Y A-T-IL UN PRINCIPE D’INDIVIDUATION DES CORPS PHYSIQUES CHEZ DESCARTES ?

Vlad ALEXANDRESCU

Cet article propose une analyse de la notion de corps physique dans la philosophie de René Descartes, à partir d’un examen parallèle de la métaphysique et de la physique cartésiennes. Le présupposé sur lequel je me fonde, c’est que Descartes a soigneusement articulé l’explication du monde physique et la philosophie première qu’il avait proposée, si bien que les raisons de l’incomplétude des déterminations des corps physiques que les historiens des sciences ont trouvées dans leurs recherches portant sur la physique cartésienne sont à mettre sur le compte du spécifique même de la métaphysique du philosophe français. Cette décision préliminaire fournit l’avantage de permettre la comparaison de différentes philosophies, sans pour autant les englober à l’intérieur d’un système évolutif et sans faire recours à la substitution de certains éléments par d’autres, élaborés à l’intérieur d’espaces conceptuels différents. A titre d’exemple, j’éclairerai la critique que Leibniz objecte à Descartes en ce qui concerne l’impossibilité de déterminer un corps individuel. Il convient, me semble-t-il, d’évaluer cette critique dans le cadre de la philosophie leibnizienne, comme un instrument polémique par le biais duquel Leibniz justifie son principe métaphysique des indiscernables de même que sa notion physique de conatus, mais elle ne saurait être utilisée, de par le présupposé adopté, afin d’évaluer les performances de la physique cartésienne205. Ma décision ne présuppose pas l’étanchéité des paradigmes ; je crois au contraire à la circulation des notions et je tenterai de montrer les éléments dont était composé le paysage philosophique de l’individuation à l’époque où Descartes élaborait sa philosophie. Je tâcherai d’intégrer chacun des éléments dans l’horizon de la philosophie où il fut opérationnel, essayant ainsi de rendre possible également la comparaison fonctionnelle des notions analysées.

1. LA NOTION DE CORPS DE LA PERSPECTIVE DE LA MÉTAPHYSIQUE ET DE LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE

Descartes propose dans Meditationes de prima philosophia un parcours philosophique au sujet de l’ordre et de la rigueur desquels il a lui-même très souvent insisté. Ce faisant, il rend problématique d’une façon décisive pour la philosophie moderne le parallélisme de souche aristotélicienne de la métaphysique et de la théorie de la connaissance. L’ordre cartésien consiste en partie à examiner chaque élément nouvellement rencontré premièrement dans la mesure où il peut être connu et ensuite pour ce qu’il est. Certes, connaître une chose se spécifie, à l’instar de la métaphysique scolastique tardive, dans la problématique de l’existence et de l’essence. A l’encontre des métaphysiques antérieures, on peut cependant affirmer que les Méditations sont tout d’abord une interrogation sur la voie d’accès du sujet connaissant à l’existence et à l’essence des étants et après, seulement, sur ce que ces derniers sont véritablement, dans l’ordre de l’être. Le but de cette section est de montrer que, chez Descartes, la priorité de la connaissance sur l’ordre de l’être impose des conditions sur le statut des éléments dont le monde est composé, et notamment des solutions spécifiques quant à la notion de corps physique.

Dans le parcours des Méditations, Descartes thématise les corps physiques dès la Méditation seconde, c’est-à-dire immédiatement après l’argument du Cogito, au moyen duquel il pose la certitude de mon existence comme sujet connaissant, mais avant les preuves de l’existence de Dieu de la Méditation troisième. Descartes se livre par conséquent à cette première approche des objets corporels bien avant qu’il soit certain qu’il existe des corps206.

« Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n’entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d’ordinaire plus confuses, mais de quelqu’un en particulier. Prenons par exemple ce morceau de cire…»207.

Cette « considération » vise-t-elle cependant à découvrir l’essence du corps physique ? Non, ou plutôt pas encore, puisque l’étendue en tant qu’attribut essentiel de la substance corporelle ne sera introduite que par la Méditation cinquième. L’analyse du morceau de cire, qui, passant à travers des états successifs de réchauffement, change toutes ses qualités (la dureté, la saveur, l’odeur, la couleur, la figure, le sonorité), n’a pas pour l’instant comme but de découvrir l’attribut de l’étendue :

« Qu’est-ce maintenant que cette extension ? N’est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? »208.

L’étendue elle-même s’avère variable, car, sous l’effet du réchauffement, elle grandit, ce qui semble montrer que rien ne la distingue, pour le moment, des autres qualités du corps209. Dans cette présentation du corps physique, il y a le premier argument pour la première thèse que j’avance dans cet article, à savoir que l’examen des attributs des corps physiques par le truchement des facultés de connaissance dont nous disposons ne nous en apporte pas une connaissance univoque, tant que nous ne distinguons pas parmi nos facultés entre les sens, l’imagination et l’entendement et que nous n’en choisissons que la connaissance du monde que ce dernier nous fournit.

L’étendue accessible à travers les sens ne peut par conséquent être considérée comme l’attribut essentiel de la matière, car la raréfaction de cette dernière, dans les conditions précises du réchauffement, semble indiquer qu’il n’y a aucune différence entre l’étendue et d’autres qualités du corps, telles la figure, la situation par rapport à d’autres corps, le mouvement, la durée, etc.

Pour déterminer de façon univoque les corps physiques, il est nécessaire d’avoir déjà distingué les trois facultés de la pensée, afin de pouvoir définir l’étendue comme une notion abstraite accessible au seul entendement (intellectus), différente des images fournies par les sens ou bien les représentations de l’imagination.

C’est ainsi qu’on peut rendre raison, je crois, du fait que le changement des dimensions du morceau de cire est évoqué au cours de la Méditation seconde, c’est-à-dire à l’étape où, en tant que sujet connaissant, je m’occupe de déterminer la nature précise de ma pensée, résumée au début de la Méditation troisième : « Je suis une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. »210. Certes, Descartes discrimine les trois facultés dans la Méditation seconde, afin de spécifier la nature de ma pensée (après en avoir montré l’existence), dans le sens précis où l’entendement, dépassant l’imagination et les sens, fonde la pensée211, mais l’argument de la connaissance univoque des choses extérieures au moyen du seul entendement conserve sa validité durant toute cette étape du parcours, pour être derechef repris dans la Méditation cinquième. Le voici, clairement exprimé, à la fin de cette Méditation seconde : « …c’est une chose qui m’est à présent connue, qu’à proprement parler nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous, et non point par l’imagination ni par les sens, et que nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée… » 212.

Pour résumer les conclusions du parcours cartésien de la Méditation seconde, je dirai donc que ni les sens ni l’imagination ne permettent au sujet connaissant de trouver l’invariant sous la diversité des formes qu’un même corps est susceptible de prendre. L’étendue, en tant qu’elle s’offre à la perception, s’avère elle-même variable, aussi bien que seule sa saisie par l’entendement (« a solo intellectu », « que par la faculté d’entendre ») peut l’élever au rang d’attribut unique de la substance corporelle. Aussi l’analyse du morceau de cire entreprise à cette étape a-t-elle le rôle d’établir le primat de l’entendement sur les autres facultés de la pensée (sens, imagination) et de conclure sur le principe de l’inspection de l’esprit afin de saisir les choses extérieures213.

Ainsi que Martial Gueroult l’a montré, le sujet connaît dans son itinéraire l’existence des corps après leur essence (qui est l’étendue), qui elle-même est connue après la distinction des deux substances, qui suppose enfin avoir distingué entre moi-même en tant qu’esprit et mon corps214. Tout ce qui précède montre que la Méditation seconde a pour but d’instituer une rupture radicale entre le moi pensant et le monde extérieur. Cela signifie également, entre autres, que, afin d’arriver à connaître la nature du corps, je dois m’en séparer, reconnaissant l’hétérogénéité totale des substances. Je pourrai connaître ce que c’est que le corps, pour autant que je renoncerai au sentiment de la familiarité avec celui-ci. Ce qui pourtant est tout aussi remarquable, c’est que, en même temps que cette rupture radicale, la Méditation seconde institue également un principe de continuité entre les substances, pour autant que la substance pensante est capable, par la connaissance, de s’approprier la substance étendue. Mais cette connaissance, sur quoi se fonde-t-elle ? Certes non sur les qualités diverses des corps, qui s’adressent aux sens, mais sur leur étendue, en tant que celle-ci est conçue par l’entendement et peut être exprimée par des expressions mathématiques, dont le corrélat, ce sont, pour la géométrie analytique de Descartes, des nombres. Ce principe de continuité qu’est la connaissance certaine d’une des deux substances par l’autre deviendra dans la Méditation sixième la seule garantie que Dieu fournisse au sujet connaissant touchant l’existence des corps dans la réalité de la substance étendue : « Et partant il faut confesser qu’il y a des choses corporelles qui existent. Toutefois elles ne sont peut-être pas entièrement telles que nous les apercevons par les sens, car cette perception des sens est fort obscure et confuse en plusieurs choses ; mais au moins faut-il avouer que toutes les choses que j’y conçois clairement et distinctement, c’est-à-dire toutes les choses, généralement parlant, qui sont comprises dans l’objet de la géométrie spéculative (des mathématiques pures, dit le texte latin : in purae Matheseos objecto), s’y retrouvent véritablement. »215

Ma seconde thèse, qui découle de la première, consiste à dire que Descartes pousse aussi loin l’analyse des modes de connaître de la substance étendue afin de déboucher sur un fondement purement intellectuel de la nature du corps physique, qui est également garanti par un principe d’intelligibilité de la substance étendue par la substance pensante. Ce fondement une fois trouvé (c’est l’étendue envisagée comme une fonction numérique de l’espace en trois dimensions), il deviendra l’unique attribut essentiel de la substance corporelle216, qui est la façon proprement cartésienne d’indiquer la solution du problème de la communication des deux substances. La substance pensante peut comprendre la substance étendue, pour autant qu’elle peut la réduire à sa nature simple217.

2. LA QUESTION DE L’INDIVIDUATION DANS L’HORIZON CARTÉSIEN

On a coutume de formuler la question de l’individuation en se demandant ce qui fait qu’une chose soit une. Mais, afin de désambiguïser cette formulation, il convient de distinguer la question de l’individuation de la question de l’identité. En effet, on pourrait résumer cette dernière par l’interrogation : qu’est-ce qui fait qu’une chose demeure elle-même ? Même si en métaphysique ces deux questions sont totalement différentes (la question de l’unité de l’individuel et celle de sa permanence dans le temps), il arrive qu’elles soient apparentées en physique, c’est-à-dire dans la science qui traite des corps matériels et de leur mouvement dans l’espace.

Le problème de l’individuation connaît une formulation classique dans les études cartésiennes. On n’a pas manqué, en effet, de reprocher à Descartes que l’abandon dans sa métaphysique du principe de la forme, qui, dans la philosophie scolastique, assurait l’individuation des corps jusqu’à la catégorie de l’espèce, infima specie, avait pour conséquence de conduire à un monde homogène, continu, où toute distinction était abolie. Identifiant, d’une part, matière et espace et bannissant le vide de la structure de l’univers, Descartes doit expliquer les grandes catégories de la physique, telle que le corps et le mouvement, d’une façon qui permette d’en rendre compte à l’intérieur de son système. Or, comme les qualités perceptibles sont considérées par Descartes comme étant fournies par les sens, sur la base desquels on ne saurait fonder une science certaine, il reste que la seule catégorie sur laquelle on puisse fonder la physique est celle d’étendue, et plus particulièrement la notion de superficie. La superficie, en tant que « extrémité qui est entre le corps qui environne et celui qui est environné » (Principes, II, 15), suffira pour individuer le corps. La même superficie permettra, partiellement, ainsi que je le montrerai plus loin, de définir le mouvement.

Quelles sont les conséquences de cette analyse pour ce qui est de la conception du corps chez Descartes ? J’ai montré que la physique cartésienne repose sur une métaphysique, dont le propre est qu’elle est en même temps une épistémologie. Pour des raisons qui tiennent à la fois du rejet des courants néo-sceptiques et d’un projet d’unification des sciences sur le modèle des mathématiques, la métaphysique de Descartes n’accepte comme objet de la science certaine que les notions qui lui sont fournies par l’entendement pur. Ceci amène Descartes à construire le monde sous la seule catégorie intelligible de l’étendue, dont le corrélat physique est la superficie. Contrairement aux interprétations qui affirment que Descartes ne dispose pas d’un principe d’individuation et, par conséquent, ne peut pas délimiter des parties à l’intérieur du Tout qu’est l’univers, je tente de montrer que la seule notion de superficie permet à la fois de poser les limites des corps et de définir le mouvement comme objet propre de la physique. Les corps deviennent ainsi des parties, dont seule une description algébrique peut en rendre parfaitement compte, à l’intérieur d’un univers dont l’extension est indéfinie, puisqu’on ne saurait imaginer un terme à l’étendue de la matière. Le regard de l’homme est d’une certaine façon neutre pour cet univers. Comme la physique devrait pouvoir se construire à partir de catégories dont l’imagination et les sens sont exclus, on peut affirmer la conséquence de la pensée de Descartes, à partir de la position du Cogito, à travers les preuves de l’existence de Dieu et la saisie intellectuelle de la substance étendue, jusqu’à la composition du modèle qui permet de penser le monde.

3. L’INDIVIDUATION PAR LE MOUVEMENT

La plupart des commentateurs de Descartes mettent en évidence une difficulté en ce qui concerne la définition du corps et du mouvement. Le passage-clef des Principia philosophiae semble définir les deux notions l’une par rapport à l’autre : « …le mouvement selon la vérité est le transport d’une partie de la matière, ou d’un corps, du voisinage de ceux qui le touchent immédiatement, et que nous considérons comme en repos, dans le voisinage de quelques autres. Par un corps, ou bien par une partie de la matière, j’entends tout ce qui est transporté ensemble, quoiqu’il soit peut-être composé de plusieurs parties qui emploient cependant leur agitation à faire d’autres mouvements » (Principes, II, 25). Par conséquent, d’une part, le corps est la partie de matière transportée ensemble, d’autre part le mouvement est le transport d’une partie de matière, ou d’un corps, du voisinage de certains corps dans le voisinage d’autres corps. Comme ces définitions sont les seules que Descartes donne du corps et du mouvement, le problème se pose de déterminer si le système ainsi créé est consistant.

Daniel Garber résume l’une des difficultés, en reprenant l’argument d’un continuateur critique de Descartes, Géraud de Cordemoy, formulé dans l’ouvrage de celui-ci Discernement du corps et de l’âme en six discours pour servir à l’éclaircissement de la physique, paru en 1666.218 Puisque les corps sont individués par le mouvement, là où le mouvement manque, il n’y aurait plus de corps individuels distincts.

C’est toujours Daniel Garber qui signale une seconde difficulté, qu’il considère comme bien plus importante que la première, soulevée dans un opuscule de Leibniz, De ipsa natura, imprimé en 1698, où celui-ci, s’adressant à un philosophe allemand, Johann Christoph Sturm, l’auteur d’une Physique parue en 1697, où ce dernier, tout en proposant une médiation entre la philosophie mécanique et la physique d’Aristote, empruntait des éléments de la Physique de Descartes, sans la nommer. Dans le De ipsa natura, Leibniz contredit donc le point de vue cartésien défendu par Sturm, qu’il prétend résumer en disant que le mouvement est l’existence successive du mobile dans des endroits différents. L’argument de Leibniz est le suivant : le corps est davantage que ce qui, au moment présent de son mouvement occupe une place égale à lui-même ; il comprend en plus un effort (conatus) ou une impulsion pour changer de place, de façon à ce que son état suivant soit la conséquence de son état précédent, par lui-même et par la force de la nature. S’il n’en était pas ainsi, dit Leibniz, entre un corps en mouvement et un corps en repos au moment présent il n’y aurait aucune différence et, par voie de conséquence, on ne saurait distinguer entre les corps, car à l’intérieur du plein d’une masse uniforme par elle-même on ne peut percevoir nulle autre différence que celle que le mouvement y introduit219.

Leibniz poursuit son raisonnement, disant que, une fois les forces actives, les impulsions et les autres qualités et modifications exclues, à l’exception de l’existence du corps successivement dans un endroit ou un autre et si l’état d’un moment ne diffère de l’état d’un autre moment que par la transposition des parties de matière égale et semblables, il en résulte que, par cette substitution perpétuelle de choses indiscernables, il sera impossible de distinguer entre les états à différents moments dans le monde des corps. Puis, Leibniz examine la possibilité d’individuer les corps par la figure (figura) : dans une masse parfaitement semblable, indistincte et pleine, il n’y a aucune figure, aucune limite ou distinction (discriminatio) entre les différentes parties qui ne viennent pas du mouvement même (ab ipso motu). Si, par conséquent, le mouvement ne connaît nulle marque de la distinction (nulla nota distinguendi), il n’en fournira aucune à la figure ; tout se passerait comme si les corps ne seraient pas l’objet d’aucun changement et d’aucune distinction (discriminatio) et nous ne pourrions jamais rendre compte des apparences diverses que nous y percevons. Leibniz conclut, en énonçant le principe des indiscernables : nulle part au monde il n’y a une similitude parfaite. Cette non-ressemblance ou diversité des qualités provient, selon lui, de grades et de direction différents des efforts (diversis gradibus directionibusque nisuum), ou bien de modifications des monades constitutives.

4. QU’EST-CE QUE LE MOUVEMENT SELON DESCARTES ?

Dans la seconde partie des Principes de la philosophie, Descartes distingue une définition du mouvement selon la vérité et une autre selon l’usage commun. Comme cependant les textes cartésiens au sujet du mouvement ne sont pas très nombreux, une question qui préoccupe les commentateurs est de se demander pourquoi Descartes a rejeté la seconde définition au bénéfice de la première. Une remarque qui s’impose naturellement, c’est que, ce faisant, il a refusé les difficultés découlant d’une définition positive pour, semble-t-il, préférer les avantages d’une définition négative.

Le mouvement selon l’usage commun est l’« action par laquelle un corps passe d’un lieu en un autre » (II, 24)220. L’exemple de Descartes est celui du marin qui, se trouvant sur un navire poussé par le vent, a l’impression de se mouvoir s’il regarde le rivage d’où il est parti et qu’il considère comme immobile et, respectivement, de ne pas se mouvoir, s’il ne regarde que le pont du navire sur lequel il se trouve et par rapport auquel il ne change pas de position. L’argument sert à la conclusion selon laquelle : « tout ainsi… qu’une même chose en même temps change de lieu et n’en change point ; de même nous pouvons dire qu’en même temps elle se meut et ne se meut point » (Principes, II, 24). Le parallélisme délibéré avec l’endroit des Principes, II, 13, où Descartes affirme qu’il n’y a aucune différence réelle entre le lieu ou l’espace et le corps qui se trouve dans le lieu respectif et où il donne pour exemple le même cas de l’individu se trouvant sur un navire suggère l’idée que le mouvement a par rapport au corps le même caractère trompeur que le lieu a par rapport au corps. Tant le lieu que le mouvement peuvent donner l’illusion qu’ils sont réellement rattachés au corps. La question qui, de ce fait, se pose déjà, c’est de savir si l’un et l’autre ne sont attribués au corps que par la pensée.

Après avoir donné la définition « ex rei veritate » reproduite ci-dessus, Descartes ajoute (à l’art. 28) qu’il préfère la formulation « du voisinage de ceux [corps] qu’il [le corps] touche dans le voisinage de quelques autres » à celle « d’un lieu en un autre, parce que la notion de lieu parce que le lieu peut être pris en plusieurs façons, qui dépendent de notre pensée… Mais quand nous prenons le mouvement pour le transport d’un corps qui quitte le voisinage de ceux qu’il touche, il est certain que nous ne saurions attribuer à un même mobile plus d’un mouvement, à cause qu’il n’y a qu’une certaine quantité de corps qui le puissent toucher en même temps ». Cette précision montre que la définition ex rei veritate du mouvement semble avoir été choisie, entre autres, pour sa capacité de sélectionner pour chaque corps un seul mouvement, un seul et non plusieurs, comme la définition selon l’usage commun pourrait l’autoriser.

Descartes n’envisage cependant nulle part dans ses textes le cas où, si deux corps étaient en repos l’un par rapport à l’autre, on ne pourrait les distinguer l’un de l’autre, problème qui, on l’a vu, préoccupera plus tard Cordemoy. Néanmoins, même si Descartes avait choisi la définition selon l’usage commun et, partant, chaque corps avait pu être caractérisé par plusieurs mouvements en même temps, la question de distinguer deux corps en repos relatif serait restée identique. Il en résulte que ce n’est pas là la raison d’avoir préféré la définition par le voisinage. Toutefois, il convient de signaler le passage d’une lettre à Clerselier du 17 février 1645, où Descartes écrit : « par un corps qui est sans mouvement, j’entends un corps qui n’est point en action pour séparer sa superficie de celles des autres corps qui l’environnent, et, par conséquent, qui fait partie d’un autre corps dur qui est plus grand »221. Cette lettre confirme clairement, à une époque où Descartes devait déjà faire face aux objections soulevés par les Principia, qu’il entendait, d’une part, maintenir la définition du mouvement d’un corps par l’abandon de son voisinage et, d’autre part, qu’il ne trouvait pas problématique qu’un corps « fasse partie » d’un autre corps plus grand, en l’absence du mouvement.

Qu’est-ce donc finalement que le mouvement ? A l’art. 27, Descartes affirme que, pour autant que nous considérons le mouvement même et non l’action qui le cause222, le mouvement et le repos sont deux façons dans le corps (modi), de sorte qu’un corps « est autrement disposé, lorsqu’il est transporté, que lorsqu’il ne l’est pas »223.

Cette précision nous fait comprendre que, selon que le corps est en mouvement ou en repos, il se comporte différemment, ce qui indique le fait que le mouvement ou le repos affectent le corps ou, en d’autres termes, qu’ils sont des propriétés de celui-ci, comme le note Descartes lui-même à l’art. 25, opposant l’un à l’autre les termes de propriété et de substance (« ac esse duntaxat ejus modum, non rem aliquam subsistentem »224). Autrement dit, l’état de repos ou de mouvement d’un corps n’est pas une question de simple relativité par rapport à un point déterminé d’observation, mais semble caractériser le corps en soi. Le fait qu’un corps se meuve beaucoup, peu ou pas du tout par rapport à son voisinage semble pour Descartes une variable susceptible de rendre compte de son état d’agrégation. Ainsi, dans Principes, II, 54, il note : « un corps est liquide lorsqu’il est divisé en plusieurs petites parties qui se meuvent séparément les unes des autres en plusieurs façons différentes, et qu’il est dur lorsque toutes ses parties s’entre-touchent, sans être en action pour s’éloigner l’une de l’autre. » Et à l’article suivant : « je ne crois pas qu’on puisse imaginer aucun ciment plus propre à joindre ensemble les parties des corps durs, que leur propre repos. » Dans aucun de ces contextes le repos n’est envisagé à proprement parler comme une entrave à l’individuation, mais seulement comme une propriété caractérisant le corps de façon significative.

La question qui se présente actuellement est de trancher quant à la question de savoir si le mouvement caractérise fondamentalement le corps, au point d’en faire quelque chose de spécifique, ou bien s’il ne lui est ajouté qu’à partir d’un certain palier de la connaissance.

Dans un texte moins connu, quoique reproduit par l’édition d’Adam et Tannery – il s’agit de quelques annotations manuscrites de Descartes en marge de son propre exemplaire des Principia philosophiae, aujourd’hui perdues, mais conservées dans une copie prise par Leibniz, que Foucher de Careil a pour la première fois publiée en 1859, Descartes explique à la fois la relativité et la réalité de son concept de mouvement.

« Nihil est absolutum in motu praeter separationem duorum corporum motorum ab invicem ; quod autem unum ex istis corporibus dicatur moveri, aliud quiescere, hoc est relativum ; pendetque a nostro conceptu, ut etiam quod ille motus vocatur localis : sic cum ambulo supra terram quidquid est absolutum, sive reale et positivum, in isto motu consistit in separatione superficiei pedum meorum a superficie terrae : quod non minus est in terra quam in me, atque hoc sensu dixi nihil esse reale et positivum in motu quod non sit in quiete ; cum autem dixi motum et quietem esse contraria, id intellexi respectu ejusdem corporis, nempe quod contrario modo se habeat, cum ejus superficies ab alio corpore separetur quam si non separetur. »225 Nulle part, peut-être, Descartes ne s’exprime plus clairement que dans ces notations personnelles. Le mouvement et le repos ont un caractère relatif, dans la mesure où préciser lequel des deux corps qui se séparent demeure immobile et lequel se meut est indécidable. Lorsque je marche, est-ce moi ou bien la Terre qui se meut l’un par rapport à l’autre ? Mais le mouvement a aussi un caractère absolu, réel et positif, dans la mesure où il consiste avec certitude dans la séparation de deux surfaces, ce qui est valable à la fois pour le corps qui demeure en repos et pour celui qui se meut.

On voit que le problème de ce texte est de décider si le mouvement d’un corps peut être identifié relativement ou absolument, ce que l’on peut paraphraser à la lumière des hypothèses de cet article, par la question de savoir si, afin de déterminer le mouvement d’un corps, il suffit de se servir de son seul entendement pur, ou bien s’il faut y faire contribuer aussi les sens et l’imagination. Le critère de la séparation des surfaces implique clairement, je crois, le recours à toutes les trois facultés, mais de façon diffférente. Pour « concevoir » la séparation des surfaces, le seul entendement pur est requis. En effet, la considération de l’étendue, et par conséquent des surfaces qui la limitent, ne sollicite que l’exercice de l’entendement. En revanche, de dire lequel des deux corps est en mouvement par rapport à l’autre, requiert aussi les sens et l’imagination, et en tant que tel, c’est une décision relative à l’observateur. Pour saisir que tel corps est en mouvement, en plus d’une physique strictement géométrique, et de ce fait métaphysique, puisque science fondée sur le seul entendement pur, il faut qu’un observateur soit présent, et plus particulièrement, il faut qu’il soit placé de façon à percevoir le décollement des surfaces des deux corps, en faisant usage de ses sens et de son imagination.

Néanmoins, si l’on traduit ce qui vient d’être dit dans le langage de la mécanique newtonienne classique, nous avons déjà un critère absolu du mouvement, à savoir le décollement des surfaces de deux corps qui se trouvaient jusque-là collés l’un à l’autre. Le mouvement relatif d’un corps vis-à-vis de l’autre indique aussi le fait qu’au moins l’un des deux se meut de façon absolue. Ce fait est absolu, réel et positif ; il ne dépend pas de l’observateur, parce qu’il ne suppose pas un système de référence choisi parmi d’autres226. Pour détailler ensuite lequel des corps se meut par rapport auquel, cela devient une question que la physique fondée sur le seul entendement pur n’est pas capable de trancher et exige le concours des autres facultés, moins certaines, de la pensée.

Au moyen de cette double définition du mouvement, selon l’usage commun et selon la vérité de la chose, je pense que Descartes s’efforce d’enlever à la notion de mouvement toute base sensorielle ou psychologique, et de lui « attribuer une nature qui soit déterminée », ou en d’autres termes une idée claire et distincte concevable par le seul intellect. Le relativisme du point fixe menace cependant à tout moment de rester constitutif de la notion de mouvement et c’est, me semble-t-il, ce qui rend l’observation de celui-ci dépendant des facultés de l’âme autres que l’entendement. Je pense trouver ici un argument suplémentaire pour lequel il n’est pas possible en fin de compte de trouver dans le mouvement le principe d’individuation des corps : en effet la notion de mouvement a, si j’ose dire, un double statut : par un côté elle relève du seul entendement pur et, en tant que telle, elle fonde la physique géométrique et métaphysique de Descartes, construite selon les exigences de certitude de l’entendement pur ; par l’autre, elle relève aussi des sens et de l’imagination et, en tant que telle, elle permet une reconstruction plus riche de l’univers, ou en d’autre termes une physique plus « réaliste », même si le degré de certitude n’en est pas aussi parfait que pour la première.

Il faut certes en comprendre que la détermination du corps qui se meut demeure relative. Si les deux corps qui se trouvent en contact ne se décollent pas l’un de l’autre, nous avons un cas de repos relatif des deux corps. Il est alors nécessaire d’examiner plus loin le voisinage des deux corps avec les surfaces des corps tout autour, afin de décider s’ils sont en mouvement absolu ou bien en repos relatif par rapport à ces derniers. Et ainsi de suite. Le critère pour distinguer le mouvement absolu et le repos relatif trouve ainsi son fondement dans la considération des corps, pour autant qu’ils sont exprimables par leur attribut essentiel, l’étendue, et plus particulièrement dans la situation relative de leur surfaces227.

5. CONSÉQUENCES DE LA DÉFINITION DU MOUVEMENT SUR LA FONDATION DE LA PHYSIQUE

Ainsi que je le faisais remarquer plus haut, la définition du mouvement semble à un moment donné contenir des éléments contradictoires. D’une part, Descartes semble la considérer comme une propriété des corps, dans le sens où un corps se trouvant en mouvement se comporte différemment par rapport à un corps se trouvant en repos (si toutefois l’on veut bien nous accorder cette traduction du latin se habere), d’autre part, en comparant le rapport du corps au mouvement à celui du corps au lieu qu’il occupe, il renvoie le mouvement vers la région d’une illusion. Il s’agit désormais de proposer une interprétation qui rende compte des conclusions tirées jusqu’à présent de la lecture des textes.

La question doit être située en rapport avec les conclusions des premières sections de cet article.

Il y est devenu clair que nous n’avons accès aux choses qu’à travers le mode spécifique par lequel nous connaissons la substance matérielle, à savoir par l’étendue. La notion de mode (modus, façon) est assez flexible pour rendre compte de cette ambiguïté des corps. Le fait que le mouvement est un mode des corps signifie à la fois que le mouvement est une propriété des corps, mais aussi que cette propriété ne devient pertinente pour la physique que dans la mesure où elle produit des effets que la substance pensante peut s’approprier avec une totale certitude228. Ces effets, ainsi qu’il a été indiqué dans la première section de l’article, doivent concerner l’espace géométrique, est sont susceptibles d’être exprimés à travers des équations algébriques.

Il est devenu possible, de cette façon, d’affirmer que la différence qu’il y a à définir le mouvement selon l’usage commun et à le définir selon la vérité est la même que de faire l’expérience de la pensée à travers toutes les facultés de celles-ci et au moyen du seul entendement pur.

C’est dans ce sens, me semble-t-il, qu’il convient de lire les remarques de M. Gueroult, pour lequel « …le calcul saisit, non les forces ou causes qui en elles-mêmes nous échappent, car ce sont les actions créatrices divines, mais les effets de ces forces dans l’étendue »229 et qui aboutissent à des conclusions très nettes : « …l’explication des effets par leurs causes, c’est-à-dire par le dynamique, doit, pour se réaliser légitimement, passer par la porte étroite du mathématique conçu au niveau de la géométrie pure, c’est-à-dire se ramener autant que faire se peut, à l’explication des modes par la substance et par son accident principal, c’est-à-dire par l’étendue et par le mouvement géométriquement défini. L’idéal de la physique, comme géométrie concrète, est ainsi de rejoindre autant que possible la géométrie spéculative, c’est-à-dire la géométrie abstraite. D’où les critiques de Leibniz et sa requête de rendre en fait au métaphysique – la primauté de droit qui lui revient lorsqu’il s’agit d’une explication des phénomènes par leurs causes »230.

Je pense avoir accumulé assez d’arguments pour faire accepter l’idée que Descartes choisit la définition du mouvement d’un corps par rapport aux corps de son voisinage, afin de ne pas faire dépendre le mouvement du choix par l’observateur d’un système de référence ou d’un autre. Cette décision est en harmonie avec le présupposé fondamental de Descartes de choisir un fondement purement intellectuel de la nature du corps physique. La notion de mouvement n’intervient pas dans l’individuation du corps physique, qui se fait par le seul attribut de l’étendue ; la seule notion géométrique de surface, exprimable algébriquement rend compte, à ce titre, du corps.

Cependant le mouvement est nécessaire pour fonder une physique, c’est-à-dire une science susceptible de rendre compte de l’univers réel des corps étendus. En tant que notion se trouvant à la base d’une science certaine, le mouvement devrait pouvoir être décrit sans avoir recours aux sens et à l’imagination, par le seul intellect. J’ai montré que, pour Descartes la seule description des corps qui soit conforme aux exigences de l’entendement pur peut se faire algébriquement, par le calcul des surfaces. Or la définition du mouvement ex rei veritate, offrant l’avantage de ne pas tenir compte du point d’observation de l’observateur, fait intervenir les seules surfaces des corps. J’espère avoir montré que toute la stratégie de Descartes est de fonder la physique, en tant que science certaine, sur la seule catégorie de l’étendue, exprimée dans la figure géométrique, algébriquement déterminable.

6. LA QUESTION DE L’INDIVIDUATION DU CORPS PHYSIQUE

Le corollaire de ce qui précède est que la surface, entendue comme « solum terminum, qui medius est inter ipsum corpus ambiens et id quod ambitur, quique nihil aliud est quam modus » (Principia, II, 15)231 suffit pour individuer le corps, tel que celui-ci est défini dans la physique de Descartes. J’ai montré également que la même surface permet la définition absolue du mouvement.

Il est vrai que, dans les textes cartésiens on peut faire état d’une ambiguïté, qui pourrait suggérer que l’individuation des corps physiques se fait par le mouvement, du moment où, ainsi que Descartes l’écrivait à Clerselier dans la lettre déjà citée du 17 février 1645, « par un corps qui est sans mouvement, j’entends un corps qui n’est point en action pour séparer sa superficie de celle des autres corps qui l’environnent, et, par conséquent qui fait partie d’un autre corps dur qui est plus grand »232. Daniel Garber trouve surprenante cette observation de Descartes, remarquant qu’elle apparaît précisément dans le contexte de l’explication des lois du choc, c’est-à-dire dans une discussion très spécifique de la physique, telle que Descartes essayait de la fonder233. La conséquence que Descartes semblerait ne pas avoir remarquée, c’est qu’un corps à part n’est jamais susceptible d’être considéré comme étant en repos, ce qui revient en d’autres termes à la version négative de la conséquence tirée par G. Cordemoy, à savoir que dans le système cartésien on ne saurait concevoir un corps à part, sans présupposer un mouvement qui l’individue. Alexandre Koyré affirmait lui aussi que « le mouvement, dans la physique cartésienne, est le principe de séparation. « Deux parties qui « s’entre-touchent », ou même qui, simplement, sont en repos l’une par rapport à l’autre, sont de ce fait même liées… »234

Essayons à présent d’éclaircir ces difficultés. Descartes, malgré la déclaration citée, parle très clairement d’un corps qui, à son tour, fait partie d’un autre corps dur, plus grand. Cet autre corps dur est, sans nul doute, une réunion de corps dont les surfaces sont collées les unes aux autres et, pour ce qui est du mouvement, sont solidaires (étant d’ailleurs tous en mouvement, par rapport à d’autres corps). La remarque de Descartes suffit pour montrer que l’état de repos relatif crée une solidarité entre plusieurs corps, qui, du point de vue dynamique, peuvent être traités comme un seul corps. Cette solidarité, qui ne regarde cependant que le mouvement de ces corps, n’annule aucunement l’individualité des corps concernés, qui, géométriquement parlant, sont caractérisés par leurs surfaces. Dans la même lettre, Descartes ajoute : « Car j’ai dit ailleurs que, lorsque les superficies de deux corps se séparent, tout ce qu’il y a de positif, en la nature du mouvement, se trouve aussi bien en celui qu’on dit vulgairement ne se point mouvoir, qu’en celui qu’on dit se mouvoir… » Cet ajout renforce les notations recopiées par Leibniz, dans le sens où, afin de déterminer s’il y a ou non du mouvement dans un corps, il suffit d’appliquer le critère de la séparation des surfaces. Même si les deux corps sont mutuellement solidaires et, du point de vue dynamique, peuvent être traités comme un seul, on pourra voir si, par rapport à d’autres corps, ils sont en mouvement, à condition de considérer la situation des surfaces du grand corps composé par les corps solidaires par rapport aux surfaces des corps du voisinage de celui-ci235.

La solution du problème de l’individuation du corps physique que je propose permet de rendre compte des aspects suivants :

1. Puisque le mouvement ne joue pas de rôle dans l’individuation du corps physique, le passage disputé (Principes, II, 25) où Descartes semble définir le corps physique : « Par un corps, ou bien par une partie de la matière, j’entends tout ce qui est transporté ensemble, quoiqu’il soit peut-être composé de plusieurs parties qui emploient cependant leur agitation à faire d’autres mouvements » devrait être lu autrement.

En effet, lorsqu’il ne parle que des corps, sans se référer aux mouvements de ceux-ci, Descartes ne mentionne jamais le terme de partie de matière. Ainsi par exemple, dans Principes, II, 1, Descartes refait brièvement l’itinéraire de la Méditation sixième débouchant à proprement parler sur la définition du corps : « il y a une certaine substance étendue en longueur, largeur et profondeur, qui existe à présent dans le monde avec toutes les propriétés que nous connaissons manifestement lui appartenir. Et cette substance étendue est ce qu’on nomme proprement le corps, ou la substance des choses matérielles. » Mais cette définition ne couvre pas la perception entière des corps que nous fournissent nos sens, avant d’évoquer la possibilité de la tromperie et d’apporter l’argument de la véracité divine. Les corps, tels que les sens nous les font percevoir, sont plus riches en propriétés : « …nous sentons, ou plutôt… nos sens nous excitent souvent à apercevoir clairement et distinctement, une matière étendue en longueur, largeur et profondeur, dont les parties ont des figures et des mouvements divers, d’où procèdent les sentiments que nous avons des couleurs, des odeurs, de la douleur, etc. » (II, 1). Le terme de « parties de matière » apparaît donc lorsque sont évoqués les corps en mouvement, tels qu’ils nous sont représentés par les sens236. Ces « parties de matière » cependant, qui se meuvent, peuvent être composées de plusieurs corps, formant le cas échéant des unités dynamiquement solidaires. Relisons la définition mentionnée ci-dessus : « Par un corps, ou bien par une partie de la matière, j’entends tout ce qui est transporté ensemble, quoiqu’il soit peut-être composé de plusieurs parties qui emploient cependant leur agitation à faire d’autres mouvements ». Il en résulte clairement, me semble-t-il, qu’« un corps, ou une partie de matière » représente dans ce contexte une unité dynamique, susceptible d’être composée de corps plus petits, et, partant, pas le corps physique dans son unité géométrique. C’est ce dernier qui est cependant défini dans Principes, II, 1, et le principe de son individuation, en tant qu’il est une unité géométrique, statique, est la seule étendue.

Il en résulte clairement que, puisque la matière est pour Descartes indéfiniment divisible, il faut soigneusement distinguer la question de l’individuation géométrique du corps de celle de son individuation dynamique. Deux ou plusieurs corps géométriques peuvent se mouvoir ensemble (tel, par exemple, le marin qui se tient immobile sur un navire), ce qui montre qu’ils forment une unité dynamique. Mais à un moment donné ils peuvent être séparés et peuvent recevoir des mouvements différents (le marin peut quitter le navire ou il peut jeter sa montre à la mer). A ce moment précis, ils cessent de former une unité dynamique, mais il ne perdent pas pour autant leur intégrité de corps géométriques. La limite de l’intégrité du corps physique est par conséquent fournie par sa surface.

2. La difficulté signalée par Cordemoy en 1666 et reprise par Daniel Garber, conformément à laquelle les corps qui ne sont pas en mouvement ne sont pas individués, disparaît. Ils sont individués géométriquement par leurs seules surfaces, à savoir par l’expression algébriquement formulable (et conçue en tant que telle par l’entendement pur) de leur étendue. Il est en revanche légitime d’invoquer le mouvement pour ce qui est d’une individuation dynamique des corps, qui se déplacent l’un par rapport à l’autre. D’ailleurs, puisque dans l’univers décrit par Descartes il n’y a pas de repos absolu, tous les corps se mouvant à l’intérieur de différents tourbillons, on est tout à fait en droit de dire que l’on ne trouve jamais la situation où un corps ne serait pas en mouvement, donc dynamiquement non individué. Même s’il ne bouge pas par rapport à ses voisins, il est sûr que tout corps fait partie d’un corps plus grand qui, lui, se meut par rapport à son voisinage. Mais ceci ne doit pas faire penser que seuls les corps qui se séparent l’un de l’autre sont géométriquement individués, car la notion de surface ne doit rien au mouvement, mais à la seule expression par équation algébriques.

3. La prétendue circularité de la définition du corps signalée par D. Garber237 disparaît, me semble-t-il. En effet à condition d’accepter les paliers différents de l’individuation géométrique et de l’individuation dynamique, on n’est pas obligé de délimiter le corps dynamiquement, par la séparation de celui-ci par rappport aux surfaces des corps voisins, mais seulement pour autant qu’il occupe, de par son étendue, mesurable en longueur, largeur et profondeur, une certaine portion de l’espace. Par ailleurs, si l’on envisage que les corps sont en mouvement l’un par rapport à l’autre, le mouvement, en tant qu’il est absolu, réel et positif, joue aussi un rôle dans l’individuation dynamique des corps. D’autre part, j’ai montré que ce mouvement-là est un objet concevable par l’entendement pur.

4. La difficulté soulevée par Leibniz en 1698, et reproposée par D. Garber, selon laquelle si le mouvement n’était autre chose que l’existence successive du mobile dans divers endroits, on ne pourrait distinguer, d’une part, entre le corps en repos et ceux en mouvement, et d’autre part, entre les corps tout court à l’intérieur du plein d’une masse uniforme, doit être mise en relation avec la tentative de Leibniz de construire une physique à partir de la notion de conatus, qui caractérise les corps du point de vue dynamique, autrement que par l’étendue, leur attribuant une grandeur variable d’un corps à l’autre, très proche de ce que Newton décrira sous le concept de masse. Cette objection relève par conséquent d’un autre système explicatif et ne saurait légitimement être introduite à l’intérieur du système cartésien, dont on doit s’efforcer de proposer une reconstruction au moyen des seuls concepts internes au système. En particulier, pour ce qui est de l’individuation du corps physique, Leibniz, qui donne à cette question différentes solutions au cours de sa longue réflexion, invoquera principalement le principe des indiscernables et, par conséquent, l’idée qu’il ne saurait y avoir ressemblance parfaite entre deux individus de la même espèce, même en ce qui concerne les corps inanimés. Ceux-ci également, outre leur grandeur et figure (qui peuvent être identiques) possèdent un principe interne d’individuation, qui fait qu’ils diffèrent l’un par rapport à l’autre autrement que par de simples dénominations extérieures sans fondement interne238.

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205 A partir de pr�suppos�s diff�rents, c'est ce que Daniel Garber fait dans son argument, analys� ci-dessous, in Descartes' Metaphysical Physics, 1992.
206 D'ailleurs, � la question concernant les corps, il r�pond d'abord en ce qui regarde leur essence et plus tard seulement, dans les M�ditations cinqui�me et sixi�me, pour ce qui est de leur existence. On peut affirmer la m�me chose au sujet de Dieu, dont l'essence, pour autant qu'elle m'est connue, elle me l'est avant son existence. Il n'y a que mon existence en tant que sujet connaissant qui m'est connue avant mon essence de chose pensante, distincte de mon corps : " mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis " (AT IX-1, 19). Voir ci-apr�s la r�f�rence � l'ordre des raisons de Descartes, mis en lumi�re par M. Gueroult.
207 AT IX-1, 23.
208 AT IX-1, 24.
209 Voir aussi, pour des conclusions semblables, l'analyse de Fr�d�ric de Buzon, " Substantialit� et identit� : les corps individuels chez Descartes ", in Cazzaniga, G.M. et Zarka, Yves-Charles. (�ds.), L'Individu dans la pens�e moderne, XVIe-XVIIIe si�cles, Pise, Ed. ETS, 1995, p. 175-176.
210 AT IX-1, 27.
211 Ainsi que Ferdinand Alqui� le remarque dans La d�couverte m�taphysique de l'homme chez Descartes, Paris, P.U.F., 4e �d., 1991, p. 193-194. N�anmoins, Alqui� n'observe pas que cette premi�re analyse du corps physique demeure fondatrice au m�me titre pour la d�marche ult�rieure, qui est de conna�tre l'essence du corps physique. L'argument : " Comment Descartes proc�derait-il � une telle analyse s'il ignore encore que la cire existe ? Et demeure-t-il fid�le � sa physique lorsqu'il d�clare que l'extension de la cire est inconnue, et du reste variable ? " n'est pas convaincant, puisque Descartes entreprend une analyse du corps physique d�s la M�ditation cinqui�me, avant de montrer que celui-ci existe, dans la M�ditation sixi�me. Le fait qu'il d�clare que l'extension du morceau de cire est variable ne fait qu'attirer l'attention sur le fait que l'�tendue, en tant qu'attribut essentiel du corps, n'est pas saisie par les sens, mais par le seul entendement, qui pourra en rendre compte au moyen d'�quations alg�briques. Des changements des dimensions d'un m�me corps, Descartes ne donne une explication valable, � l'int�rieur de la physique cart�sienne, que dans la seconde partie des Principes de la Philosophie (II, 5-7), o� il d�veloppe la th�orie de la rar�faction et de la condensation, qui jette un pont entre l'�tendue saisie par l'entendement et l'�tendue telle que les sens la saisissent.
212 AT IX-1, 26 ; " ...mihi nunc notum sit ipsamet corpora, non proprie a sensibus, vel ab imaginandi facultate, sed a solo intellectu percipi, nec ex eo percipi quod tangantur aut videantur, sed tantum ex eo quod intelligantur aperte cognosco nihil facilius aut evidentius mea mente posse a me percipi. " (je souligne), AT VII, 34. 
213 " Quelle est cette cire, qui ne peut �tre con�ue que par l'entendement ou l'esprit ? Certes c'est la m�me que je vois, que je touche, que j'imagine, et la m�me que je connaisse d�s le commencement. Mais ce qui est � remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aper�oit, n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais �t�, quoiqu'il le sembl�t ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit... ", AT IX-1, 25.
214 M. Gueroult, Descartes selon l'ordre des raisons, Paris, Aubier-Montaigne, 1953, tome II, p. 73-74.
215 AT VII 80 ; IX-1 63.
216 Principes de la Philosophie, I, 53.
217 Blaise Pascal �tait, semble-t-il, plus cart�sien qu'il ne croyait lorsqu'il �crivait : " Ce n'est point de l'espace, que je dois chercher ma dignit�, mais c'est du r�glement de ma pens�e. [...] Par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point, par la pens�ee je le comprends. " (Laf. 113, Sel. 145).
218 " The most obvious problem derives from the evident circularity of the definition of body. Body is defined in terms of motion ; an individual body is, by definition, something that is transferred, that is, a quantity of material substance that moves all together. But the definition of motion presupposes the notion of an individual insofar as motion is defined as the transference of one body from one neighborhood into another (Pr II 25). Not all circles of this sort are objectionable, of course. But the particular way in wich the definition of motion and body are related gives rise to a rather unwelcome consequence. Since bodies are individuated through motion, where there is no motion, there can be no distinct individuals. That is, two bodies that we are inclined to say are at rest with respect to one another must, for Descartes, really be two parts of a single body. And so, it would seem, Descartes is commited to the rather paradoxical view that all individual bodies must be in motion. " Daniel Garber, Descartes' Metaphysical Physics, 1992, p. 178, et dans la version fran�aise de l'ouvrage, La Physique m�taphysique de Descartes, 1999, p. 276. Martial Gueroult, dans son �tude, Dynamique et m�taphysique, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, sans aller jusqu'� affirmer la circularit�, l'avait tout de m�me �voqu�e, en parlant d'une d�finition r�ciproque des notions de corps et de mouvement.
219 Leibniz, �uvres choisies, �d. L. Prenant, Paris, Garnier, s. a., p. 278. Nous transcrivons plus loin le d�tail de l'argument : " De l� aussi r�sulterait, plus g�n�ralement, qu'il n'y aurait rigoureusement aucune variation dans les corps et que tout demeurerait toujours dans un m�me �tat. Car si une portion quelconque de la mati�re ne diff�re pas d'une autre �gale et semblable (ce que doit admettre l'illustre auteur apr�s avoir supprim� les forces actives, les impulsions et toutes les autres qualit�s et modifications sauf l'existence dans un m�me lieu qui sera successivement celle d'une chose puis d'une autre) ; et en outre si l'�tat d'un moment ne diff�re de l'�tat d'un autre que par le transfert de parties de mati�res �gales, semblables et s'accordant en tous points, il suivra manifestement de cette perp�tuelle substitution d'�l�ments indiscernables qu'aucune discrimination ne sera possible entre les �tats des divers moments dans le monde corporel. Il n'y aura plus en effet qu'une d�nomination extrins�que par o� distinguer une partie de mati�re d'une autre, � savoir : par son futur, c'est-�-dire sa position ult�rieure dans tel ou tel autre lieu ; mais il n'y a aucune distinction des �l�ments pr�sents ensemble. Car si l'on distinguait une partie de la mati�re d'une autre, ce ne serait que par une d�nomination extrins�que, tir�e de l'avenir, c'est-�-dire de sa pr�sence future en un lieu ou en un autre ; mais dans le pr�sent il n'existe aucune distinction. Bien plus, on ne saurait tirer du futur le fondement d'une diff�rence, parce que jamais, m�me dans l'avenir, ne se r�aliserait quelque vraie distinction pr�sente, puisque dans l'hypoth�se de l'uniformit� parfaite de la mati�re elle-m�me aucune marque ne peut faire distinguer un lieu d'un autre ni une mati�re d'une autre mati�re plac�e dans le m�me lieu. En vain, apr�s le mouvement, recourrait-on � la figure. Car aucune figure ou limite et distinction de parties diverses ne prend naissance dans une masse parfaitement homog�ne, indiff�renci�e et pleine, sinon par le mouvement m�me. Donc, si le mouvement ne contient aucune marque de distinction, il n'en donnera non plus aucune � la figure et comme tout ce qu'on substitue � ce qui �tait en est l'�quivalent parfait, aucun indice de changement, pas m�me le plus petit, ne peut �tre saisi par n'importe quel observateur, f�t-il omniscient ; et par cons�quent, tout se passera comme si aucun changement ni distinction ne survenait dans les corps ; par suite jamais on ne pourra rendre raison des apparences diverses dont nous prenons conscience. "
220 La d�finition est semblable � celle que Descartes donnait du mouvement � l'�poque de la r�daction du trait� Le Monde : " ...moi, je n'en connois aucun [mouvement], que celuy qui est plus ais� � concevoir que les lignes des G�ometres : qui fait que les corps passent d'un lieu en un autre, et occupent successivement tous les espaces qui sont entre-deux. ", (AT XI, 40).
221 AT IV 186.
222 Il convient de remarquer que Descartes refuse d'impliquer la force mouvante dans la d�finition du mouvement. Pour lui, le mouvement n'est qu'un mode dans le corps, de m�me que la force �galement est un mode dans la substance cr��e (par exemple, dans notre �me qui peut mouvoir le corps auquel elle est unie), mais elle n'est pas un mode en Dieu (� Morus, ao�t 1649, AT, V, 404). Descartes plaide dans la m�me lettre en faveur d'une repr�sentation du mouvement de la mati�re sans violence (prenant probablement un parti anti-aristot�licien ou anti-scolastique, voir P. Duhem, Le mouvement absolu et le mouvement relatif, Montligeon, 1907, p. 179, sq., apud Al. Koyr�, �tudes galil�ennes, p. 337, n. 1), arguant du fait que la violence est une notion anthropomorphique, " dont le nom ne se rapporte qu'� notre volont�, qui souffre, dit-on, violence lorsque quelque chose se fait qui y r�pugne. Or dans la nature il n'y a rien de violent, mais il est tout aussi naturel aux corps de se pousser mutuellement, ou de se briser quand cela arrive, que de se tenir en repos. " (version fran�aise de F. Alqui�, �uvres philosophiques, tome III, p. 933-934).
223 " ...manifestum est hanc translationem extra corpus motum esse non posse, atque hoc corpus alio modo se habere, cum transfertur, et alio, cum non transfertur sive cum quiescit : adeo ut motus et quies nihil aliud in eo sint, quam duo diversi modi " (je souligne). Il convient de garder � l'esprit la distinction des modes et des attributs donn�e � l'article 56 de la premi�re partie des Principes : " Lorsque je dis ici fa�on ou mode, je n'entends rien que ce que je nomme ailleurs attribut ou qualit�. Mais lorsque je consid�re que la substance en est autrement dispos�e ou diversifi�e, je me sers particuli�rement du nom de mode ou de fa�on ; et lorsque, de cette disposition ou changement, elle peut �tre appel�e telle, je nomme qualit�s les diverses fa�ons qui font qu'elle est ainsi nomm�e ; enfin, lorsque je pense plus g�n�ralement que ces modes ou qualit�s sont en la substance, sans les consid�rer autrement que comme les d�pendances de cette substance, je les nomme attributs. Et parce que je ne dois concevoir en Dieu aucune vari�t� ni changement, je ne dis pas qu'il y ait en lui des modes ou des qualit�s, mais plut�t des attributs ; et m�me dans les choses cr��es, ce qui se trouve en elles toujours de m�me sorte, comme l'existence et la dur�e en la chose qui existe et qui dure, je le nomme attribut, et non pas mode ou qualit�. " (j.s.)
224 Dans la version fran�aise : " c'est une propri�t� du mobile, et non pas une substance : de m�me que la figure est une propri�t� de la chose qui est figur�e, et le repos, de la chose qui est en repos ".
225 Descartes, Manuscrits in�dits, �d. Foucher de Careil, 1859, Premi�re partie, p. 64-66. Le texte est aussi dans AT, XI, 656. En voici aussi la traduction de Foucher de Careil : " il n'y a rien d'absolu dans le mouvement que la s�paration de deux corps en mouvement l'un d'avec l'autre, mais que l'on dise de l'un de ces corps qu'il est en mouvement, de l'autre qu'il est en repos, ceci n'est que relatif et d�pend de notre mani�re de concevoir ; il en est de m�me quand on dit que c'est le mouvement local : ainsi quand je marche sur la terre, tout ce qu'il y a d'absolu ou de r�el et de positif dans ce mouvement consiste dans la s�paration de la surface de mes pieds d'avec la surface de la terre, et cette s�paration n'est pas seulement pour moi, mais pour la terre, et c'est dans ce sens que j'ai dit qu'il n'y a rien de r�el dans le mouvement qui ne soit aussi dans le repos. Quand j'ai dit que le mouvement et le repos �taient contraires, j'ai entendu au regard du m�me corps, qui en effet se trouve dans une situation contraire, quand sa surface se s�pare d'un autre corps ou quand elle n'en est pas s�par�e. "
226 Newton utilisera �galement ce type de raisonnement dans les Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, afin de distinguer les mouvements absolus et relatifs. Voir, � titre d'exemple, l'exp�riment du vase tournant du Scholie sur l'espace et le temps.
227 Daniel Garber, � partir d'observations diff�rentes, en arrive � une conclusion semblable : " Descartes n'a pas pens� que la d�finition plus ad�quate du mouvement des Principes �tait relativiste au sens o� ces commentateurs le supposent [A. Koyr�, R. Blackwell] ; en fait, elle a �t� soigneusement fa�onn�e afin de distinguer v�ritablement mouvement et repos, et � ce titre elle formait contraste avec la d�finition commune qu'il a rejet�e. " (�d. fran�aise, p. 287).
228 " Mais lorsque je consid�re que la substance en est autrement dispos�e ou diversifi�e, je me sers particuli�rement du nom de mode ou de fa�on ", Principes, I, 56, d�j� cit� ci-dessus.
229 Dynamique et m�taphysique, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, p. 4.
230 Ibidem, p. 7-8.
231 " extr�mit� qui est entre le corps qui environne et celui qui est environn�, qui n'est rien qu'un mode ou une fa�on " (Principes, II, 15).
232 AT IV, 186.
233 Descartes' Metaphysical Physics, p. 179. 
234 A. Koyr�, Etudes galil�ennes, Paris, Hermann, 1966, p. 340.
235 L'adjectif " dur " de la lettre � Clerselier semble renvoyer � la solidarit� de deux ou plusieurs corps solides. Nous avons montr� ci-dessus que la pr�sence de plus ou moins de mouvement, dans un corps, asssoci� � la petitesse de celui-ci, semble avoir des cons�quences sur l'�tat d'agr�gation de la mati�re.
236 Le mouvement, par cons�quent, a bien le statut d'une propri�t� du corps, mais pas pour autant celui d'une propri�t� essentielle de celui-ci. Dans Principes II, 4, Descartes �crit : " la nature de la mati�re, ou du corps pris en g�n�ral, ne consiste point en ce qu'il est une chose dure, ou pesante, ou color�e, ou qui touche nos sens de quelque autre fa�on, mais seulement en ce qu'il est une substance �tendue en longueur, largeur et profondeur. ...car si nous examinons quelque corps que ce soit, nous pouvons penser qu'il n'a en soi aucune de ces qualit�s [pesanteur, chaleur et autres qualit�s de ce genre], et cependant nous connaissons clairement et distinctement qu'il a tout ce qui le fait corps, pourvu qu'il ait de l'extension en longueur, largeur et profondeur : d'o� il suit aussi que, pour �tre, il n'a besoin d'elles en aucune fa�on et que sa nature consiste en cela seul qu'il est une substance qui a de l'extension. " Le mouvement ne fait pas essentiellement partie du corps, pour autant que celui-ci, dans cette description m�taphysique, peut �tre appr�hend� par l'entendement pur. Dans la perspective d'une physique g�om�trique, il fera partie du corps, en tant que mode, pur autant seulement qu'il peut �tre appr�hend� par le seul entendement pur.
237 La physique m�taphysique de Descartes, p. 276.
238 Voir, par exemple, Nouveaux essais sur l'entendement humain, chap. XXVII, Ce que c'est qu'identit� ou diversit�.