Rodica POP
Utaa tav’z golomt boldog
Urc bar’z ajl boldog 203
En faisant de la fumée, on forme un foyer,
En construisant une hutte, on forme une famille.
La construction de la nouvelle yourte représente une étape importante du rituel de mariage chez les Mongols dans la perspective de la fondation d’un nouveau foyer perpétuant la lignée. La yourte est un élément essentiel dans l’établissement d’une nouvelle famille. Rappelons que le terme le plus courant pour se marier, en parlant du garçon, est formé sur son nom même, ger (yourte).
Le rituel de mariage mongol comporte une cérémonie (et d’autres annexes) relative au montage de la yourte destinée aux mariés. Jagchid souligne que la yourte fournie par les parents à leur fils lors de son mariage n’est pas construite à la hâte : chacun de ses éléments est placé avec soin, tous les constituants sont réunis de manière ritualisée204. Depuis le moment où l’on choisit l’endroit propice pour l’établir jusqu’au moment où l’on y attise le premier feu du foyer, la construction de la yourte implique donc quelques rites spécifiques, entrecoupés de bénédictions et d’éloges récités par les cérémoniaires.
Une fois la yourte montée et son premier feu allumé, elle est consacrée par des rites d’onction. Comme le nouveau-né, comme le nouveau deel205, comme l’étui à arc du gendre ou comme les coffres de la nouvelle bru à son arrivée chez ses beaux-parents, la nouvelle yourte206 est bénie avec une « nourriture blanche » : laitage (lait, koumys) ou ointe avec du beurre ou du gras207, et ce rite appelé mjalaax s’accompagne de la récitation de formules de bénédiction relativement brèves (mjalaax üg, mjalaalga) par rapport aux longs jerööl, à mi-chemin entre la bénédiction et l’éloge. La différence n’est pas très marquée et on verra ci-dessous que la bénédiction de la nouvelle yourte peut consister en aspersions (cacal) plutôt qu’en une onction. Ce « blanchiment » rituel, propitiatoire, vise à protéger par avance la personne ou l’objet, du « noir » , c’est-à-dire de ce qui est néfaste208.
Ainsi, chez les Baïates209, après que le père a allumé le feu dans la nouvelle yourte, et que la première fumée est sortie par le trou à fumée, la mère du garçon fait des aspersions de lait210 au moyen de la cuillère à aspersions (cacal)211 à laquelle est attachée une écharpe votive.
Préparation de la nouvelle yourte (shine ger töxööröx)212
La yourte est érigée chez le garçon, avec la participation du parti de la fille. Chez les Khalkhas213, toute la famille et les parents du garçon aident à sa construction. La famille de la fille apporte les cordages pour la partie inférieure de la yourte (gerijn dood büslüür), du koumys, de l’alcool, de la viande bouillie d’un mouton entier, du fromage, qui seront utilisés pour le festin qui aura lieu une fois la nouvelle yourte montée.
C’est au parti du garçon que revient la préparation de la yourte proprement dite; le parti de la fille s’occupe, de l’aménagement intérieur de la partie est. En dehors des meubles, la famille de la fille fournit la corde d’amarrage fixée à l’anneau de compression (gol chagtaga), les « ceintures » (cordes) intérieures de la yourte (dotuur büs) ; elle doit aussi coudre les tentures avec du feutre fourni par le parti du garçon214.
Lorsque la charpente et le feutre de couverture sont prêts, un jour propice est soigneusement choisi à l’aide du lama astrologue ; la parenté et les voisins habiles à ces tâches sont invités à se rassembler pour aider à ajuster le bois, couper et coudre la couverture de la yourte ; ils arrivent munis de fuseaux et fils divers pour finir de coudre et border les feutres du toit et des murs. Les parents aînés et cadets, arrivant à cheval, apportent avec eux du feutre supplémentaire, qui pour le toit, qui pour les murs, et travaillent ensemble à la porte de bois et à l’anneau de compression, chacun ayant fait savoir à l’avance ce qu’il apporterait. Après avoir fini la construction de la nouvelle yourte, mais avant d’y avoir fixé le feutre de l’orifice à fumée (örx), on met en place les quatre pierres qui soutiennent le foyer.
Chez les Khalkhas décrits par Cerenxand, la coutume veut qu’une bergen215 du parti de la fille, dont l’année de naissance est compatible avec celle de cette dernière, allume le premier feu en battant le briquet (xet coxiz) ; ou bien encore, dans certaines régions, c’est la mère du garçon qui allume ce premier feu. Celle qui a allumé le premier feu, doit préparer du thé, et ce n’est qu’après que la première fumée soit sortie par l’orifice supérieur de la yourte, que l’on fixe le feutre à fumée örx.
A « la fête de couverture de la yourte (ger bürex najr) » qui s’ensuit, on invite tous ceux qui ont aidé à coudre le feutre et à monter la yourte.
Rite d’onction de la nouvelle yourte (shine ger mjalaalga)
Cerenxand216 poursuit sa description par le rite d’onction de la yourte préparée par le parti du garçon. La particularité ici est que c’est le père de la fille (et non la mère ou le père du garçon) qui l’effectue. Faisant entrer les invités, il dit : « Venez manger le repas de la nouvelle yourte (shine gerijn caj zogloo) ! « (rappelons que le parti de la fille est venu avec le plat cérémoniel de mouton bouilli, des laitages et de l’alcool).
Le père de la fille fixe à la fourche du poteau de bouleau217 de la yourte l’extrémité de la queue du mouton218 et y noue une écharpe votive (xadag), dépose dans le seau à appel de prospérité (dallagyn xuvin) quatre côtes longues (xoniny dörvön öndör), un tibia de mouton avec un grelot (xonxtoj shaant chömög), de la nourriture (xosh), la queue du mouton et du thé, puis le présente avec un xadag au cérémoniaire (jeröölch). Pendant qu’il tient en main son seau avec ce qu’il contient, [le cérémoniaire ?] touche l’anneau de compression, les perches, etc., avec le poteau à la fourche duquel est accroché le bout de la queue de mouton, en les « oignant » ainsi, il les énumère poétiquement219 :
[texte 1 : « onction de la yourte » ger mjalaalga]
Toxoj zandan modyg
Tojruulan sijlz xijsen toono,
Urgaa zandan modyg
Urlan sijlz xijsen un’,
Xargaj zandan modyg
Xagalz sijlen xijsen xaalga,
Burgas modyg bulzin sijlen
Bugyn suraar tovchlon togtooz xijsen xana,
Tölgön noosyg töö zuzaan,
Xurgan noosyg xuruu zuzaan zulz xijsen tuurga,
Gunzin üneenij noosyg guramsalz,
Dönzin üneenij noosyg dörmöslön
Algadaz xijsen gerijn oosor, büch,
Shiree atny zogdor shirz
Gojoz xijsen shirdeg, bambaj,
Agar zandan modyg
Arslan sijlz xijsen avdar, shiree,
Izil xongoryn delijg
Erchilz algadaz xijsen erdenij chagtaga
« L’anneau de compression sculpté en rond
Dans du santal épais d’une coudée220 ;
Les perches sculptées artistiquement
Dans du bois de santal bien droit221 ;
La porte sculptée en taillant
Dans du bois de santal sec222 ;
Les treillis taillés dans des saules arrachés223 ;
Maintenus attachés par des lanières de cerf ;
Les parois de feutre faites en étalant une couche
De laine d’agneau nouveau épaisse d’un empan,
Une couche de laine d’agneau d’un an épaisse d’un doigt ;
Les cordages de la yourte faits en roulant entre les paumes
Trois brins à la fois la laine de vache de trois ans,
Quatre brins à la fois la laine de vache de quatre ans ;
Les tapis et matelas de feutre orné et surpiqué
En poil dur de chameau224 aux bosses bien dressées ;
La table et les coffres sculptés avec des lions
Dans du bois de santal clair225 ;
La corde d’amarrage précieuse faite en tordant et roulant entre les paumes
Les crins226 de deux alezans semblables. »
On donne ensuite à mordre au plus petit des garçons présents de la queue du mouton [bouilli] avant de la détacher du poteau (bagana) à la fourche duquel elle était accrochée. On coupe ensuite de fines tranches de cette queue qu’on donne à goûter à tous les participants, puis on met en place le poteau avec l’écharpe votive qu’on y a nouée, et on partage en deux la selle de mouton qui avait été disposée et on en offre des morceaux à tous.
Un autre exemple d’onction nous est fourni par un manuscrit conservé dans le fonds du département de langue et de littérature de l’Académie d’Oulan Bator que Sampildendev227 mentionne dans son étude consacrée à la littérature du mariage.
[texte 2 : « paroles pour oindre la yourte » ger mjalaax üg]
Naran dügreg toony n’ mjalaaja
Navch, cecgen xuruug n’ xürtel mjalaaja
Nacag erdene daagy n’ xürtel mjalaaja
Narsan modon unij n’ xürtel mjalaaja
Navch, ceceg shinzijn xaalgy n’ mjalaaja
Burgas modon xany n’ mjalaaja
Buga xandgajn ar’saar
Buruu zövgüj tovchlon xijsen üdeerij n’ xürtel mjalaaja
Entej cagaan üüdijg n’ xürtel mjalaaja
Esgijgeer xijsen tuurgy n’ xürtel mjalaaja
Xosloz xijsen büslüürijg n’ xürtel mjalaaja
Xoolovchilz xijsen xajavchijg xürtel mjalaaja
« Que j’oigne son anneau de compression rond [pareil à un] soleil,
Que j’oigne jusqu’à ses rayons228 en feuille et en fleur,
Que j’oigne jusqu’à ses rayons229 [pareils à] divers trésors,
Que j’oigne jusqu’à ses perches en bois de pin,
Que j’oigne sa porte marquée de feuilles et des fleurs,
Que j’oigne ses treillis en bois de saule,
Que j’oigne jusqu’aux lanières en peau d’élan
Qui sont si parfaitement attachées,
Que j’oigne jusqu’à la portière en feutre blanc bordé,
Que j’oigne jusqu’aux parois faites en feutre
Que j’oigne jusqu’aux cordes disposée par paires,
Que j’oigne jusqu’à la bordure de feutre230 disposée en collier. »
Les bénédictions prononcées lors de l’érection de la nouvelle yourte font généralement l’éloge des éléments extérieurs de la yourte. Les vers propitiatoires accompagnant l’onction rituelle de la yourte (ger mjalaalga) que nous présentons ci-dessous vantent les feutres et les cordages maintenant les feutres de la nouvelle yourte. Ils proviennent des matériaux sur les coutumes de mariage des Dorbètes231 conservés dans le fonds de l’Académie de sciences et ont été publiés par Sampildendev232 :
[texte 3 : « onction de la yourte » ger mjalaalga]
[…]Em xoniny noosoor
Evlüülen zulz xijsen
Elst golyn usaar
Shavshin usalz xijsen
Erchimtej sajn morior
Tatan chirz xijsen
Entej cagaan tuurga deevrijg chin’ mjalaaja
Oroon tomz xijsen
Orson buuryn zogdoroor
Ojoz shirz xijsen
Ogtorgujn salxitaj temcelden bajdag
Oosor, büslüür tüünijg mjalaaja
« Que j’oigne le blanc feutre bordé du toit et des murs
Fait en étalant harmonieusement
De la laine de brebis,
Aspergé et mouillé
Avec l’eau de la rivière sableuse
Tiré dans un sens et dans l’autre
Par un bon cheval vigoureux !
Que j’oigne les cordes et les cordages
En laine dure de chameau en rut
Enroulée et tordue,
Cousue et surpiquée,
Qui luttent contre le vent du ciel ! »
Onctions et bénédictions
La similarité entre les textes que sont les « onctions de la yourte » (gerijn mjalaalga) nouvellement construite et les « bénédictions de la yourte » (gerijn jerööl), impose quelques précisions.
Le nom « onction de la yourte » est donné aux vers accompagnant le rite d’onction (avec du beurre ou du gras) des divers éléments constituant la yourte. Bien que ces vers, qui peuvent tout à fait être qualifiés de bénédiction, aient aussi un caractère élogieux, il ont avant tout un caractère rituel. En revanche, la « bénédiction de la yourte » est une énumération élogieuse et détaillée visant à présenter tous les constituants de la yourte, ainsi que ses meubles et accessoires233, sans rite d’onction, et de ce fait plus proche du panégyrique que du rite ; elle ont généralement des formules consacrées d’introduction et de bénédiction. La différence ne tient pas tant au contenu – des descriptions identiques peuvent se trouver dans les deux types de textes – qu’aux circonstances de leur énonciation.
« L’onction » proprement dite se récite, comme on vient de le voir, lors de la fête célébrant l’achèvement de la nouvelle yourte (voir les illustrations présentés supra, [texte 1, 2, 3 ]). Du fait que les meubles, généralement fournis par le parti de la fille, ne sont pas encore présents lorsqu’on procède au rite d’onction de la nouvelle yourte au campement du père, les gerijn mjalaalga qui accompagnent ce rite ne portent que sur les constituants de la yourte.
Les bénédictions de la yourte sont récitées au moment des grandes noces (ix xurim), une fois que le parti de la fille a fourni l’équipement intérieur de la yourte234 (voir illustrations infra) et, outre les éléments constitutifs de la yourte, incorporent aussi le mobilier intérieur. Généralement longues et détaillées, elles sont davantage encore du ressort des poètes cérémoniaires (jeröölch).
Sampildendev235 mentionne une coutume singulière chez les Khalkhas du sud de prononcer le jour de la noce la « bénédiction pour l’inventaire de la yourte » ger bürtgelijn jerööl ; dans le district Dalaj Chonxor de l’ancienne principauté du Sajn nojon xan, on récitait aussi « la bénédiction pour « vider les coussins du bâts » xom236 uudlax jerööl : il s’agit de vider les charges posées des deux côtés du bât du chameau. c’est-à-dire les biens apportés par le parti de la fille pour meubler l’intérieur de la nouvelle yourte.
Dans les deux cas, le cérémoniaire du parti du garçon fait l’éloge des divers objets qui sont placés à l’intérieur de la yourte, les uns après les autres : il décrit les meubles, les coffres, incluant même les choses contenues par ces meubles. Sampildendev présente des fragments de ce type de bénédiction, très détaillée et assez rare. Nous reproduisons ci-dessous ceux qui concernent le rituel de « vider les coussins du bât »237. La bénédiction débute toujours, dit l’auteur, par deux vers où le cérémoniaire met en scène l’entrée solennelle dans la yourte :
[texte 4 « vider les coussins du bâts » xom uudlax jerööl]
Örgön üüdijg n’ örgöz orood,
Öndör bosgyg n’ alxaz orood,
« Entrant en soulevant ta large porte,
Entrant en marchant au-dessus du haut seuil »
Une fois « entré » , le cérémoniaire commence par faire l’éloge des biens, situés au sud-ouest, qui est aussi le côté par lequel on commence à monter la yourte : c’est en effet le sens horaire, privilégié par les Mongols. L’ouest étant le côté masculin, on y trouve les objets spécifiques aux hommes, évoquant la chasse (peau de tigre), la lutte (costume de lutteur), l’utilisation d’instruments de musique tels que la flûte, les choses nécessaires à l’élevage des chevaux de course :
Baruun talyn avdar dotor
Baglaz xijsen baryn ar’s,
Erijn zodog shuudag
Ereen büstej limbe
Xurdan moriny xusuur
Xur süülnij boodol
Cöm büren bajna.
« Dans le coffre du côté ouest
Il y a une peau de tigre empaquetée,
Un boléro et une culotte238 de l’homme viril,
Une flûte à la ceinture colorée,
Un couteau à sueur pour le cheval de course,
Une bande pour envelopper sa queue aux crins non taillés
Tout est au complet. »
Puis il énumère les objets contenus dans le coffre de la femme, qui suggèrent ses tâches spécifiques telles la couture ou la gestion de certains produits précieux comme le sucre, le lit, enfin les pots et récipients pour la cuisine dans le coin opposé à celui du départ, c’est-à-dire sud-est.
Züün talyn avdar dotor
Züü xuruuvch
Züjz ojoz
Züjlijn torgo
Züsez tav’san
Buram chixer
Büren güjced bajna
Orny n’ büteeleg
Odonchuu cembe
Tatsan xöshig n’
Tangad cembe
Xar xilen xövöötej
Xavtgaj modon dotortoj
Arvan möngön xadaastaj
Xojor sajxan der bajnaa.
« Dans la commode du côté est
Il y a des aiguilles et un dé,
Des soieries diverses
À assembler et coudre,
De la cassonade et du sucre
Découpés en tranchettes,
Tout est au complet […]
La couverture du lit,
Est en tissu de laine.
Son rideau qu’on tire,
Est en laine tangoute239.
[Il y a] deux oreillers «
Aux bordures de velours noir,
Avec un intérieur en bois plat,
Avec dix clous d’argent. »
Un autre aspect intéressant est la description plus détaillée de certains objets pour lesquels les Mongols ont beaucoup de respect, est c’est le cas du trépied du foyer, symbole de la continuité de la famille, de la perpétuation de la lignée.
Törijn dörvön totgotoj
Tömör dörvön shijrtej
Gan xujag cagiragtaj
Galyn tylga
« Le trépied du feu
Qui a quatre linteaux [barres latérales] d’Etat
Qui a quatre pieds240 de fer,
Qui a une enceinte armure d’acier »
La bénédiction insiste sur la réalisation artistique de certains éléments de la yourte, en fonction de leur importance dans les conceptions mongoles. La porte est sculptée avec des images des animaux puissants et effrayants pour protéger la yourte et ne pas y laisser entrer aucun nuisance ou mauvais esprit.
Xaalgyn xatavch deer n’,
Xan gar’d shuvuug devüülen xijsen
Xasar basar noxojg xagshuulan xijsen.
« Sur le jambage de la porte,
Faite en faisant battre des ailes l’oiseau royal Garuda,
Faite en faisant s’élancer241 les chiens Asar et Basar. »
Dans les bénédictions qui accompagnent les rites d’onctions sont parfois présentes des descriptions assez détaillées d’un élément important de la yourte. Voici par exemple une description de la porte (xaalga), notée auprès du cérémoniaire Ölzij Zinemider du district Shine ider, de la province Xövsgöl, en 1972, publiée par Sampildendev242 :
[texte 5 : fragment de bénédiction]
Xangajn modyg xagalz xijsen
Xaruulyn ireer öölz xijsen
Xaltar xüren cabuugaar naaz xijsen
Xamag bujan xishgijg xuraan togtooson
Xas ix xaalgyg mjalaaja
« Que j’oigne la grande porte de jade
Taillée dans un arbre du Khangaï,
Aplanie avec la lame du rabot,
Collée avec la colle brun sale,
Fixée en rassemblant tous les bienfaits »
Quoique tendant à l’hyperbole et n’épargnant pas les épithètes flatteuses, la description d’un élément de la yourte comporte des indications concrètes sur le matériau employé et son origine, le travail déployé, le talent de l’artisan qui l’a confectionné. Ainsi, les bois utilisés diffèrent selon l’élément envisagé (porte, perche, treillis, anneau de compression, etc.), allant du « santal » (nom élogieux du mélèze ?), au bouleau et au saule.
Nous présentons ci-dessous un fragment bénédiction avec onction publié par Gaadamba et Cerensodnom dans leur anthologie de folklore mongol243, qui complétera les exemples précédents. On verra que le récitant tout à la fois bénit en parole (jeröö-) et en geste, c’est-à-dire par onction (mjalaa-), ce qui témoigne qu’il n’y a pas lieu de vouloir établir à tout prix une distinction entre les deux.
[texte 6 : fragment de bénédiction avec onction]
[…] Burgas modyg ogtolz
Buruu zöv matan xijsen
Bugyn evreer coolz xijsen
Xana tüünijg chin’ jerööje.
Narsan modyg xöröödöz
Arijn büdüünij n’ taaruulz
Urgax narny sacralyg duurialgaz
Uran uxaantan budaz
Unaga daagany süüleer
Segeldregij n’ xijsen
Un’ tüünij chin’ mjalaaja !
Xus modyg gudragadaz
Goly n’ xijgeed
Onon gedeg modoor
Orooz xüreegij n’ xijsen
Saruul gegee sacruulsan
Saran met dürdeg toono tüünij chin’ mjalaaja.
Xövch xangajn modyg xöröödö
Xöl ojlgoor cavchiz
Caas adil nimgelz
Cavuu n’ ügüj nijlüülz
Öö sevij n’ darz
Öncög bulangij n’ taaruulz
Örgön olny morilon ordog
Üüd, xaalgy tan’ jerööje …
Xurgan xoniny noosyg
Xuruu zuzaan zulz
Xurdan morioroo tataz
Xulz xijsen esgijneesee
Uxaantaj egcheeree esgüülz
Uran oxinooroo ojoulz
Xurmast tengerijn
Xuryn ajulaas xamgaalax
Nimgen zuzaan büreesijg chin’
Nijt xamtaar jerööje.
Oroo moriny süülijg
Orooz tüüdegleed
Orson buurny zogdroor
Ojoz tomoz xijsen
Öndör namyg taaruuldag
Örgön sajxan büslüürij chin’ jerööje.
« Que je bénisse les treillis muraux
Faits en coupant du bois de saule,
En le courbant dans les deux sens
Et en le perçant avec une corne de cerf !
Que j’oigne ces perches
Faites en sciant du bois de pin,
En ajustant leur épaisseur,
En imitant les rayons du soleil levant,
Peintes avec esprit et talent,
Et dont les lanières d’attache244
Sont en crin de queue de poulain !
Que j’oigne cet anneau de compression rond comme une lune,
Dont on a fait le centre
En creusant dans du bouleau,
Dont on a fait l’anneau extérieur
En entrelaçant [en recourbant ?] du bois appelé onon [ ?]
Et qui irradie une claire lumière !
Que je bénisse votre portière et vos battants de porte
Par lesquels pénètre le peuple nombreux,
Qu’on a sciés dans des arbres des monts Khangaï,
Taillés à l’herminette245,
Amincis comme du papier,
Assemblés sans colle,
Dont on a masqué les défauts
Et bien ajusté les coins !
Que je bénisse toutes ensemble
Les couvertures épaisses ou fines
Protégeant contre les intempéries
Du ciel Xurmast,
Faites de feutre fabriqué en étalant
Une couche de laine d’agneau épaisse d’un doigt,
Tiré et roulé par vos chevaux
Donné à couper à vos sagaces sœurs aînées,
Donné à coudre à vos habiles filles !
Que je bénisse vos belles et larges cordes
Qu’on ajuste à la bonne hauteur,
Faites en entrelaçant et torsadant
Des crins de queue de cheval farouche,
En filant et cousant
Du poil dur de chameau en rut ! »
Une formule récurrente, que Sampildendev associé à ces textes de bénédiction, concerne l’emplacement choisi pour monter la yourte, qui serait donc vanté au même titre que les constituants de la yourte elle-même. L’exemple qui suit a été publié par Sampildendev d’après un manuscrit de l’Académie des sciences246.
[texte 7 : emplacement de la yourte]
Öndör sajxan uulyn baraand
Örgön sajxan mörny xövöönd
Zaan tugalmaar
Zandan urgamaar
Baatar xün suumaar
Bajan xün nutaglamaar
Avralt sajxan xangaj
Zargalt sajxan delxij deer
Bat cagaan örgöögöö bajguulan bar’z bajna.
« Nous élevons notre palais solide et blanc,
En vue d’une belle et haute montagne
Au bord d’une belle et large rivière,
Dans le beau et secourable Khangaï,
Sur la belle et heureuse terre,
Où l’éléphante voudrait mettre bas, (tugal)
Où le santal voudrait pousser,
Où le héros voudrait habiter
Où le riche voudrait s’établir ! »
Notons que Sampildendev et d’autres auteurs mongols rangent dans la même catégorie les onctions et les bénédictions de la nouvelle yourte du fait que des descriptions et des formules identiques peuvent se trouver dans les deux types de textes.
Pourtant, il est évident que l’on a affaire avec deux catégories bien distinctes si l’on tient compte du :
– caractère de ces textes
a. « l’onction » a avant tout un caractère rituel, en dépit du fait que le geste rituel est accompagné par des vers qui peuvent tout à fait être qualifiés de bénédiction, ayant un caractère élogieux
b. « les bénédictions de la nouvelle yourte » sont plus proche du panégyrique, que du rite ; ils sont une énumération élogieuse de tous les éléments de la yourte, utilisant des formules consacrées d’introduction et de bénédiction.
– circonstance de leur énonciation
a. « les paroles pour oindre la yourte » les gerijn mjalaalga se récitent, lors de la fête célébrant l’achèvement de la nouvelle yourte et l’éloge qui accompagne ce rite ne porte que sur les constituants de la yourte du fait que les meubles, généralement fournis par le parti de la fille, ne sont pas encore présents lorsqu’on procède au rite d’onction de la yourte
b. « les bénédictions de la yourte sont récitées au moment des grandes noces (ix xurim), une fois que le parti de la fille a fourni l’équipement intérieur de la yourte et, outre les éléments constitutifs de la yourte, incorporent aussi le mobilier intérieur.
– dimension des textes
a. les onctions sont courtes, limités aux éléments qui forment la yourte et accompagnent le rite d’onction
b. les bénédictions sont généralement longues et détaillées
– les interprètes de ces textes
a. les onctions sont effectués généralement par la mère ou le père du garçon (dans le campement desquels on érige la nouvelle yourte), et dans certains régions de la Mongolie par le père de la fille (cela reste pourtant une particularité)
b. les bénédictions sont davantage encore du ressort des poètes cérémoniaires (jeröölch)
Bibliographie
- Bawden Charles, Mongolian-English Dictionary, Kegan Paul International, London and New York, 1997.
- Cerenxand G., « Khalkhyn gerlexyn jos » [Coutumes de mariage des Khalkhas], chap. IV dans BNMAU-yn ugsaatny züj. XIX-XX zuuny zaag üje. I bot’ [Ethnographie de la République populaire de Mongolie. Aux confins des XIXe-XXe siècles, Ier vol.], Shinzlex Uxaany Akademi, Ulaanbaatar, 1987.
- Gaadamba S., & D. Cerensodnom, Mongol ardyn aman zoxiolyn deez bchig, [Florilège de la littérature orale des Mongols] (Oulan-Bator, Akademijn xel zoxiolyn xüreelen), 1978.
- Jadamsüren P., Darigangyn xurimlax zan üjlees, Studia museologica, Tomus I, Fasc. 6, Ulaanbaatar, 1968.
- Jagchid Sechin & Hyer Paul, Mongolia’s Culture and Society, Boulder, Colorado, 1979.
- Mongol ulsyn ugsaatny züj. XIX-XX zuuny zaag üje. 2 bot’, [Ethnographie mongole. Aux confins des XIXe-XXe siècles » II-ème vol.] , Shinzlex Uxaany Akademi, Ulaanbaatar, 1996.
- Mostaert A., Dictionnaire ordos (Pékin, The Catholic University), 3 vol., 1941-1944, [Monumenta Serica, 5].
- Njambuu X., Mongolyn ugsaatny züin udirtgal [Introduction à l’ethnographie des Mongols], Ulaanbaatar, 1992.
- Sampildendev X., Mongol xurimyn yaruu najrgijn töröl züjl [Genres poétiques de mariage mongol], Ulan-Bator, 1981.
- Tangad D., « Coutumes mongoles liées au poteau de yourte », dans Études mongoles… et sibériennes, 21, 1990, 37-57.
203 Sampildendev, 1981, p. 80. 204 Jagchid & Hyer, p. 88. 205 Robe traditionnelle mongole. 206 Cf. Mostaert, Dictionnaire ordos p. 464a. 207 Dans les exemples khalkhas que nous donnons infra, l'" onction " est faite en touchant avec du gras de queue de mouton les différents éléments qu'on veut bénir. 208 On blanchira aussi la monture de quelqu'un s'apprêtant à partir au loin, afin que sa route soit " blanche " , c'est-à-dire sans obstacle. 209 Les Baïates (Bajad) font partie du groupe mongol occidental et sont restés un groupe particulièrement compact au long des siècles, gardant soigneusement ses traditions. À présent ils habitent la province du lac Ouvs. Ce groupe est connu par la richesse de sa tradition orale, surtout épique (baatarlag tuul's), sa danse (qui s'exécute dans un espace restreint, sans grands gestes ni mouvements : büzig bijelgee) et ses tendances artistiques en général (cf. Njambuu, pp. 115-116). 210 Rendre le culte par aspersion avec les prémices de lait bouilli deez, c'est-à-dire süün deez örgöx ; les Mongols font aussi des aspersions avec du koumys, et on dit alors zulag örgöx. 211 Cacal (sacal) : cuillère à aspersion à neuf cavités disposées en trois rangées de trois, de sorte qu'à un seul lancer correspondent " neuf aspersions ". 212 D'après Cerenxand 1987, p. 263; Gaadamba, & Cerensodnom 1978, p. 94. 213 Les Khalkhas (Qalq-a/Xalx) constituent le groupe mongol le plus important. Présents dans tout le pays où ils sont largement majoritaires, leur présence est exclusive dans le centre, dominante dans l'est et le sud, mais sporadique dans l'extrême-ouest où quelques districts (sum) seulement sont khalkhas. 214 De nos jours, les anciennes tentures de feutre (xöshig) tendues contre le treillis, derrière les lits, ont été remplacées par des tapis ou des tentures en tissu plus léger. 215 Bergen, " femme du frère aîné ; femme plus âgée ayant la tâche lors du mariage traditionnel mongol d'aider le nouveau couple ". 216 Suite de la description par Cerenxand, 1987, p. 263-264. 217 Le fait que le poteau de yourte bagana soit en bois de bouleau est important. Ce bois est utilisé généralement pour fabriquer le poteau de yourte pour la raison que les nomades on remarqué depuis longtemps que la foudre ne tombe pas sur ce bois. Pour cette raison on attribuait au bouleau des pouvoirs capables à repousser la foudre. Ces pouvoirs associés à sa couleur blanche (rattachée aux lignées aînées, à la noblesse de steppe) font de lui, dans la conception des Mongols, l'arbre faste. Par contre, la foudre tombe souvent sur le mélèze, dénomé xar mod, " arbre noir " , néfaste, qui est considéré comme source de malheurs (cf. Tangad, 1990, pp. 39-40). 218 Il s'agit probablement de la queue du mouton bouilli, qui constitue un bloc de gras, très apprécié, dont ont sert des tranches. 219 Le texte a été publié dans BNMAU-yn ugsaatny züj. XIX-XX zuuny zaag üje. 1 bot' [Ethnographie de la République populaire de Mongolie. Aux confins des XIXe-XXe siècles, Ier vol.], 1987, p. 264. 220 Toxoj, " coudée mesurée doigts tendus ; unité de mesure égale avec 0, 32 m ". 221 Urgaa : litt. " en train de pousser, qui pousse " ; selon un informateur mongol, l'expression se dit d'un arbre jeune, qui pousse bien droit et vigoureux, ou encore d'un rocher qui se dresse verticalement. 222 Xargaj, nom du mélèze sibérien , formé sur la racine xar " noir ". Selon un informateur mongol, le mot désignerait aussi du bois sec par opposition à du bois vert. 223 Bulzin : litt. " déboîté ". 224 At(atan temee) : chameau mâle adulte et castré. 225 Agar zandan : l'expression est courante dans la littérature orale pour qualifier du bois précieux (ici le santal) ; selon un informateur mongol, elle indiquerait " la couleur claire du bois ". 226 Litt. " la crinière ". 227 1981, p. 83. 228 Toony xuruu litt. " doigts de l'anneaux de compression " , c'est-à-dire les rayons de l'anneau. 229 Daaga désigne plus spécifiquement les rayons extérieurs, joignant le cercle intérieur et le cercle extérieur, d'un certain type d'anneau de compression (Bawden 1997, p. 113). Mostaert les décrit comme les " arcs de bois qui se croisent au sommet du toono " (cf. Dictionnaire ordos, p. 111b). 230 Le xajaavch est une bordure de feutre (voire de bois) protégeant le pourtour inférieur de la yourte. 231 Les Dörbètes (Dörbed/Dörvöd) dont l'ethnonyme dörvöd est le pluriel de dörvön " quatre " , étaient aux XVe-XVIIe siècles l'une des composantes de la confédération des Quatre Oïrates, établie sur l'Irtych et le Talas. À partir de 1789, ils se sont occupés du service des frontières (xaarul) ; par ailleurs, chose notable parmi les Mongols, parallèlement à l'élevage, ils pratiquaient l'agriculture. Aujourd'hui, les Dörbètes sont établis dans les provinces d'Uvs, de Bajan-Ölgij, de Xovd et dans leurs environs (cf. Mongol ulsyn ugsaatny züj. XIX-XX zuuny zaag üje. 2 bot', [Ethnographie mongole. Aux confins des XIXe-XXe siècles, IIe vol.], 1996, pp. 16, 20-21, 27; Njambuu 1992, pp. 112-113). 232 1981, pp. 82-83. 233 Cf. Sampildendev, pp. 83-84. 234 Cf. ibidem, p. 81. 235 1981, pp. 83-86. 236 Xom, " coussins en feutre pour la selle du chameau ; gras qui se forme au long des bosses du chameau " et uudlax, " farfouiller, fouiller dans, vider ; verser, décanter " ; uudlan ilrüülex, " atteindre le fond de " ; nous avons traduit par " vider/fouiller les coussins de selle; vider les coussins du bâts ". Il s'agit en fait de vider les charges posés des deux côtés de la selle du chameau qui contiennent les biens apportés par le parti de la fille pour l'intérieur de la nouvelle yourte. 237 Sampildendev, 1981, pp. 84-85. 238 Il s'agit du zodog " gilet " , et shuudag, " short " du lutteur mongol. 239 Tangad : tangout. En mongol ce terme est aussi employé dans le sens de " tibetain " : tangut gazar, " le Tibet ". 240 Shijr, " tibia, la partie inférieure de la jambe d'un animal ; jarret ". 241 Xagshuulan, factitif dont la forme xagshix = gagshix est mentionnée par Mostaert (Dictionnaire ordos, p. 324b), avec le sens de " se couvrir d'une croute (blessure) " , sens qui n'est pas approprié au texte. Mostaert mentionne aussi le verbe gagshax qui signifie " soumettre un animal (par ex. cheval chameau) à une diète prolongée, dans le but de le débarrasser du surplus de graisse acquis au pâturage et de le mettre en bonne condition (la diète consiste à le lier au poteau et à le laisser manger très peu pendant un certain nombre de jours, après quoi l'animal est apte à être employé) ; lier au poteau et ne pas laisser manger un cheval pendant quelques heures avant de le monter ". Ici, on peut penser que les deux chiens gardiens représentés sur la porte sont attachés de la même manière, ou ont été mis à la diète afin qu'ils résistent vigilants face aux dangers. On a gardé donc ce sens dans la traduction. 242 1981, p. 82. 243 Mongol ardyn aman zoxiolyn deez bichig [Florilège de la littérature orale des Mongols], 1978, p. 118; l'origine géographique et ethnique du manuscrit n'est pas précisée. 244 Cf. sagaldraga ? Ce nom désigne en effet la partie recourbée à la base (à l'endroit où elles se posent sur le treillis), dite " en mentonnière (jugulaire) " , de la perche de type recourbé (maxir/maxigar un') par rapport à la perche droite (shuluun un') : cf. BNMAU-yn ugsaatny züj. XIX-XX zuuny zaag üje. 1 bot' [Ethnographie de la République populaire de Mongolie. Aux confins des XIXe-XXe siècles, Ier vol.], 1987, p. 134. La perche recourbée est utilisée dans les régions ocidentales et en particulier chez les Kazakhs de Mongolie. Mais ici, le contexte indique qu'il s'agit plutôt du lien (sagaldrag/segeldreg) servant à attacher la perche au treillis sur lequel elle est posée. 245 Xöl ojl: oil a aussi la forme ool'. 246 1981, p. 81.