Dana IVAN
GIORDANO BRUNO – UN MODERNE VÉTUSTE
Fin du XVIe siècle, début du XVIIe. Époque tumultueuse et contradictoire, au-delà des frontières fragiles tracées par les chronologies. Époque où le présent, tout trempé dans l’océan enchanté du passé, respire les promesses de l’aube à venir. Carrefour confus où les débuts et les fins se superposent, en offrant le territoire privilégié pour l’affrontement de la vie et de la mort. Les hommes qui vécurent ce temps sentirent le monde s’ébranler.
La consistance des schémas conçus par les philosophes anciens pour l’expliquer commence à être mise en question, car ils s’avèrent insuffisants face aux transformations qui se produisent et surtout face à l’inquiétude qui s’empare des esprits, de plus en plus conscients que l’avenir ne pourra pas s’asseoir sur le même type de pensée. D’aucuns, les plus nombreux, se réfugient pourtant dans un débat assez stérile qui souligne moins l’intérêt pour la recherche d’une assise plus stable, que la fidélité à la tradition, issue de la philosophie antique, surtout celle de Platon et d’Aristote, et filtrée par la pensée du Moyen Âge. Ils choisissent ainsi la solution la plus simple, évitant en même temps l’effort et le tourment qu’engendre le doute. D’autres, plus téméraires, éprouvent le besoin de comprendre le monde au moyen des théories nouvelles. Leur réflexion, se déployant dans les limites alors équivoques entre la recherche scientifique et les spéculations philosophiques, est ressentie comme une agression, car l’harmonie du monde paraissait indissociable des conceptions qui l’avaient déjà établie. La raison s’en trouve sans doute non seulement dans la peur du nouveau, mais aussi dans la méfiance éveillée inévitablement à l’époque par toute pensée qui défiait la norme, par toute philosophie qui ne se conformait pas aux thèses admises pendant des siècles au sein du plus grand nombre, par toute démarche spirituelle qui osait opposer aux idées communes l’originalité d’une pensée individuelle.
Car, exaltant l’homme, la Renaissance oublie encore l’individu, dont l’émergence annonce ses fins et bouleverse ses soubassements en s’ajoutant à l’ébullition provoquée par les troubles politiques et religieux et en préfigurant le début de la modernité.
L’affirmation des nouvelles conceptions de la configuration du monde, qu’il s’agisse du monde concret ou de ses fondements métaphysiques, avait donc toutes les chances d’être perçue comme une tentative de déstabilisation, malgré l’effort des penseurs éclairés pour sauver justement l’harmonie du monde, mise en cause par les déficiences des thèses anciennes. Les personnalités qui ont eu le courage de les concevoir se sont heurtées à l’obtusité des milieux intellectuels et ecclésiastiques de l’époque, en payant souvent très cher leur audace. Parmi elles, l’une des figures les plus éclatantes de la Renaissance, un esprit exceptionnel qui, essayant de sauvegarder l’harmonie de la création divine en lui offrant des assises métaphysiques plus judicieuses et plus complexes, met au jour une œuvre singulière, conçue lors d’une vie agitée (qui garde encore des coins obscurs pour le chercheur moderne), et finit sur le bûcher le 17 février 1600 par l’arrêt du Saint-Office : il s’agit de Giordano Bruno.
En effet, l’homme comme son œuvre sont contradictoires. Son apostasie répétée, son exil assumé, ses pérégrinations à travers les plus grandes universités d’Europe où il trouve parfois des admirateurs mais le plus souvent des ennemis, son retour inexplicable dans son pays natal, qu’il avait fui justement par crainte de l’Inquisition, ne sont que quelques éléments controversés de son destin qui justifient une approche comparative entre sa vie et son œuvre. On retrouve ce type d’approche dans la plupart des études qui lui sont consacrées. Sans nul doute, ce n’est pas que la mort qui s’est consumée dans les flammes et ce ne sont pas seulement ses circonstances qui soulèvent des points d’interrogation. Mais la personnalité contrastée de Giordano Bruno est par ailleurs encore plus profondément liée à l’originalité de sa philosophie : il suffit d’évoquer l’une des thèses centrales qui soutiennent sa nouvelle vision du monde, en assurant à la fois la complexité infinie et l’équilibre, pour mettre en évidence le caractère essentiellement cohérent de son cheminement, aussi bien humain que spirituel. Cette thèse, empruntée à Nicolas de Cuse et refondue par Bruno en accord avec les particularités de sa propre pensée, pose la conciliation des contraires comme support de l’harmonie constitutive du monde créé, se reflétant immanquablement à tous les niveaux ontologiques et épistémiques accessibles à la pensée humaine. L’inédit de cette thèse qui soutient en profondeur la philosophie brunienne consiste dans la coexistence des disparités et des principes de concordance au sein d’un même échafaudage théorique. Dans la vision de Bruno les contraires continuent à s’opposer perpétuellement sans se fondre dans un magma synthétique qui réaliserait leur accord en les anéantissant et sans aboutir pour autant à des constructions chaotiques ou syncopées. Car les « contradictions » bruniennes parviennent toujours à configurer paradoxalement une multiplicité de cosmos accueillants qui offrent des solutions pour nombre des grandes préoccupations métaphysiques de l’esprit humain de tous les temps, ainsi que pour le malaise engendré par l’ancrage dans le concret : un univers infini qui n’effraie pas, bien que l’infinitude soit elle-même de plusieurs sortes ; une conception vitaliste du monde qui met entre parenthèses la froideur habituelle des systèmes philosophiques et la scission héritée de Platon entre le monde des idées et les apparences sensibles ; un cosmos des significations qui exclut l’arbitraire et fait place à toutes les variations selon un principe de correspondance parfaite entre les formes et leur matière ; un cosmos de l’écriture pour lequel le signe linguistique est une mise en abyme, puisque l’aléatoire est réfuté par le principe même des accords universels, et où la beauté formelle accompagne même les apparents accidents ; enfin, un cosmos humain proprement dit qui suppose un fondement et une justification des rapports entre les individus, qui peuvent ainsi être prévus, transformés et maîtrisés. Tous ces cosmos étant possibles justement à cause des interactions permanentes entre les principes contraires, qui, selon Bruno, existent non pas pour détruire, mais pour fonder l’unité du réel. Impliqué dans la constitution des ces cosmos de manière directe – puisque, pour Bruno, toutes les existences particulières ont un support commun stable et inaltérable – ou indirectement par son désir de connaître la structure de l’univers, l’individu acquiert implicitement un statut rassurant. Car, même si, en tant qu’ego, il reste encore un accident insignifiant, les fondements métaphysiques de son être lui confèrent désormais le droit de participer à l’impérissable.
La cohérence de cette thèse à l’intérieur de l’œuvre brunienne est souvent occultée par la quantité et la diversité des matières qui la construisent. Le philosophe se trouve en effet à la croisée de tous les chemins. Avant lui, toute une tradition philosophique bâtie des éléments les plus disparates : l’ancienne philosophie grecque et latine, écrits hermétiques, néoplatonisme, les écrits des pères de l’Église – Bruno n’en ignore rien, et pourtant il n’est entièrement fidèle à aucune de ses sources. Après, la modernité inaugurée par Descartes et aboutissant peut-être aujourd’hui à une nouvelle impasse. Sa situation fut difficile aussi bien intellectuellement qu’historiquement et se reflète vraiment dans sa pensée, et cependant il n’y a pas de raisons pour exagérer son poids jusqu’à justifier des incongruités qui ne résistent pas à un analyse plus approfondie.
La philosophie de Bruno est étrange et ne se laisse complètement intégrer ni dans ce qui la précède, ni dans ce qui la suit. Et pourtant, regardée en soi, elle est une construction excellemment achevée. Pour ses contemporains il était un individu aux idées insensées et, si sa pensée n’a pas eu de continuateurs directs, c’est bien en raison du mélange d’éléments scientifiques, philosophiques et littéraires qui la constituent – l’ère des scientifiques rêveurs touchait à sa fin et, par l’ironie du destin, ses positions lui ont valu la condamnation de l’Inquisition, mais pas l’intérêt des philosophes qui l’ont suivi. Quelques mots prononcés par le libraire Jakob van Brecht lors de sa déposition devant le Saint-Office en 1592 nous donnent une idée assez claire de la façon dont le philosophe était perçu par le milieu de son époque : « Ledit Giordano, à ce que m’a dit le prieur dudit couvent à Francfort, s’occupait essentiellement à écrire, chimériser et élucubrer des choses nouvelles ». La phrase n’appartient pas à un savant, mais il est certain que les réactions de l’intelligentsia n’étaient pas différentes. Pour son époque déjà, Bruno était inactuel.
Le tour pris par la philosophie surtout après Descartes lui est également étranger. La raison essentielle en est que, pour ce qu’il soutient dans ses thèses, les instruments de la logique sont insuffisants. D’où l’appel constant à la majesté du principe divin, à une expression littérairement très marquée (Bruno est un styliste inégalable et souvent un grand poète) et le peu de crédit dont il bénéficie aux yeux de la philosophie moderne, dont le but est de construire des systèmes parfaits et de tout expliquer dans un langage propre. Donc, pour la modernité aussi, Bruno est inactuel. Ce qui fait que la plupart des études qui lui sont consacrées soulignent soit le caractère révolutionnaire de ses écrits (Bruno étant dans ce type d’approche le précurseur d’un Newton ou d’un Leibniz qui pose à son insu les bases de la pensée philosophique moderne), soit leur vétusté110.
Les éléments qui soutiennent les deux types de points de vue ne sont pas négligeables. Bruno trouve bien sa place des deux côtés. La multitude et la disparité des sources de sa philosophie appartenant à des traditions philosophiques différentes peuvent bien expliquer cette difficulté, mais, si on cherche plus profondément, on trouve peut-être son « péché » principal ailleurs : la démarche essentielle de toute la philosophie de Bruno s’appuie sur l’interdépendance de deux axiomes foncièrement irréconciliables. Le premier est le principe de non-contradiction formulé par Aristote, auquel s’est soumis toute une lignée de philosophes remarquable et auquel obéit encore la science moderne : une chose peut être noire ou blanche, bonne ou mauvaise, jamais les deux à la fois. Ce principe sous-tend les arguments des thèses bruniennes, toujours d’une logique impeccable. À côté de ce principe Bruno assoit la coïncidence des contraires dans l’unité. Ce deuxième axiome, amplement théorisé, paraît détruire tout ce qui est bâti insensiblement par l’autre. Et si cela n’arrive pas, c’est parce que la théorie est conçue justement pour mettre en place ce paradoxe, car dans l’unité théorisée par Bruno les oppositions subsistent encore comme des entités divergentes, mais pas comme des négations réciproques, puisqu’elles sont les principes mêmes d’un tout harmonique, suffisant en lui-même et pouvant justifier toute disparité, ainsi que tout développement.
Mais la conciliation des contraires dans l’unité suppose non seulement la consonance de tous les éléments de l’univers, mais aussi une ouverture illimitée vers tout phénomène tirant forme de cette source première : infinitude de l’univers, illimitation des manifestations de la vie, liberté infinie pour les manifestations de l’esprit. Et si cette ouverture sans bornes fait de Bruno un moderne, le paradoxe de l’harmonie qui la sous-tend l’éloigne peut-être de cette fin de modernité qui bute contre l’impossibilité du choix et trouve partout des sources pour sa perpétuelle déchirure.
UN MONDE PARFAIT DANS UN COSMOS ILLIMITÉ
Le projet philosophique du penseur de Nola vise le remaniement des conceptions sur tous les aspects du réel, dont l’unité est sous-tendue par le fonctionnement constant des mêmes principes, indifféremment du degré d’existence envisagé. Il se penche, avant tout, sur la configuration de l’univers. La conception transmise par la tradition scolastique qui posait l’existence d’un monde fini au centre duquel était clouée la Terre lui paraît profondément réductrice et en fin de compte insoutenable, puisque chacun des arguments invoqués pour l’étayer reposait sur des spéculations improuvables qui mettaient en doute l’excellence du principe divin. À cette conception il oppose formellement l’idée d’un univers infini et immuable, peuplé par d’innombrables mondes animés qui se trouvent en perpétuel mouvement. En se débarrassant d’abord du géocentrisme et ensuite du concept de cosmos limité, le philosophe italien parcourt en fait un trajet spirituel peu transparent, vu le nombre appréciable de ses sources et la manière singulière dont il les utilise. Toujours est-il que le point de départ est une conception scientifique tout à fait choquante à l’époque qui est enrichie, développée et finalement transfigurée par la refonte inédite de l’idée d’infini, qui, datant de l’Antiquité, est tombée en disgrâce pendant les siècles ultérieurs.
En effet, le grand poncif du temps était le géocentrisme. Il est ébranlé – il est vrai, avec pas assez de force jusqu’à Kepler et Galilée – par la publication, en 1543, du De revolutionibus de Copernic. Par rapport aux fausses idées enracinées depuis si longtemps dans la pensée scientifique, c’était une victoire assez remarquable : une terre qui bouge, qui n’est plus le centre du monde, et qui, au contraire, tourne autour du Soleil. Bruno estime au plus haut point le livre de Copernic111. Mais, pour un esprit comme le sien cette découverte ne pouvait suffire, son excellence n’étant pas, à son avis, sans défauts : déplacer le centre de l’univers et garder la sphère des étoiles fixes ainsi que la frontière obsédante entre le monde céleste et l’ignoble ici-bas, donc accepter les limites, n’est qu’un pas de fourmi. Il faut aller plus loin. Trop mathématicien, Copernic ne pouvait pénétrer au fond de ses propres pensées, mais il offrait en revanche un fondement solide à la vraie philosophie, celle du Nolain, qui, ne se laissant pas entraver par les calculs abstraits (car le scientifique voit clair, mais sans comprendre), préfère « l’aveuglement » de source divine et ses propres jugements, en s’appuyant sur la révélation de la nature. Cette nouvelle philosophie se revendique en fait d’une philosophie ancienne, « antica vera philosophia », dont les savants auraient oublié les excellents enseignements, et le recours à ses idées est commun pour tous les penseurs de la Renaissance qui ont subi l’influence de la tradition hermétique112. Et pourtant l’idée d’infini vient d’ailleurs, car Bruno puise ses fondements chez les philosophes présocratiques et surtout dans les écrits d’un auteur appartenant au siècle antérieur et auquel il porte une grande considération, Nicolas de Cuse.
Le rapport entre les deux concepts empruntés par Bruno à son illustre devancier, l’infinité de l’univers et la coïncidence des contraires, est tout à fait significatif du caractère foncièrement ambivalent de la pensée brunnienne. La réfutation des limites est étroitement liée au besoin de maintenir le relativisme à côté de la profusion des formes de vie, tandis que la théorie sur la coïncidence des contraires concentre ses efforts à concilier tout ce qui naturellement s’oppose et à intégrer les discordances dans un concert général où le paradoxe donne pleinement ses fruits. La hantise de l’harmonie, qui ne cesse pas de mettre son empreinte sur ses conceptions, est ainsi aussi forte que l’horreur des bornes et des mesures, incompatibles avec l’idée d’infini. Car ce n’est pas qu’à la terre que Bruno refuse la position centrale. En suivant le cardinal de Cuse, il pose un univers infini, à la fois décentré et centré infiniment, parce que son centre est partout et la circonférence nulle part. Chez Nicolas de Cuse cette proposition était la conséquence de l’identification du centre à Dieu, mais Bruno retient aussi le point de départ du jugement, qui repose sur la relativité universelle des points de vue : l’univers est infini parce qu’il en existe maintes images simultanées, dépendantes de la position de celui qui l’observe ; inversement, l’univers étant infini, tout observateur pourra se croire au centre.
Mais l’infini qui n’a pas de centre est encore plus inquiétant que l’infini tout court. Et, une fois les limites disparues, une nouvelle difficulté apparaît : comment mettre de l’ordre dans ce qui n’a plus de fin et qui se refuse désormais à tout ordonnancement, là où le centre, le bas, le haut, ainsi que tous les attributs des choses mesurables sont anéantis ? La révolution copernicienne était déjà assez ahurissante pour le milieu scientifique de l’époque. En lui ajoutant l’idée d’infini, Bruno sapait les fondements mêmes de l’ordre cosmique traditionnel, ce qui n’a pas manqué d’être ressenti comme un attentat à la cohérence et à l’harmonie du monde, dont les bases métaphysiques sont du coup mises en question de façon radicale. Et pourtant le but de Bruno n’est pas de semer la confusion et de mettre en doute la bonne marche de la machine du monde. Au contraire, il tente et il réussit justement ce qui paraissait impossible : établir une consonance entre le manque de limites et l’équilibre parfait de la création divine.
Pour Bruno, l’univers infini est la conséquence logique et « naturelle » de toutes les évidences fournies par la nature ou forgées par un intellect qui ne se laisse pas entraver par des préjugés. Mais il est aussi le fondement idéal d’une stabilité qu’aucune des contradictions observables dans le monde ne pourra ébranler, car l’univers vivant n’est ni plus ni moins que le miroir fidèle de la cause divine, le tout unique au sein duquel convergent tous les contraires. Les actions opposées des entités contraires n’ont pas pour résultat la désintégration et l’annihilation réciproques, mais le changement perpétuel, qui entretient la permanence du même principe vital, éternellement renouvelé au cours des vicissitudes subies par ses concrétisations. Tel que Bruno le conçoit, l’univers infini est le reflet vivant de l’Un immuable, déployé dans d’innombrables entités qui se meuvent et se bousculent avec des actions et des impulsions opposées, juste pour entretenir la stabilité de la création divine. Pour rester le même, l’Un doit changer sans cesse. Et comme le changement implique la multiplication, il s’ensuit que pour être stable, l’Un doit être multiple. Ce n’est absolument pas déraisonnable, mais au contraire, une évidence que la vie actualise dans de nombreux exemples : pour que l’espèce humaine reste toujours la même, il n’est pas nécessaire qu’il existe un seul homme ; pour que le règne animal garde perpétuellement les mêmes attributs généraux il n’y a pas besoin que tous les animaux se résument à un seul ; encore plus, pour que le grand tout subsiste, toutes les espèces et toutes les formes de vie ne sont pas absolument indispensables. Et dans la ronde universelle établie par les vicissitudes qui assurent l’interaction conciliatrice des éléments contraires, la place de l’individu humain est comparable, en gamme mineure, à la place occupée par n’importe quel autre élément de l’univers113.
L’univers comme ensemble est donc immuable et immobile, tandis que les éléments qui le composent n’arrêtent pas de bouger pour en assurer la permanence. Autrement dit, si on réduit à leur idée de base deux des thèses principales de la pensée brunienne, celle du changement perpétuel et celle de la constance indestructible de l’unité, dans l’univers infini conçu par Bruno rien ne change parce que tout change. Le point de départ des cheminements logiques qui amènent Bruno à poser l’irréprochable conjugaison de tous les éléments disparates qui composent l’univers malgré leur opposition et leur apparente incompatibilité varie assez souvent, mais il y a des constantes notables, comme l’argument de la perfection divine : l’excellence de Dieu suppose l’accord parfait entre la puissance infinie et son expression en acte. Le grand acte de Dieu étant l’univers créé, de la perfection de l’univers on peut inférer la perfection de notre monde114. D’où une vision optimiste toute à fait originale par ses nuances, compte tenu du fait que le déroulement théorique est toujours complété par l’examen détaillé des éventuelles contrariétés non-integrées dans l’ensemble, qui, à force d’être expliquées, finissent par y être assimilées de manière inattendue. Dieu est infiniment bon, il ne peut créer qu’un univers parfait dont chaque partie doit témoigner de la même perfection. Comme le monde que nous habitons fait partie de cet univers parfait, sa configuration est forcement aussi parfaite et irréprochable que celle de l’ensemble.
On n’est ni plus ni moins que dans le meilleur des mondes possibles, un monde qui fait partie d’un infini homogène, réceptacle absolu où les contraires se rejoignent. Mais la complémentarité des opposés se retrouve aussi dans les ambivalences des développements conceptuels. L’infini brunien s’oppose, bien sûr, à la finitude, mais il est lui-même double. Car il y a un infini-infini, ou un infini total, et un infini-fini ou un infini partiellement infini et les deux se complètent et se prolongent l’un l’autre en même temps qu’il s’opposent l’un à l’autre, par leur degré différent de participation à l’infinitude. Comme chacun des attributs de Dieu est illimité et comme l’illimité est ce que la raison humaine (limitée) ne peut comprendre, pour se faire une idée de l’infini divin on ne peut pas se passer de la notion de limite. La solution de Bruno est tout à fait paradoxale et à la fois tout à fait typique de sa façon de penser : il ne suffit pas, pour acquérir la connaissance de l’infini, d’opposer la limite à l’illimité. Il faut l’y intégrer, tout en gardant leur opposition. Ce qui fait qu’on aura avant tout un infini-infini, celui de Dieu, qui est un infini non-déployé et total, mais qui sert de limite à l’infini de l’univers – « la limite illimitée d’une chose illimitée ». Ensuite, il faut considérer l’univers, qui est un infini-fini de manière plus nette, parce qu’il est infini dans son ensemble mais pas dans chacune de ses parties115.
La distinction brunienne entre plusieurs infinis est en désaccord et avec le dogme de l’Église et avec les principes péripatéticiens. L’assaut qu’il lance contre le Traité du ciel et la Physique d’Aristote contient de surcroît la négation de l’existence d’un moteur externe, qui amène celui-ci à admettre une infinité intensive, mais pas une infinité extensive, ce qui est une façon de rejeter l’univers infini. Bruno remplace ce moteur externe par la notion d’un élément unique autre que la divinité même, qui parcourt et soutient infailliblement les formes de vie les plus divergentes. C’est l’âme du monde, un concept central qui, à côté de la thèse de l’équivalence possibilité-acte ou excellence divine-monde créé, va lui permettre de glorifier la vie ici-bas en même temps que d’éviter l’impasse de l’incongruité entre l’incommensurable et l’ordre parfait.
Les planètes sont pour Bruno des êtres vivants. L’anima mundi est ce souffle vital perpétuel qui les traverse, le même qui soutient l’existence des créatures vivantes qu’on peut observer sur la terre. Et si ce n’est ni évident, ni facilement concevable, c’est parce que la vie des planètes est à la fois pareille et différente de la vie des animaux terrestres. Car les planètes sont appelées animaux non pas parce qu’elles sont identiques aux animaux que nous connaissons, mais parce qu’elles sont animées d’une manière pareille et mues par un même principe vital, au-delà de toute forme de manifestation ; ce qui compte n’est pas la forme de vie, mais le fait que la vie est partout, dans n’importe quel objet de l’univers, qu’il ait les dimensions d’une planète ou celles d’un vermisseau. Par ailleurs les planètes sont liées, tout comme les animaux, aussi bien à la stabilité qu’au changement. Comme elles sont composées, de la même manière, de substances et de principes disparates et parfois même contraires, comme le chaud et le froid, pour subsister elles ont besoin d’un échange perpétuel avec des corps semblables. Ce qui revient à poser le changement comme principe de la stabilité et l’éphémère comme principe de l’éternité, coïncidence des contraires qui découle de l’existence de l’infini.
De cette conception de stabilité entretenue par son contraire découlent deux assertions que Bruno va réitérer dans chacun de ses écrits : premièrement la mort n’existe pas, puisque le changement ne touche jamais le fondement de l’être ; ensuite, il y a un fondement vital universel dont l’immuabilité est à la fois une conséquence et un prolongement de l’essence divine, ce qui fait que toute chose est en toute chose et, à la fois, que Dieu est partout. Les deux lui ont valu la condamnation de l’Inquisition, même si, du moins en ce qui concerne la seconde, il a essayé de montrer en maint endroit que ses conceptions ne tiennent pas vraiment du panthéisme et que ce n’est qu’en apparence une hérésie116.
Mais comme la cosmologie infinitiste de Bruno n’est pas simplement le résultat d’une réflexion sur la configuration de l’univers inspirée par les nouvelles théories en matière d’astronomie et aiguisée par la tendance, assez considérable à l’époque, à renouer avec la tradition hermétique et les philosophes présocratiques, le mouvement des astres et les étendues célestes ne sont qu’un aspect de son effort pour intégrer organiquement dans une théorie complexe toutes les inconnues inquiétantes du monde créé. Suivant le principe des analogies universelles qui est au cœur de la pensée hermétique et ses propres principes qui soutiennent l’homogénéité de l’univers, Bruno essaie de comprendre dans le déploiement d’un seul mouvement réflexif les profondeurs de la physique et de la métaphysique, les secrets du lointain intouchable ainsi que l’insondable d’ici-bas. Car, pour lui, ce qu’on ne voit pas au-delà de l’horizon est pareil à ce qu’on ne voit pas à l’intérieur du monde que nous habitons et même à l’intérieur de chacun de nous. À part le concept d’âme universelle, il y a deux autres concepts importants qui soutiennent ces rapprochements professés par Bruno : la matière et la forme, entendues comme principe et cause dans un ample déploiement théorique visant la restauration des anciens concepts poussés par les scolastiques à la dépréciation. Selon Bruno le monde, tel qu’il se présente à notre réflexion, est l’effet d’une longue chaîne de principes et de causes dont l’intellect ne peut saisir le parcours entier, car on ne peut connaître, et encore pas facilement, que les principes et les causes les moins éloignés. Tout ce qui n’est pas principe premier et cause première a un principe et une cause et donc tout est accessible d’une manière ou d’une autre à la connaissance. En revanche, le principe et la cause première se révèlent très difficilement et seulement sous la forme d’une « trace », et c’est justement cette trace qui forme l’objet de la philosophie naturelle, qui doit être ainsi dissocié de l’objet de la théologie117.
Se consacrant avec ferveur à l’étude des « traces » la philosophie brunienne parvient ainsi à postuler un principe formel et un principe matériel à la fois contraires et semblables, et dont la conjonction actualise au niveau le plus profond de la création cette coïncidentia oppositorum qui fonde l’être118. Il est significatif que le développement théorique des deux concepts, la forme ou la cause et la matière ou le principe, est d’emblée marqué pas des définitions qui permettront des nuances visant aussi bien les distinctions que les rapprochements. Le principe et la cause peuvent ainsi être considérés comme synonymes seulement en tant que principe et cause premiers, c’est-à-dire au niveau de la Divinité, mais même à ce niveau on comprend une seule et même chose à partir de définitions différentes. Car principe premier signifie cette entité initiale à partir de laquelle se développent toutes les autres selon un ordre hiérarchique ou chronologique, tandis que la cause première est la raison d’être de toutes les choses qui découlent d’elle, sans qu’il n’y ait nécessairement entre elles de rapport d’antériorité, de postériorité, ou de rapport qualitatifs. À plus forte raison les définitions sont-elles différentes quand il s’agit des causes et des principes naturels. Car dans ce cas principe est « ce qui concourt intrinsèquement à la constitution de la chose et demeure dans l’effet », tandis que la cause est « ce qui concourt extérieurement à la production des choses et qui a son être en dehors de la composition ». Ainsi le point est le principe de la ligne sans être sa cause, les prémisses sont les principes de l’argumentation sans s’identifier à ce qui les cause, le point de départ est le principe du mouvement sans en être la cause119. La discussion suscitée par l’examen des deux concepts dans la perspective brunienne est hautement laborieuse et peut être difficilement reproduite à l’intérieur d’un résumé qui réduirait nécessairement sa portée. Il y a pourtant des aspects très importants qu’on peut relever sans entrer dans les détails. Les raisonnement formulés par Bruno à partir du concept de forme l’amènent ainsi à inférer la supériorité de celle-ci, sans lui enlever pour autant le caractère versatile qui avait conduit les platoniciens et les péripatéticiens à la conclusion contraire. La forme est à l’univers ce que l’âme humaine est au corps, c’est-à-dire à la fois élément distinct et partie intégrée dans l’ensemble qu’elle gouverne, « comme un pilote dans son navire ». Avec la différence que, se plaçant à un niveau plus profond de l’être, elle n’est jamais enchaînée, salie ou abaissée par l’empire qu’elle régit, car, donnant vie et perfection, elle ne contracte jamais l’imperfection. Et comme perfection signifie nécessairement beauté, Bruno parvient à soutenir le rapport nécessaire entre la forme et la beauté et donc l’éminence de la forme120. Par conséquent, la beauté est une catégorie liée indissolublement à la forme, ce qui est valable non seulement dans le cas plus abstrait de la forme de l’univers, mais aussi pour les formes des choses naturelles. Ainsi Bruno postule nettement deux propositions curieuses du point de vue des conceptions philosophiques qui jouissaient du crédit de son époque : le monde créé est beau, à partir du ciel et jusqu’à la plus petite chose qui tire son existence du fait même d’avoir une forme ; ensuite, toute chose créée à une âme, qui n’est pas simplement un prolongement de l’âme universelle, mais celle-ci arrondie par l’âme particulière qui n’est rien d’autre que sa forme. De cette valorisation de la forme découle ensuite le fait qu’elle n’est pas seulement aussi importante que la matière, mais, à la fois, qu’elle est aussi impérissable que celle-ci, et donc qu’elle n’est pas pure extériorité ; et en fin de compte que ce qu’on appelle accident n’est pas la forme.
Pour ce qui est du concept de matière, il y a également plusieurs acceptions possibles, qui convergent vers une conclusion valorisant son statut. Il faut souligner avant tout que pour Bruno la compréhension de l’union de la forme avec la matière est aussi nécessaire que la reconnaissance simultanée de leur distinction. La matière et conçue en tant que puissance et en tant que substrat et pourtant ce n’est qu’en confondant son rôle avec celui de la forme qu’elle peut participer à la nature de l’être. Car la configuration de l’être exige aussi bien l’existence d’un acte absolument substantiel, dans lequel se trouve la puissance active du tout, que celle d’une puissance ou un substrat, dans lequel puisse se trouver une puissance passive du tout équivalente. Ce qui fait que puissance de faire et puissance d’être fait se retrouvent aussi bien au niveau de la forme qu’au niveau de la matière. Par ailleurs la matière est aussi un médiateur entre les entités opposées, qui, comme le dit Aristote, se repoussent naturellement, mais qui se réconcilient aussi naturellement quand il y a le lien qui réalise le passage d’un contraire à l’autre. Comme elle est de plus le réceptacle des formes, elle ne peut pas manquer de participer à la beauté de celles-ci, qui s’ajoute à la beauté qui lui est intrinsèque. Car la beauté est la conséquence de l’ordre, qui est inconcevable s’il n’y a pas de diversité, tous les trois étant relatifs à la matière121.
Le concept qui focalise dans la philosophie de Bruno toutes les espèces de coïncidence des contraires est l’Un ou l’unité, et même si son discours touche très souvent des aspects d’une abstraction très prononcée, il a toujours une portée concrète, ainsi que des traits stylistiques qui le rapprochent manifestement du discours littéraire. Ce qui souligne la correspondance entre la théorie, le monde vivant et l’univers discursif. Dans un fragment de L’infini, l’univers et les mondes122 l’interlocuteur du porte-parole du philosophe l’accuse de vouloir mettre le monde sens dessus dessous. L’accusation est rejetée par l’objection qu’il n’est pas possible de mettre sens dessus dessous ce qui l’était depuis toujours. Mais ce monde à l’envers est en fait le monde harmonieux tel que le conçoit Bruno en tant que synthèse des contraires et les paroles qui ont suscité la réaction susdite expriment sa croyance dans la présence des oppositions comme condition de la cohésion et de l’ordre : « De cette diversité et de cette opposition dépendent ordre, symétrie, complexion, paix, concorde, composition et vie. De sorte que les mondes sont composés de contraires dont certains, telles que la terre et l’eau, vivent et croissent à l’aide de leur contraires, tels que les soleils et les feux. Voilà, je pense, ce que voulait dire le sage qui déclarait que Dieu a créé l’harmonie à partir des contraires sublimes, et cet autre qui pensait que l’univers entier devait son existence à la lutte de la concorde et de la discorde, à celle de l’amour et de la haine123 ».
L’ASINITÉ EXQUISE
Les écrits de Giordano Bruno comportent tous un aspect qu’on rencontre fréquemment dans les œuvres littéraires et moins dans les ouvrages philosophiques : ils permettent des approches multiples, maints points de vue, capables d’apporter sans cesse (on dirait infiniment) de nouvelles lumières sur les mêmes questions pourtant déjà éclairées autrement dans d’autres occasions, sans que le changement de perspective n’ombrage les anciennes approches. Ce n’est pas difficile d’en trouver la raison. Celle-ci consiste dans le fait que le discours du Nolain est fondamentalement pluriel. Singulier et inclassable, il est d’une certaine façon une mise en abyme de l’univers infini qu’il dépeint, car il est à la fois unique et multiple, divergent et cohérent, offrant des opinions contraires et disposant toujours d’une constance capable de les réconcilier, mêlant les styles, empruntant des éléments à plusieurs genres et restant à la fois toujours fidèle à lui-même. Cette caractéristique est d’autant plus saisissante quand il touche directement les problèmes qui définissent fondamentalement l’essence de l’humanité, comme le savoir ou l’amour, qui ont non seulement des côtés positifs et négatifs en même temps, mais qui exigent aussi d’être traités aussi bien sur le mode sérieux que sur le mode comique. La philosophie nolaine illustre constamment cet aspect à plusieurs degrés de profondeur. La confusion entre larmes et gaieté, présente et au niveau du contenu et au niveau de l’expression, nous offre un exemple éloquent : Bruno fait souvent référence dans ses ouvrages à la complémentarité de la tristesse et de la joie ; sa comédie, le Chandelier, qui mêle un comique savoureux à des implications philosophiques abyssales, a une exergue suggestive : In tristitia hilaris, in hilaritate tristis ; l’argument de son Souper des Cendres nous promet, en utilisant des thèmes classiques (et puis humanistes), de nous faire rire avec Démocrite et pleurer avec Héraclite. En même temps, dans De la cause, du principe et de l’un, il ridiculise l’emploi de ces thèmes dans le cas des pédants, malades d’une « douce folie », ce qui ne l’empêche pas de conclure, par l’intermédiaire de l’un de ses personnages, au sujet du rire de Démocrite : « Ainsi va le monde : nous jouons les Démocrite aux dépens des pédants et des grammairiens, les zélés courtisans jouent les Démocrite à nos propres dépens, et les moines et les prêtres peu sérieux démocritisent aux dépens de tous ; et réciproquement, les pédants se gaussent de nous, nous-mêmes des courtisans et tout le monde des moines ; en conclusion, l’un semblant fou à l’autre, nous serons finalement tous des fous différents en espèce mais accordés in genere et numero et casu124 ».
Ces considérations contiennent sans doute des allusions claires au type du pédant, « l’animal » que Bruno crible sans pitié des flèches de son ironie toutes les fois que l’occasion s’en présente, mais elles soulignent en même temps un aspect essentiel de la pensée brunienne, qu’il énumère ailleurs parmi les points d’honneur de sa philosophie : il y a plusieurs miroirs pour regarder le même individu, tout comme dans le même miroir peuvent se mirer des individus différents – jamais on n’obtiendra la même image, et pourtant il y aura toujours une multiplicité de points de convergence. Et ce qui est valable pour l’individu est d’autant plus valable pour ce qui tient à l’humain en général. C’est pourquoi tous les discours sur la folie, sur la bêtise et sur l’érudition élaborés par Bruno seront en accord avec cette vision multiple, qui se retrouve dans le cadre de la discussion sur l’asinité.
Concept dont la source lointaine pourrait être à la rigueur la docte ignorance de Nicolas de Cuse, l’asinité est une forme de coïncidence des contraires applicable et dans le cas d’individus différents, et dans le cas d’une même personne, dont le savoir peut cumuler l’ignorance et l’érudition. En déniant la distinction nette que l’opinion commune fait entre ignorance (à savoir bêtise) et érudition, Bruno développe sous le couvert conceptuel de l’asinité des réflexions qui mettent en évidence les similitudes et les dissemblances entre ces deux pôles de la connaissance, en soulignant la limite fragile qu’on peut établir entre eux, ainsi que la façon dont ils convergent. L’ouvrage spécialement consacré à ce sujet est la Cabale du cheval pégaséen, mais comme ce livre est conçu explicitement comme un complément de L’expulsion de la bête triomphante, il convient de situer le concept d’asinité dans le contexte qui l’a fait naître, du moins d’un point de vue réduit à ce qui est manifeste. Ouvrage à des fins morales, L’expulsion… met en scène une réforme céleste censée être le début (et le miroir) d’un changement moral au niveau des affaires terrestres. La correspondance étroite entre les deux mondes est bien en accord avec la conception brunienne de l’homogénéité de l’univers, mais la configuration du « ciel » est redevable à la cosmologie traditionnelle. Les déités dont il est peuplé, empruntées à la mythologie gréco-romaine, se réunissent à la sollicitation de Jupiter pour décider de quelle façon il faut changer la constitution de l’empire céleste, lequel est d’abord composé de signes zodiacaux et symboles des traits généralement humains (comme l’Oisiveté), jugés comme étant des vices. La réforme vise le remplacement de ces vices par les vertus correspondantes, et Bruno insiste dès son introduction (l’Épître explicative) que ses propos ne doivent pas être pris à la lettre (« regardés avec des lunettes ordinaires ») son intérêt étant d’établir allégoriquement le « théâtre » des vertus et des vices et de tracer symboliquement une solution pour les maîtriser. C’est pourquoi il souligne que les personnages qu’il met en scène incarnent des abstractions et que l’important réside dans le sens qu’il donne à la reforme : du supérieur – symbolisé par les dieux et les signes astraux – à l’inférieur ; ce qui équivaut à une orientation de l’intérieur – les dieux doivent commencer par changer eux-mêmes – vers l’extérieur – les humains, qui sont à l’image des divinités. Tout le reste, c’est-à-dire tous les détails de la mise en scène, doit être considéré comme « douteux, conjectural et subordonné125 ». Au-delà de cette intention finale explicite il y a un autre aspect essentiel : tous les éléments de ce « théâtre » élaboré sont conçus comme participant à des espèces de jeux des contraires. Non seulement les vices sont doublés par les vertus correspondantes, mais il y a aussi des vertus dédoublées en célestes et mondaines, comme la Sophie, ainsi que des vices qui s’avèrent avoir des côtés positifs, comme l’Oisiveté. Car tout ce qui existe est créé de contraires, dont la fluctuation permanente est constitutive du monde et assure sa cohésion, en brouillant à la fois la distinction entre le haut et le bas, le supérieur et l’inférieur. C’est la Sophie même qui le soutient : « Aussi est-ce le changement d’un extrême à l’autre avec tout ce qui en participe, le passage d’un contraire à l’autre par toutes les étapes intermédiaires qui nous donnent la satisfaction. Et, en fin de compte, nous voyons tant de points communs entre les contraires, qu’il s’accordent mieux entre eux que le semblable avec le semblable126 ». Partant, il était naturel que la reforme envisagée ne consiste pas simplement dans la substitution de certains éléments par d’autres.
Dès lors, « expulser la bête » signifie en principe éliminer les « vices prédominants qui ont coutume de fouler aux pieds la part divine », purger l’esprit de ses erreurs et l’« orner de vertus ». Mais que la bête soit chassée n’empêche pas qu’elle soit triomphante, car conformément aux principes de Bruno, les choses ne peuvent jamais être strictement noires ou blanches. La bête expulsée peut revenir, sans que cela signifie que le mal temporairement vaincu ait le pouvoir de revenir en force, puisque toute bête est à la fois positive et négative, et si la partie positive triomphe, elle n’est pas moins bête. C’est ce qui va se passer en fait avec le symbole de l’âne.
En discutant de la nouvelle configuration du ciel, les dieux présidés par leur Jupiter repenti (car il avait été, comme tous les autres, un grand pécheur), laissent deux places vides. L’une est celle de la Grande Ourse, sur laquelle la discussion est différée, l’autre n’est qu’à moitié vide, car c’est une place qu’on assigne au fleuve Eridan, mais seulement « en imagination », de façon à ce qu’elle puisse être occupée « réellement » ensuite par autre chose. Le problème de ces deux sièges, laissé en suspens dans L’expulsion…, va être résolu à peine dans la Cabale…, et il constitue le point de départ des réflexions assemblés dans ce livre : « Pour cesser de vous tourmenter dans l’attente de la solution, sachez donc qu’au siège qui se trouve à proximité immédiate du lieu où était la Petite Ourse et où vous savez que la Vérité est exaltée, là où la Grande Ourse a été chassée de la manière que vous savez, a succédé l’Asinité abstraite par décision de ce conseil dont j’ai déjà parlé ; et là où vous voyez encore en imagination le fleuve Eridan, ce même conseil a voulu que se trouve l’Asinité concrète, afin que, des trois régions célestes, nous puissions contempler l’Asinité qui, formée de deux petites lumières, était comme occultée dans le cours des planètes, là où se trouve la carapace du Cancer127 ».
Théoriquement les deux asinités polarisent le côté positif et le côté négatif de l’ignorance, mais il est intéressant d’observer dès le début que les deux restent au ciel et que cette dissociation est donc vue d’emblée comme relative, d’où la figure de l’âne, qui ne saura être aucun instant monocorde. Dans ce qu’elle a de concret, l’Asinité recèle tout ce qu’il y a de détestable dans l’absence de savoir et justifie à la fois les lieux communs qui circulent sur les ânes et les ironies impitoyables qui apparaissent dans le discours même de Bruno, chaque fois qu’il en est question. A ce sujet, il n’est pas facile de trancher avec précision entre les types de mauvais ânes qu’on peut identifier dans ses écrits, même si la Cabale… distingue par intervalles assez nettement les espèces de sottise. Car, même quand les paroles de Bruno sont d’une agressivité qui ne met point en doute son attitude, il y a des éléments qui atténuent en profondeur la malignité du langage. Ainsi, dans les œuvres de Bruno il y a des pédants (comme Polyhymnio dans De la cause… ou Mamfurio dans le Chandelier) dont les réactions dénotent parfois moins la bêtise que l’ingénuité. Les deux docteurs d’Oxford du Souper de Cendres sont carrément des « ânes », mais les dieux qui discutent sur les pédants dans L’Expulsion… décident, après mûre réflexion, qu’ils soient changés en… ânes, ce qui est à la fois une punition et un moyen de correction. Et c’est Mercure même, le dieu des sciences occultes (et donc de la profonde sagesse dans la vision de Bruno) qui le propose : « Il est juste, ce me semble, que l’oisiveté soit châtiée par le travail. Aussi vaudra-t-il mieux qu’ils soient changés en ânes, dans l’état desquels ils demeureront ignorants et se dépouilleront de l’oisiveté. Et, sous cette forme, pour prix d’un labeur sans relâche, qu’ils n’aient qu’un peu de foin et de paille pour nourriture, et force coups de bâtons pour récompense128 ». Ce qui veut dire que même l’asinité négative peut avoir des aspects appréciables, du moment qu’elle est rangée du côté du travail, contraire de l’oisiveté (qui a elle-même un côté positif lorsqu’elle s’associe au plaisir du repos qui suit le travail).
Les espèces d’ânes proprement dits, ou les façons dont Bruno envisage la sottise, prennent contour à l’intérieur de la distinction entre l’ignorance par défaut et l’ignorance par excès et dans ce dernier cas l’excès est implicitement associé à la superficialité. Le premier type comprend tous ceux qui ne savent, ni ne veulent rien savoir, le second tous ceux qu’on peut classer sous le nom de pédants. Bruno a un mépris sans bornes et pour les uns et pour les autres. Il suggère en maint endroit de la Cabale… que l’ignorance prônée par la doctrine chrétienne129 ainsi que l’ignorance promue par les philosophies sceptiques ne peuvent être que négatives, car elles exaltent la sottise pure et découragent l’étude, vers laquelle l’esprit humain est naturellement penché. C’est le même point de vue qui lui fait désavouer l’exaltation de l’âge d’or, très en vogue à son époque – alors les hommes « vivaient comme des ânes » et ne se souciaient guère des besoins de l’esprit.
Dans la Cabale… Bruno consacre un espace assez ample aux doctrines sceptiques. Son personnage Sebasto commence la discussion sur ce courant philosophique en exprimant son étonnement sur un des paradoxes essentiels du scepticisme : toutes les assertions des sceptiques sont le résultat du raisonnement logique, qui est l’instrument même du savoir dont ils nient la possibilité, ce qui rend nulles et leurs affirmations et leur recherche, puisque de cette façon ils n’auraient pas de raison de chercher ce qu’il savent inexistant et de le faire, de surcroît, avec des moyens qui, selon leur doctrine, ne peuvent servir à rien. Saulino, l’alter ego de Bruno, s’efforce de l’éclairer là-dessus en faisant un historique des doctrines sceptiques, en partant de la négation de la vérité et en arrivant à la négation de la négation qui est niée à son tour, ce qui ne peut mener qu’au chaos le plus total. Ses paroles expliquent aussi en quoi la doctrine sceptique, qui suppose l’existence concomitante de toutes les contrariétés, est différente de la philosophie nolaine – elle n’a aucune trace de principe stable, et elle ne permet pas que l’on considère les choses autrement qu’en relation avec d’autres choses, qui à leur tour sont relatives à d’autres130.
De l’autre côté du « rien » sceptique, mais dans la même zone de la sottise, se situent les vérités certaines ressassées par d’autres doctrines, que Bruno n’illustre pas par les dogmatiques traditionnellement ennemis des sceptiques, mais par ses propres « ennemis », les humanistes et les péripatéticiens. Les sceptiques, les pédants péripatéticiens et ceux qui s’en remettent complètement à la lumière de la foi sont donc des ânes négatifs. Mais dès qu’il ne s’agit plus de préciser concrètement, comme dans ces trois cas précis, les traits de l’ignorance négative, la distinction entre, d’un côté, ceux qui ne savent ni ne veulent rien savoir ou ceux qui savent trop et mal et de l’autre côté les éclairés, qui tout en sachant qu’ils ne peuvent rien savoir savent quelque chose, devient moins nette. En fait, en opposant à l’asinité abstraite (positive) l’asinité concrète, Bruno pose avant tout l’existence d’un point zéro – puisque toute connaissance part de l’ignorance et ne serait possible sans celle-ci, la connaissance venant après la curiosité, qui ne saurait exister sans le manque de savoir – qui leur est commun. Comme toute ignorance est asinité, il est intéressant de voir que lorsqu’il parle in abstracto de l’ignorance inférieure et de la fertile ignorance qui mène au savoir et qui est propres aux ânes supérieurs, Bruno laisse délibérément confuse la limite qui sépare le non-savoir véritable de l’ignorance supérieure qu’il exalte. Il lui arrive ainsi de trouver supérieurement ignorants ceux qui sont guidés par une lumière divine, mais ceux-ci peuvent être très bien rapprochés des « pauvres en esprit » ridiculisés ailleurs. De plus, la définition du non-savoir de la « glorieuse asinité », n’est pas du tout loin du non-savoir sceptique. D’ailleurs Sebasto, finissant le raisonnement sur les doctrines sceptiques, arrive à une conclusion visiblement ironique dans le contexte, mais qui apparaît dans des termes pareils dans les passages où Bruno vise sérieusement l’éloge de l’asinité : « de sorte que les ânes sont les animaux les plus divins et que l’asinité sa sœur est la compagne et la secrétaire de la vérité131 ».
Aussi peut-on considérer que le retour de la « bête triomphante en vie » que salue Bruno dans la Cabale… n’est pas antithétique par rapport à l’Expulsion…. Et on peut accepter que l’âne puisse être assimilé aussi bien à la stupidité qu’aux concepts philosophiques les plus élevés, pris justement dans le sens que leur assigne Bruno. Car il n’est pas seulement réceptacle des contraires, mais aussi âme du monde ou terme de l’En-sof cabalistique où il signifie la sagesse. L’asinité peut être également regardée du point de vue de l’individu humain ou du point de vue du rapport entre le monde terrestre et l’empire de la supériorité divine. Pour l’homme, elle est ainsi un facteur indispensable à la plénitude de l’être, le médiateur entre le haut et le bas, le symbole de la divinité et en même temps son miroir inversé. Du point de vue de l’accès humain à la connaissance, l’asinité en est la clé, puisque, résidant aux mêmes endroits du cerveau du sujet connaissant, les capacités cognitives ne peuvent pas se passer de l’ignorance. C’est donc « selon l’ordre de la nature » que la vérité, l’ignorance et l’asinité sont voisines, car l’une n’est pas distincte des autres et ne peut pas exister dans l’absolu. Partant, l’asinité est justement cette précieuse « ombre » qui prolonge les vérités cachées, la seule que l’on puisse interroger au niveau du monde sensible, cette « trace » qui, tout en n’étant qu’un reflet de l’inaccessible, contient en puissance toutes les révélations convoitées.
Autrement dit, le concept de non-contradiction d’Aristote est vain, puisque c’est justement l’affirmation simultanée des propositions contraires qui fonde l’unité de l’être et du savoir. C’est une folie de croire tout savoir tandis que ce qu’on sait n’est rien, c’est une folie de douter de tout ce qu’on essaie de savoir, mais c’est une folie souhaitable que de se remettre à l’ignorance supérieure qui se tient toujours accrochée au fil ténu qui sépare l’excès de l’absence.
Polysémique et polyphonique à la fois, le discours brunien conduit le lecteur dans un labyrinthe qui entretient subrepticement des affinités avec la modernité. Et ce n’est pas pour le perdre, mais pour lui montrer le vrai chemin, où il va retrouver et le monde et lui-même. Mais l’harmonie du monde étant indissociable des variations infinies des éléments qui concourent à sa formation, elle communique à l’esprit assoiffé de connaissance seulement des parcelles de splendeur, dans l’infinie dialectique de la lumière et de l’ombre. C’est pourquoi, dans la vision de Bruno, toute ascension vers la vérité est un vol sans fin, toute œuvre menée à bout un commencement et toute image du monde une esquisse à l’intérieur de laquelle l’individu trouve immanquablement sa place. Car les œuvres inachevées trouvent leur complétude dans le rejet des limites et préparent sans cesse un spectacle qui se dérobe à toute conclusion définitive. C’est la grande leçon tirée par Bruno de « l’observation de la nature », la même qu’il assume en projetant l’éblouissante architecture de ses écrits, la même qu’il transmet insensiblement à celui qui, voulant apaiser son désir de connaître à la fontaine de sa philosophie, découvrent immanquablement que son travail est sans fin. Et les contraires se concilient fatalement au sein des épilogues sans conclusions : « considérez que tout a été dit (même par ceux qui sont en droit de le dire) sans qu’on puisse en conclure quoi que ce soit de définitif, que tout ne fait, pour ainsi dire, que soulever des difficultés, préparer le terrain et entrer en scène, et que tout attend d’être examiné, discuté et comparé, quand on aura orchestré la musique, représenté l’image, tissé la toile et dressé le toit.132 »
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110 Pour F. Yates et I. P. Culianu, par exemple, la pens�e de Bruno est enti�rement tourn�e vers le pass� et la fascination qu'elle peut exercer aujourd'hui, m�me estimable, puisqu'elle est r�elle dans le cas des deux auteurs, ne peut avoir que le parfum surann� des pi�ces de mus�e. 111 On peut citer � ce sujet de nombreux passages de son œuvre italienne o� Bruno exprime nettement son enthousiasme pour les id�es de Copernic - il s'agit surtout du Souper des Cendres et L'infini, l'univers et les mondes. Dans le Souper... la consid�ration pour Copernic se manifeste aussi de mani�re indirecte, dans l'ample passage savamment ironique consacr� au pr�facier du De revolutionibus. Celui-ci, un anonyme, avait �crit une introduction qui diminuait ou m�me annulait les m�rites du livre, de peur que l'auteur n'effraie le monde avec ses th�ories. Pour exprimer son indignation contre cette " Ep�tre liminaire accol�e au livre par je ne sais quel �ne ignorant et pr�somptueux ", Bruno cite copieusement les passages les plus stupides de cette pr�face, en les agr�mentant d'un commentaire savoureux et plein de raffinement stylistique. Il accuse de mani�re implicite ce pr�facier de ne faire qu'offenser et le lecteur potentiel (qui, s'il est sage comme le pr�facier le suppose, sera rendu fou juste par cette pr�face) et l'auteur, dont l'œuvre est r�duite au mieux au statut de simple �lucubration intellectuelle. 112 Pour les sources herm�tiques de la philosophie de Giordano Bruno voir l'excellent livre de Francis Yates, Giordano Bruno et la tradition herm�tique, Paris, Editions Dervy, 1996. 113 Il est significatif, � ce propos, que Bruno construit l'analogie � commencer apparemment par les �l�ments consid�r�s les plus " connus ", ceux qui entretiennent la vie terrestre et parfois les individus m�mes. Mais les p�les de la comparaison sont souvent invers�s, en fonction de l'objet de la recherche philosophique. Le discours cosmologique met ainsi en place le parall�le astres - individus - accessoires concrets de l'existence : " N�anmoins, l'univers �tant infini et tous ses corps transmutables, tous ceux-ci sont donc constamment dispers�s et constamment r�assembl�s. Ils projettent vers l'ext�rieur leur substance ; et re�oivent en eux-m�mes cette substance voyageuse. Je n'estime pas qu'il soit absurde ou inad�quat, mais au contraire tout � fait adapt� et naturel qu'un sujet soit soumis � de transmutations infinies. Ainsi, des particules de la terre pourront errer � travers la r�gion �th�r�e, tant�t vers ce corps-ci, tant�t vers cet autre, comme nous voyons les m�mes particules changer de lieu, de dispositions, de forme, m�mes lorsqu'elles sont encore proches de nous. Nous en d�duisons donc que si cette terre est �ternelle, ce n'est pas du fait de la stabilit� de chacune de ses parties, mais gr�ce aux vicissitudes de nombreuses parties, certaines d'entre elles en �tant expuls�es et d'autres prenant leur place. Ainsi l'�me et l'intelligence persistent, tandis que le corps ne cesse de changer et de se renouveler parties par partie. On peut �galement observer ceci chez les animaux qui ne peuvent survivre que par l'absorption de nourriture et l'�vacuation d'excr�ments " (L'infini, l'univers et les mondes Paris, Berg International, 1987, page 87). En revanche, quand il est centr� sur l'�tre humain, le discours parcourt le chemin inverse : " Il est n�cessaire que celui qui doit former un lien poss�de en quelque sorte une compr�hension d'ensemble de l'univers, s'il veut �tre capable de lier un homme - lequel est comme l'�pilogue de toute la cr�ation. " (Des liens, �ditions Allia, Paris 2001, page 8) 114 V. surtout L'infini, l'univers et les mondes, �d. cit. p. 43, 64-67 et Le Banquet des Cendres, �ditions de l'�clat, N�mes 2002, p. 97-98. 115 Pour la discussion sur les plusieurs cat�gories d'infini dans la conception de Bruno, voir L'infini, l'univers et les mondes, �d. cit., p. 67-69. 116 L'attribution � la terre d'une �me sensible et rationnelle a �t� incrimin�e par l'Inquisition � c�t� la d�finition du Saint Esprit comme �me du monde, jamais exprim�e de mani�re nette dans l'œuvre brunienne. Et pourtant ce sont des conceptions qui l'am�nent � poser des id�es profond�ment religieuses, qu'on retrouve parfois chez des auteurs chr�tiens que le dogme ne met pas en doute. Telle l'id�e d'un Dieu qui se cache dans la substance intime de chaque individu, qu'on peut retrouver chez Saint Augustin : " Nous voil� lib�r�s des huit mobiles et moteurs imaginaires, comme du neuvi�me et du dixi�me, qui entravaient notre raison. Nous le savons : il n'y a qu'un ciel, une immense r�gion �th�r�e o� les magnifiques foyers lumineux conservent les distances qui les s�parent au profit de la vie perp�tuelle et de sa r�partition. Ces corps enflamm�s sont les ambassadeurs de l'excellence de Dieu, les h�rauts de sa gloire et de sa majest�. Ainsi somme-nous conduits � d�couvrir l'effet infinie de la cause infinie, la trace vivante et v�ritable de la vigueur infinie ; et � professer que ce n'est pas hors de nous qu'il faut chercher la divinit�, puisqu'elle est � nos c�t�s, ou plut�t en notre for int�rieur, plus intimement en nous que nous somme en nous-m�mes ; pareillement, les occupants des autres mondes ne doivent pas la chercher chez nous, puisqu'il l'ont chez eux et en eux-m�mes (la lune n'�tant pas plus pour nous un ciel que nous ne sommes un ciel pour la lune). " - Le Banquet des Cendres, �d. cit., p. 26. Il est vrai par ailleurs que par le m�me type de raisonnement Bruno arrive � glorifier implicitement la vie ici-bas, car, si Dieu est partout, dans tout ce qui existe, le bonheur est ici, tout pr�s, il n'y a pas besoin d'au-del� pour �tre heureux. 117 V. �uvres compl�tes, III, De la cause, du principe et de l'un, Les Belles Lettres, Paris 1996, p. 102. 118 Le livre sp�cialement consacr� � ce sujet est De la cause, du principe et de l'un, mais la th�se appara�t constamment dans tout le corpus italien. 119 Cf. De la cause, du principe et de l'un, �d. cit., p. 110-112. 120 Ibidem, p. 120-122. 121 Ibidem, p. 236. 122L'infini, l'univers et les mondes, �d. cit., p. 123. 123 Ibidem. 124 De la cause, du principe et de l'un, �d. cit., p. 92. 125 L'Expulsion de la b�te triomphante, �ditions Michel de Maule, 1992, p. 30-31. 126 L'expulsion de la b�te triomphante, �d. cit., p. 32. 127Cabale du cheval p�gas�en, Les Belles Lettres, Paris, 1994, p. 52. 128 L'expulsion de la b�te triomphante, �d. cit., p. 76. 129 La Cabale du cheval p�gas�en est le seul ouvrage que Bruno a d�savou� devant l'Inquisition et la raison en est probablement que dans cet opuscule son attitude anti-christique se manifeste avec le moins d'�gards. Tous ses ouvrages ironisent plus ou moins certains aspects li�s � la doctrine chr�tienne, mais avec moins de franchise et de duret� - m�me si, comme on l'a vu, parfois m�me l'ironie est duplicitaire. Les passages se r�f�rant aux �nes qui parlent dans la Sainte Ecriture sont interpr�tables, mais il n'y a pas de doute qu'il se moque de l'adoration des reliques (la queue de " l'�ne qui a port� le Christ ") et de l'octroi de l'Empire des Cieux � ceux qui sont pauvres en esprit. 130 �uvres compl�tes, VI, La Cabale du cheval p�gas�en, Les Belles Lettres, Paris 1994, p. 124-132. 131 Ibidem, p. 134. 132 L'expulsion de la b�te triomphante, �d. cit., p. 9.