraires ou non-littéraires, avec toujours pour objectif la compréhension de la langue étrangère beaucoup plus que sa pratique.

La lecture – associée à la traduction et à l’explication de grammaire – occupe le devant de la scène dans la méthode « traditionnelle » aussi – méthode en usage dans l’enseignement des langues étrangères depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, et trop bien connue pour qu’il soit encore nécessaire d’y insister.

Les mêmes exigences prioritaires de l’acquisition d’une compétence de lecture se retrouvent dans les méthodes « fonctionnelles » ou « instrumentales » (« English for special purposes », « Français fonctionnel »). Le présupposé théorique en est la « transférabilité » des compétences réceptives et productives dans leurs aspects essentiels : aussi vise-t-on à transférer vers la langue étrangère, selon les besoins des apprenants, la compétence de lecture dans des domaines spécialisés ou strictement délimités, déjà acquise en langue maternelle.

Mais à part ces approches fonctionnelles à visée limitée, la lecture, ainsi que toute activité liée à la langue écrite, passe pour quelques décennies au second plan avec l’avènement des méthodes audio-orales et audio-visuelles (années 1950-1970). Elle refait surface, cette fois renouvelée, à partir des années 1970. Paradoxalement, c’est justement l’insistance sur l’aspect oral de la communication linguistique qui a permis de repenser profondément le « scriptural » et sa place dans la didactique des langues étrangères. La lecture, corrélat dynamique de l’expression écrite, est définie de la manière la plus générale comme une activité consistant à reconstruire la signification des formes linguistiques de la langue étrangère. Le problème qui se pose est celui de l’objet précis de cette reconstruction. On peut y distinguer trois niveaux : le niveau lexical (du mot), le niveau de la phrase et le niveau du texte.

La conception « lexicaliste » a pour objet central le mot (lexème): le sens de la phrase est donné par la somme des sens des mots qui la constituent, le sens du texte – par la somme des sens des phrases qui le composent.

Dans la conception « phrastique », l’objet de la « saisie » du sens est la phrase, expression d’une pensée complète. Les techniques de lecture sont orientées vers la perception du sens global des phrases. Le rapport phrase-texte ne change pas.

Avec la prise en considération du niveau transphrastique, du discours en tant qu’activité signifiante et du texte en tant que matérialisation de cette activité, c’est ce dernier qui devient l’objet de la lecture. Ce qui est reconstruit par la lecture, c’est d’abord la signification globale du texte, différente de la somme des significations des phrases qui la composent. Les modèles de la lecture impliquent de façon nécessaire des modèles du texte en tant qu’architecture de significations, voire du discours en tant qu’activité de production de la signification. C’est le moment où s’imposent dans la didactique des langues étrangères les approches de type sémiotique et pragmatique. (La sémiotique et la pragmatique ont suivi pendant quelque temps des voies de développement parallèles. Depuis environ deux décennies cependant, elles semblent se rencontrer pour constituer un espace épistémique dans lequel les producteurs de la signification ne sont plus isolés du produit de leur activité, dont seuls seraient examinés les aspects immanents).

La conception « textuelle » de la lecture est déjà à l’śuvre dans les techniques orientées vers la compréhension du contenu informatif du texte (comme celles de lecture rapide). Mais la dimension informative est considérée comme ne constituant qu’une des composantes du texte. S’y ajoutent la structuration du texte et sa dimension culturelle. À un regard plus attentif, on identifiera ici un modèle d’approche sémiotique: la dimension informative correspondrait à la sémantique, la structuration du texte correspondrait à une syntaxe qui n’exclut pas « la syntaxe de la sémantique », la dimension culturelle correspondrait à la pragmatique. La didactique actuelle des langues étrangères offre des modèles indépendants pour chacune de ces trois dimensions. Mais en même temps, le rôle intégrant de la pragmatique par rapport à la syntaxe et à la sémantique est affirmé de plus en plus fermement ; dans ce contexte, la tentative de construire des modèles intégrés du texte et de la lecture, applications didactiques comprises, apparaît comme tout à fait naturelle.

Dans ce qui suit, nous examinerons brièvement certains modèles de la lecture illustrant chacun des trois niveaux sémiotiques ainsi qu’un possible modèle intégré.

 

Approches du texte (authentique) non-littéraire

L’approche globale du texte (cf. S. Moirand, 1979) en privilégie la dimension informative. Elle a comme premier fondement théorique la même hypothèse de lisibilité qui a conduit à la mise en place des techniques de lecture rapide : la vitesse de perception des unités complexes du texte révèle le fait que les unités composantes de rang inférieur ne sont pas perçues de façon linéaire. Cela justifie l’appel à une stratégie globale de lecture, visant les noyaux d’information du texte et permettant de formuler une hypothèse sur sa signification globale. Il s’agit d’une activité qui s’adresse à un public adulte, car elle implique l’appel aux connaissances extra-textuelles, à l’expérience référentielle des apprenants. L’approche globale vise surtout la lecture des textes écrits non-littéraires, typés et/ou spécialisés. Deux aspects nous semblent ici dignes d’être retenus :

a) Le premier moment de l’approche globale, celui de « l’entrée » dans le texte, apparaît comme une suite d’opérations de repérage des éléments essentiels pour la reconstruction de la signification globale du texte. Cette opération est précédée au niveau pré-pédagogique par la mise en place d’une grille d’analyse du texte, qui servira à orienter la lecture. Une grille de ce genre est le résultat d’une triple approche du texte : approche sociolinguistique, relative aux conditions de production et de diffusion du texte, à son statut social, etc. ; approche linguistique, relative aux éléments linguistiques dominants selon le type de texte (marques de l’énonciation, formes du message, domaine de référence, modalités et actes de parole etc.) ; approche syntaxique relative aux articulations rhétoriques et logiques du texte.

b) L’entrée dans le texte peut se faire par n’importe quel « point » de la grille, en fonction des besoins du public, de son niveau en langue étrangère etc.

La grille proposée est perfectible, adaptable en fonction du type de texte.

S. Moirand elle-même (1990 a, 1990 b) en a d’ailleurs proposé une version plus complexe, en 5 étapes : analyse situationnelle = étude des paramètres de la situation de communication dont relève le texte; analyse relationnelle: étude des relations (des interactions) lecteur-scripteur et lecteur-scripteur-texte; analyse énonciative = identification des indices des opérations énonciatives; analyse pragmatique = étude des modalités, des actes de parole, de la coréférence etc.; analyse textuelle = identification des marques de cohésion et de cohérence (articulations logiques et rhétoriques).

 

3. Approches du texte littéraire

3.1. L’entrée dans le texte, comme premier moment de la lecture, a trouvé des applications aux textes littéraires aussi. Ainsi par exemple, la sémio-analyse textuelle (cf. Courtès 1976) part de l’affirmation de la nature plurielle, polysémique et diasémique du texte, pour proposer une technique de repérage des points où se manifeste la polysémie/diasémie – les points d’ambiguïté, de connotation etc. qui définissent la « différence », la « variance » du texte. Ces points seraient de nature scripto-visuelle (titres, détails typographiques etc.), syntaxique (déictiques, discours rapporté), paragrammatique (inscription des grapho-phonèmes) et variationnelle (différences entre les éditions, entre le manuscrit et le texte publié). Le repérage de ces points de variance est suivi de l’identification des relations qu’ils entretiennent, selon les principes d’une « lecture tabulaire ».

Nous retiendrons de ces propositions le fait que le texte peut être interrogé à partir d’entrées différentes, et ceci à tous ses niveaux. La modalité d’interrogation sera choisie en fonction d’un ensemble de paramètres, dont le type textuel.

3.2. En ce qui concerne la structuration du texte, les modèles de lecture qui s’imposent à l’attention sont ceux de nature sémiotique et pragmatique. Ces modèles impliquent entre autres une forte revalorisation du texte littéraire, envisagé non seulement comme un « document culturel » ou comme un « objet sacré » de l’analyse-interprétation, mais comme le lieu privilégié de l’activité linguistique, permettant la saisie « du langage en action » dans le contact entre la langue maternelle et la langue étrangère, comme un « laboratoire » où la langue étrangère dévoile toutes ses possibilités.

Le sens du texte, objet de la reconstruction par la lecture, se laisse aborder sous un triple aspect : sens littéral (ce que le texte dit), sens signifié (correspondant aux intentions du « scripteur ») et sens évoqué (au lecteur). On pourrait y voir la base d’une hiérarchie des modèles de lecture, qui serait représentée par une ouverture « en entonnoir »: les modèles sémiotiques classiques prennent en considération surtout le sens littéral, les modèles pragmatiques font référence aux sens littéral et signifié; enfin, les modèles offerts par les théories de la réception y incluent le sens évoqué. On constate d’ailleurs dans les propositions didactiques des dernières années une interpénétration de plus en plus forte, explicite ou non, des éléments offerts par l’ensemble de ces modèles.

La sémiotique de la lecture, dans sa variante inspirée des théories greimassiennes et appliquée surtout aux textes littéraires narratifs, se propose de décrire la modalité de production de la signification textuelle, de construction du sens au cours de la lecture ou de l’écriture (le sens signifié est donc supposé identique au sens évoqué), en dégageant les réseaux de référence interne qui définissent la fermeture particulière du texte et en assurent l’autonomie (le sens signifié-évoqué se superposerait donc sans aucune perte au sens littéral). Lé présupposé théorique vise ici (cf. Coquet 1982) l’autonomie formelle du texte littéraire, qui crée son propre monde à l’aide des mécanismes de référence interne: les rapports paradigmatiques, la récursivité, la poéticité dans le sens de Jakobson. D’ailleurs, du point de vue didactique ceci confère au texte littéraire une supériorité évidente sur d’autres « documents authentiques » dont la lecture est particulièrement difficile en l’absence du contexte pragmatique de leur fonctionnement.

La technique de lecture devient en même temps une technique d’analyse du texte. La première opération en est la segmentation ; suit l’établissement de la hiérarchie des unités textuelles de rang inférieur, définies chacune par une certaine isotopie. Les ruptures d’isotopie (i.e. le passage d’une unité textuelle à l’autre) sont identifiables surtout par l’analyse des déictiques. Les unités formelles ainsi discriminées sont mises en relation avec les unités de sens, au fil de lectures successives, caractérisées par un degré croissant d’abstraction. Une première étape de la lecture est celle de la paraphrase figurative, permettant d’esquisser « le monde » du texte. La seconde est celle de la description narrative, aboutissant à la construction d’une matrice qui représente l’architecture fonctionnelle du texte. Le métalangage utilisé (celui des catégories de la sémiotique narrative) constituera un point de départ pour l’analyse d’autres textes ou pour la production de texte. La troisième étape de la lecture est celle de l’analyse conceptuelle, aboutissant à la production d’un modèle de texte, représentable par exemple à l’aide du fameux « carré sémiotique ». Sont identifiés les paradigmes du texte et les relations dynamiques à leur intérieur. Le carré sémiotique peut être parcouru par le texte dans n’importe quel sens; aussi ce modèle est-il capable de rendre compte des conditions de lisibilité du texte.

Aux contraintes de lisibilité s’ajoutent la dans la vision pragmatique les éléments relevant de la prise en charge du texte par le sujet énonciateur. Le texte y apparaît comme la « trace matérielle » d’un discours « mis en scène » par l’énonciateur selon ses intentions de communication. La lecture implique donc la reconstruction des opérations de mise en scène du discours, par la prise en considération de l’ensemble des indices pragmatiques. L’arsenal des théories de l’énonciation et des actes de langage, de l’analyse du discours, est mobilisé pour la mise en place des techniques de lecture.

 

4. Lecture et théories de la réception

L’approche de la dimension culturelle du texte intègre la prise en compte de son sens évoqué, de son sens « pour le lecteur ». La lecture interrogée dans la perspective du lecteur met à contribution les acquis des théories de la réception, espace des connexions entre la sociologie de la littérature, l’esthétique, la sémiotique et la pragmatique (cf. Jauss 1978, Iser 1985). Le texte y acquiert l’extension de l’oeuvre (littéraire) comme actualisation d’un acte de communication particulier, mettant en rapport les personnages Auteur et Lecteur. La lecture s’identifie à une aventure intersubjective du Lecteur dont on doit élucider les mécanismes de compréhension, identifier les réactions affectives, etc. Le Lecteur, instance dynamique de reconstruction du sens, est défini par son rapport particulier avec le texte, rapport inscrit d’ailleurs dans les structures formelles de celui-ci. D’un certain point de vue, tout texte contient l’image de son lecteur en même temps qu’un ensemble d’instructions qui en orientent la lecture. Le rôle actif du lecteur se manifeste par le réajustement continuel de la cohérence de ses interprétations du texte au cours d’une lecture unique ou de lectures successives, jusqu’à l’intégration des perspectives multiples du texte dans sa signification finale. Chaque réajustement implique la modification de l’univers épistémique, doxastique, axiologique du lecteur, du « répertoire » qui lui fournit les grilles de lecture. Ce répertoire inclut dés éléments variés. Ainsi, la lecture est orientée par la présentation même du texte en tant que texte (littéraire) : il s’instaure entre Auteur et Lecteur un contrat fiduciaire basé sur la présupposition de « sincérité » ou de « bonnes intentions » de l’Auteur. La qualité de texte du produit offert par l’Auteur crée une certaine disposition de lecture, met en action des mécanismes de reconstruction de la signification conformément aux conditions de lisibilité du texte, une compétence de lecture que le Lecteur possède explicitement ou non. « L’effet de texte » résulte de la progression séquentielle (la cohésion) et de la pertinence pragmatique (la cohérence) du produit. Les écarts à ces contraintes sont interprétables comme volontaires, relevant d’une certaine rhétorique et/ou poétique que le Lecteur identifiera ou non, en fonction de sa compétence. La lecture est orientée en même temps par la présentation du texte comme appartenant à un certain type textuel culturellement déterminé (époque, genre, courant/école), à un certain auteur etc. Le même énoncé peut être « lu » de façon différente selon le type textuel, en vertu de la compétence intertextuelle et métatextuelle qui définit « l’horizon d’attente » du Lecteur. Enfin, le texte offre des instructions concernant sa signification immanente : ce sont les « marques », les « indices » ou les « traces » que se proposaient d’identifier les modèles de lecture examinés jusqu’ici.

D’un autre côté, chaque lecture fixe son propre ordre de pertinence, déterminé par certaines formes de comportement, de curiosité, de compréhension du Lecteur, par ses intérêts et son plaisir. À chaque ordre de pertinence correspond une matrice de cohérence du texte.

Les prémisses offertes par les théories de la réception, que nous venons d’esquisser très brièvement, ont servi, elles aussi, à la construction de modèles didactiques de la lecture. Il faut mentionner le fait que ces modèles supposent la conceptualisation des variations typologiques du texte et des grilles de lecture correspondantes. Le « rôle » de Lecteur s’apprend! La lecture apparaît comme une perception et une évaluation des alternatives, comme le choix du mode de reconstruction de la signification du texte.

 

5. Un modèle intégré de la lecture

Une approche complexe de la lecture ne devra donc pas négliger les trois dimensions du texte (informative, structurelle et culturelle) et les trois composantes du sens (littéral, signifié et évoqué), éléments dont l’ensemble confère au texte une valeur et une place particulière dans la circulation des textes. C’est un modèle de ce genre que propose H. Portine (« Vers un niveau 3 », 1987), y intégrant des idées provenant de la théorie générale des systèmes et des « sciences cognitives ».

Le modèle postule l’existence d’un système de circulation des textes que le Lecteur connaît et auquel il se rapporte pendant la lecture. Toute nouvelle lecture renforce ou ébranle l’équilibre du système. Dans ce dernier cas, l’équilibre est rétabli soit par l’action sur la signification du texte qui est reconstruite/modifiée en concordance avec l’ancien système, soit par la construction d’un nouvel équilibre. Le système est construit par le Lecteur à partir de la place qu’il y occupe lui-même.

 

La lecture comme activité textualisante complexe implique trois moments : la métatextualisation, l’intertextualisation et la mise en rapport avec une « Weltanschauung ». La métatextualisation consiste à ordonner les éléments du texte (éléments de nature lexicale, syntaxique, logico-discursive) conformément aux instructions présentes dans le texte autant qu’à la grille de lecture du Lecteur. La même structuration linguistique peut donner naissance à des hiérarchies différentes. L’intertextualisation est la mise en rapport (aux niveaux linguistique et psychologique) du texte avec d’autres textes avec lesquels il peut interférer; le texte peut y offrir des instructions (citations, allusions), mais l’intertextualisation dépend aussi du « répertoire » des textes lus du Lecteur. La mise en rapport avec une « Weltanschauung » relève des relations entre la culture maternelle du Lecteur et celle que représente le texte : la compréhension du texte dépend aussi de la distance entre les deux cultures (les différences en ce qui concerne le rapport implicitation/explicitation, les tabous culturels, etc.).

Enfin, la lecture comme activité textualisante entretient un rapport dynamique avec l’écriture. Les techniques de lecture allient dans cette perspective les deux volets du « scriptural ». Ainsi par exemple, la première lecture d’un texte est suivie d’ une activité de paraphrasage (le texte étant éventuellement vidé de certains éléments que l’on doit reconstituer par la paraphrase). Le texte initial et le texte nouveau sont ensuite comparés ; on peut continuer par l’élaboration d’un modèle du type textuel respectif et par la réécriture de certains passages du texte initial, visant par exemple à en modifier la valeur argumentative.

Les quelques exemples que nous venons de discuter sont loin d’épuiser la complexité et la diversité des modèles de la lecture ayant trouvé des applications dans la didactique des langues étrangères ; ce qui ne fait qu’illustrer le « pluralisme des modèles » évoqué avec tant d’insistance dans le domaine des sciences humaines en général. Ce pluralisme est justifié, dans le cas de la lecture, par la multiplicité des niveaux et des relations à l’intérieur du scriptural ; le pluralisme des niveaux devrait assurer entre autres, croyons-nous, l’adéquation de la lecture à la typologie des textes, l’inter-relation lecture-écriture, l’enrichissement réciproque des grands modèles théoriques « en amont », fondés sur les théories actuelles du texte et/ou du discours, et des activités « en aval », y compris l’activité didactique.

Bibliographie

  • Carnaire, C, 1999, Le Point sur la Lecture, CLE International.
  • Carnaire, C., Raymond, P.M., 1999, La Production écrite, CLE International.
  • Coquet, J-Cl., 1982, Sémiotique. L’Ecole de Paris, Hachette, Paris.
  • Courtés, J.,1976, Introduction à la sémiotique narrative et textuelle, Hachette, Paris.
  • Greimas, A-J., Courtés, J., 1979, Sémiotique – Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, Paris.
  • Iser, W., 1985, L’acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, Pierre Mardaga, Bruxelles.
  • Jauss, H.R.,1978, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris.
  • Moirand, S.,1979, Situations d’écrit, CLE International.
  • Moirand, S., 1990, a) Enseigner à communiquer en langue étrangère, Hachette, Paris.
  • Moirand, S., 1990, b) Une grammaire des textes et des dialogues, Hachette, Paris.
  • Weinrich, H., 1988, Parler et lire, Maison des Sciences de l’Homme.
  • Vers un Niveau 3, 1987, Le Français dans le Monde, no. spécial.
  • Littérature et enseignement, 1988, Le Français dans le Monde, no. spécial.