LA DIALECTIQUE DES LUMIÈRES SELON ERNST CASSIRER

Stefan VIANU

Les écrits de Ernst Cassirer (1874-1945), l’un des philosophes les plus importants du siècle passé, sont pour la plupart des interprétations de l’histoire de la philosophie, et notamment de la philosophie moderne. Ce qui n’est certainement pas dû au hasard. Bien qu’il ait gardé de nombreux liens avec le courant néo-kantien dont il est issu, Cassirer doit beaucoup à l’hégélianisme, bien que l’on ne puisse pas, comme l’ont voulu certains1, en faire un néo-hégélien. Ce que Cassirer retient de la philosophie hégélienne, c’est l’idée de l’historicité de la raison. Cette idée est pour lui un fait culturel et spirituel acquis, et on peut penser qu’il jugerait sévèrement toute tentative de retour à une position simplement pré-hégélienne. Or nous savons que des tentatives de ce genre ne sont pas absentes aujourd’hui de la scène philosophique: Habermas en offre le meilleur exemple2. Dans ce contexte, l’étude de la philosophie de Cassirer se révèle être d’un intérêt vital.

C’est à décrire la naissance de la philosophie de l’histoire au 18e siècle que s’emploie Cassirer dans La philosophie des Lumières. Pour ce faire, il se distancie dès le début de la conception dominante de cette époque: d’une compréhension anhistorique de la raison – qui est à vrai dire celle du cartésianisme -, où l’universel est séparé de l’individuel, la raison du sentiment et de la volonté. « Le 18e siècle, écrit-il, est pénétré de la foi en l’unité et l’immutabilité de la raison. La raison est une et identique pour tout sujet pensant, pour toute nation, toute époque, toute culture… Pour nous, quand nous serions d’accord, sur le plan des idées et des faits, avec certaines thèses de la philosophie des Lumières, le mot raison a depuis longtemps cessé d’être un mot simple et univoque. A peine recourons-nous a ce terme, qu’aussitôt son histoire revit en nous et nous sommes de plus en plus conscients de la gravité des changements de sens qu’il a subis au cours de cette histoire »3.

Cassirer comprend donc la pensée des Lumières comme un dynamisme, un processus vivant irréductible à un principe, que ce soit celui de la « subjectivité », de la simple « raison », de la « finitude », ou de la « connaissance exacte ». A la fin du chapitre consacré à « la conquête du monde historique », Cassirer donne une formulation concise de la logique de ce processus : « C’est en se dépassant elle-même que la philosophie des Lumières touche à son sommet spirituel »4. Les modalités de cet autodépassement sont décrites dans les différents chapitres de La philosophie des Lumières. Cette śuvre est une phénoménologie de l’esprit de l’Aufklärung dans son déploiement.

L’une de ses thèses principales est que la philosophie du XVIIIe siècle se situe dans le prolongement direct des grands systèmes métaphysiques du XVIIe. Il n’y a pas de rupture entre les deux époques. Si les hommes des Lumières ne croient plus à la capacité la raison de s’ouvrir un accès, quel qu’il soit, à l’Absolu, ils gardent cependant toute leur confiance en la puissance de la raison qui se fait raison pratique afin de transformer la société et le monde en profondeur. Cependant cette affirmation a aussitôt besoin d’être corrigée, faute de quoi on trahirait l’idée de la modernité comme processus5. En se dépassant, la philosophie des Lumières découvre dans l’homme, auquel elle croyait devoir d’abord se limiter, non seulement la représentation ou « l’idée » de l’infini (Descartes), mais l’infini lui-même. Selon Burke, dit Cassirer, « le sublime rompt les frontières de la finitude ; pourtant, cette rupture n’est pas sentie par le moi comme une destruction mais comme une sorte d’exaltation et de libération. Car le sentiment de l’infini qu’il découvre en soi-même lui apporte une nouvelle expérience de sa propre infinité »6. Tel est le mouvement de l’esprit de l’Aufklärung : de l’empirisme, qui implique l’idée d’une limitation, d’un rétrécissement de la raison, vers une conception plus vaste de cette même raison. Celle-ci n’est d’ailleurs plus, à la fin, tout à fait la même : elle participe – on le sait désormais – des autres facultés humaines, de la volonté, de l’imagination et du sentiment.

Il ne suffit pas de constater cette transformation, il faut l’expliquer. Cassirer nous rappelle que la philosophie moderne ne vient pas de nulle part ; elle dépend partiellement de la philosophie de la Renaissance qui la précède, nonobstant l’apparition du « sujet » fondateur, garant de la vérité du monde.

Pour les philosophes de la Renaissance, et notamment pour Giordano Bruno, l’être divin n’est plus simplement transcendant, mais il anime la création de l’intérieur : la nature est elle-même créatrice7. Au XVIIe siècle, en revanche, l’idée de création divino-humaine est violemment rejetée ; c’est à Dieu seul que revient le pouvoir créateur, tandis que la fonction de l’homme est de reconstruire le monde et la société à partir de ses éléments : il n’est que de penser aux « natures simples » de Descartes – et en général à toute sa démarche telle qu’elle est exposée dans les Règles pour la direction de l’esprit – et aux individus isolés de Hobbes qui « font » la société et l’État par un simple calcul des intérêts vitaux. Mais dans le monde de l’esprit rien ne disparaît simplement. Les idées de la Renaissance resurgissent chez Leibniz. La méthode « géométrique », dit ce philosophe, ne saurait rendre compte de tout le réel, car le fond de l’être est vie et spontanéité pure8 : il n’est plus question de reconstruire la réalité, il s’agit de véritablement la connaître, et la connaissance métaphysique a partie liée avec la vie. Non que la méthode mathématique et les lois de la mécanique qu’elle découvre soient rejetées ; on sait au contraire que Leibniz fut l’un des plus grands mathématiciens de son temps. Mais cette méthode, ces lois ne se suffisent plus à elles-mêmes. Elles renvoient à un fond irrationnel, d’où émerge le monde phénoménal que la science reconstruit. La philosophie de Leibniz réalise, selon Cassirer, la synthèse du rationalisme cartésien et du vitalisme néoplatonicien revu par Giordano Bruno. « Les principes du mécanisme même ne sauraient consister simplement dans l’étendue, la forme et le mouvement et font appel à d’autres sources… Il nous faut abandonner l’ordre physico-mathématique des phénomènes et passer de là à l’ordre métaphysique des substances, il nous faut fonder dans les forces originaires, primitives, les forces secondes et dérivées. C’est la tâche que veut accomplir le système leibnizien de la monadologie… Chaque monade est une véritable entéléchie qui s’efforce de développer et d’accroître son essence, de s’élever d’un certain degré d’élaboration à un autre plus parfait. Ce que nous appelons processus « mécanique » n’est donc que l’aspect extérieur, la représentation et l’expression sensible du processus dynamique qui se déroule dans les unités substantielles, dans les forces organiques. »9

Les conséquences de cette nouvelle épistémologie et de cette nouvelle métaphysique sont considérables. En fait c’est dans le leibnizianisme que la perspective pratique – qui sera la perspective dominante des Lumières – investit la raison théorique elle-même, à laquelle les lecteurs superficiels de Leibniz croient devoir attribuer une primauté absolue.

Le mécanisme et, de manière générale, la philosophie comme science déductive, sont en un sens dépassés. C’est la vie humaine dans son dynamisme même, dont la pensée est d’ailleurs une fonction primordiale, qui constitue désormais la valeur suprême. La vie n’est pas comprise, comme elle le sera un siècle et demi plus tard par Schopenhauer, comme une volonté aveugle ; elle est, en tant qu’humaine, orientée vers l’action, suivant le point de vue des derniers paragraphes de la Monadologie. Vie, intellectualité, moralité : ces trois notions sont en fait inséparables. La métaphysique réintroduit, par le biais des notions de « règne de la grâce » et de « monde moral », la perspective finaliste que Descartes et les cartésiens croyaient devoir rejeter comme naïvement anthropologique. Il s’agit d’un finalisme éthique : les individus libres – le règne de la grâce est celui de la liberté – édifient la « cité de Dieu » qui est, selon Leibniz, la « monarchie véritablement universelle » (§ 86). Mais cette perspective éthique n’est pas dépourvue de fondement dans la nature des choses. L’univers naturel se reflète dans les esprits qui sont en mesure d’édifier le monde moral, en quelque sorte parallèle et supérieur au premier, car Dieu y règne comme « père pour ses enfants », et non plus comme simple « architecte ». Cette perspective est déjà celle du Discours de métaphysique dont le § 36 introduit la vision (néo-)augustinienne de la « cité » céleste dont Dieu est le « monarque »10.

Si les esprits et les volontés particulières contribuent, comme on l’a vu, à la réalisation du règne de la grâce, la véritable universalité n’exclut pas, mais intègre pleinement l’individualité en tant que telle ; car la vérité de celle-ci est l’universel. Cette nouvelle métaphysique opère un changement significatif par rapport aux systèmes rationalistes qui la précèdent : alors que l’individuel y était subordonné à l’universel, chez Leibniz l’un renvoie à l’autre ; leur rapport n’est plus pensé en termes de domination. « L’idée centrale de la philosophie leibnizienne, explique Cassirer, n’est pas à chercher dans le concept d’individualité ni dans celui d’universalité : ces deux concepts doivent au contraire être compris au moyen l’un de l’autre. En se réfléchissant l’un l’autre, ils engendrent, dans cette réflexion même, le concept fondamental d’harmonie qui constitue le point de départ et la fin de tout système. »11

Dans le leibnizianisme le rationalisme est dépassé de la seule manière dont une grande philosophie peut l’être : du dedans. La pensée de Leibniz constitue en un sens le couronnement du rationalisme moderne. Il n’est que de songer au système de « l’harmonie préétablie », celle-ci étant le produit d’une sorte de réglage divin : la volonté divine choisit le meilleur des mondes possibles, tels que l’intellect divin les avait auparavant conçus. C’est pourquoi l’action des monades, la manière dont elles se rapportent les unes aux autres, est elle-même réglée d’avance. La liberté n’est qu’une apparence, les monades étant régies par la plus stricte nécessité. On a pu voir dans cette philosophie le triomphe d’un déterminisme implacable. Alain Renaut affirme que chez Leibniz « la loi qui organise le réel précède toute décision, et loin que ce soit la volonté qui pose cette loi, c’est la loi immanente au réel qui s’actualise à travers le surgissement de telle ou telle monade et de ses ‘volontés’. »12 Cependant les textes de la fin du Discours de métaphysique et surtout de la Monadologie semblent bien ouvrir, comme on l’a vu, une autre perspective, celle d’un finalisme éthique qui valorise justement cette liberté que le « système de la nature » supprimait. Rien n’interdit de penser que ces textes indiquent la limite du système de l’harmonie préétablie.

Renaut voit dans la philosophie de Leibniz l’acte de fondation de l’individualisme moderne, la justification métaphysique de la « culture de l’indépendance » et du « repli sur soi »13. Pour intéressantes qu’elles soient, ces considérations doivent être complétées. Le leibnizianisme est également l’une des formes du néoplatonisme moderne et une première esquisse du (pré)romantisme et de l’idéalisme allemands14.

En tant qu’il fait partie de la Nature, l’individu « est ce qu’il est » : il n’a qu’à suivre sa propre loi qui est celle du tout qu’il reflète, qu’il le veuille ou non ; il ne doit pas, il n’est même pas en mesure de se soucier du tout – et des autres. Mais en tant que citoyen de la « république des esprits », de la « cité de Dieu », il obéit à une autre logique, celle de la liberté et de la responsabilité. L’univers n’est plus donné « une fois pour toutes » mais il doit être transformé, suivant les exigences du droit naturel qui trouve son fondement en Dieu même : non pas le Dieu de la raison désincarnée, mais le Dieu de l’histoire se manifestant dans les institutions politiques et religieuses des « nations ». Les nombreux écrits politiques et théologiques de Leibniz constituent le développement de sa philosophie de l’histoire15 dont les fondements sont posés dans les écrits de métaphysique mentionnés.

Si Leibniz se situe dans le courant du cartésianisme, il est également le « critique de Descartes » (Belaval) et, comme le montre Cassirer, le précurseur de Herder et de l’humanisme allemand de la fin du XVIIIe siècle. Il est donc, en un sens, le philosophe des Lumières par excellence. Sa philosophie renferme les courants principaux de cette époque, à l’exception toutefois du matérialisme : le naturalisme et l’historicisme, l’individualisme abstrait des rationalistes et l’individualisme concret des philosophes de la culture.

Comprendre la modernité revient, comme l’a montré Charles Taylor, à en saisir les conflits16. Mais les courants opposés sont loin d’être étrangers les uns aux autres : ils s’interpénètrent. Raison pour laquelle on peut parler, avec Adorno et dans l’esprit de Cassirer, d’une « dialectique des Lumières », que Hegel sera le premier à analyser, notamment dans le célèbre écrit Glauben und Wissen.

Ayant commencé par la philosophie de la nature et par la métaphysique des Lumières, dont le leibnizianisme constitue l’un des « nśuds », j’ai dû également faire allusion, pour rendre compte du mouvement de la pensée leibnizienne, à sa philosophie politique.

C’est ce thème que j’aimerais aborder maintenant, non plus toutefois chez Leibniz. Nulle part la double nature de l’Aufklärung – et de la modernité tout entière – ne se manifeste plus clairement que dans la philosophie politique de cette époque, et tout particulièrement dans celle de Rousseau. Cette philosophie résume à mon sens la nature paradoxale des Lumières dans leur ensemble ; elle est le point d’intersection du rationalisme et du nouvel humanisme.

L’analyse de Cassirer est des plus convaincantes. On peut en un sens considérer Rousseau comme l’un des représentants des « Lumières radicales » : Le contrat social, son śuvre politique fondamentale, commence par poser, par donner toute sa force au principe d’autonomie. La vraie liberté n’est nullement celle de l’individu abandonné à lui-même, elle est au contraire celle de l’individu qui, pour n’obéir à personne, obéit à la loi qu’il s’est donnée ; à une loi qui n’est pas uniquement la sienne mais également celle de tous les autres – de tous ceux avec lesquels il a choisi de vivre au sein d’une communauté politique. Cassirer cite deux passages du Contrat social qui expriment parfaitement le principe d’autonomie fondé sur une véritable compréhension de l’intersubjectivité.

« Chacun se donnant à tous ne se donne à personne ; et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a. » (I, 6)

« Tant que les sujets ne sont soumis qu’à de telles conventions, ils n’obéissent à personne, mais seulement à leur propre volonté. » (II, 4)

Et voici le commentaire qu’il en donne : « La liberté, en vérité, n’exclut nullement la soumission ; elle ne veut pas dire arbitraire, mais au contraire stricte nécessité de l’action. Cette soumission… veut dire : la volonté individuelle comme telle suspendue, n’ayant plus d’existence et de vouloir qu’au sein de la « volonté générale »… De là résulte la stricte corrélation établie par Rousseau entre l’idée authentique de liberté et celle de loi. Liberté veut dire adhésion à la loi stricte et inviolable que chacun s’impose à soi-même… Émanciper l’individu ne signifie donc pas pour Rousseau l’arracher à toute forme de société, mais trouver une forme de société telle qu’elle préserve la personne de tout individu avec toute la force unie de l’association politique, si bien que l’individu, ayant conclu un pacte avec tous les autres, n’obéisse pourtant qu’à soi-même dans cet accord réciproque (…) Les citoyens sont maintenant devenus des individus au sens le plus élevé, de véritables sujets volontaires, alors qu’ils n’étaient auparavant que faisceaux d’instincts et d’appétits sensibles. Seule l’adhésion à la volonté générale constitue la personnalité autonome. »17

Rousseau partage avec les Encyclopédistes l’idée qu’un homme n’acquiert son humanité véritable que par son appartenance à une société politique. « Nous concevons, écrit-il, la société générale d’après nos sociétés particulières, l’établissement des petites Républiques nous fait songer à la grande, et nous ne commençons proprement à devenir hommes qu’après avoir été Citoyens »18. Mais cette société n’est plus fondée sur une volonté divine, transcendante, mais sur le vouloir des hommes eux-mêmes ; elle est une śuvre purement humaine, la manifestation suprême de cette volonté d’autonomie qui caractérise la modernité comme telle. Cependant au sein même de cet accord entre Rousseau et les Encyclopédistes surgit une profonde divergence quant à la nature de la société politique. Pour les Encyclopédistes, les liens de cette société ne sont pas assez forts pour opérer une transformation en profondeur de la nature humaine. Les hommes changent d’habitudes, de mśurs, mais ce changement n’affecte pas leur être même ; ils restent au fond ce qu’ils étaient à l’état de nature : des individus « indépendants », ne se souciant que d’eux-mêmes, que les lois doivent contraindre à prendre en considération l’intérêt des autres. La philosophie politique des Encyclopédistes est l’expression adéquate de cette « culture de l’indépendance » dont parle Alain Renaut et qui constitue la base de la civilisation occidentale moderne. La conception de Rousseau est différente. Voici ce qu’il dit au sujet du « Législateur » chargé de donner au peuple ses lois, celles-ci n’étant rien de moins que « les conditions de l’association civile »19 : « Celui qui se croit capable de former un Peuple, doit se sentir en état, pour ainsi dire, de changer la nature humaine. Il faut qu’il transforme chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ; qu’il mutile en quelque sorte la constitution de l’homme pour la renforcer ; qu’il substitue une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu’il ôte à l’homme toutes ses forces propres et innées pour lui en donner qui lui soient étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui. »20

Ce texte souligne le rôle de la société politique ; Rousseau la conçoit comme une véritable communauté, presque comme une église21. Cassirer montre que l’idée d’une « communauté » authentique, basée sur d’autres principes que la « société » actuelle, est l’une des idées fondamentale du philosophe genevois. « Aucun penseur de l’Encyclopédie ne met en doute que l’homme ne puisse vivre autrement que dans les formes de la « sociabilité » et de la « société » et qu’il ne puisse accomplir ailleurs son vrai destin. L’originalité véritable de Rousseau est précisément de s’attaquer à cette prémisse, de contester l’hypothèse méthodologique qui continue d’inspirer implicitement toutes les tentatives de réforme. Est-il vrai que l’idée de communauté puisse être identifiée à l’idéal de société que la civilisation du XVIIIe siècle poursuit avec une aveugle crédulité ? N’y a-t-il pas plutôt entre les deux notions une opposition complète ? Pour réussir à établir solidement la vraie communauté, ne faut-il pas la distinguer soigneusement et la protéger des idoles de la ‘société’ ? »22

La critique rousseauiste de la civilisation a donc le sens d’une véritable révolution spirituelle ; elle une anticipation de cette exigence de « réforme » du savoir théorique et pratique que Hegel exigera un demi-siècle plus tard en dénonçant la prétention incongrue d’accomplir une « révolution (politique) sans réformation » : sans tenir compte des fondements éthiques et religieux d’un État digne de ce nom.

Ce n’est donc pas l’idée de l’autonomie humaine qui constitue, comme le dit Cassirer, « l’originalité véritable de Rousseau », mais plutôt la découverte des conséquences de l’idée de « pacte social » où l’autonomie trouve sa réalisation. Ces conséquences, on l’a vu, résident dans la transformation de la nature humaine qui, de purement instinctive qu’elle était, devient « morale ». Le citoyen n’est pas simplement doué de « bons sentiments » (dont la pitié naturelle), mais il devient capable d’accomplir le bien. Or c’est dans cette nouvelle nature des individus que réside la condition de la subsistance d’un État, pour autant que ses membres veulent constituer une « communauté » véritable et non pas une « société » dégradée. Ce ne sont pas « les sciences et les arts », en termes wébériens, la « rationalisation » du monde (social), qui constituent la garantie d’une société juste, mais le niveau moral des individus que le progrès du savoir ne garantit aucunement. C’est dire qu’un abîme sépare Rousseau des Encyclopédistes. Pour ceux-ci « le raffinement des mśurs, l’augmentation et l’expansion des sciences transforment aussi finalement la moralité et lui donnent un fondement assuré (…). L’Encyclopédie veut instaurer et assurer cette union ; c’est elle qui, pour la première fois, prend conscience de la science comme d’une fonction sociale… Tous les autres efforts politiques, éthiques doivent aussi y chercher leurs assises, car on ne peut espérer la rénovation de l’existence politique et sociale que de l’accroissement et de l’expansion de cette culture de l’esprit qu’on acquiert en société ». Chez Rousseau, en revanche, « l’harmonie s’écroule entre l’idéal éthique et l’idéal théorique du siècle… Le règne du vouloir est séparé du règne du savoir. »23

Cassirer est amené une fois de plus, à l’occasion de la présentation de la pensée de Rousseau, à exposer la dialectique des Lumières. Livrée à elle-même la raison ne peut manquer de découvrir son insuffisance, son incapacité de prendre en charge à elle seule les tâches essentielles de la vie : de la vie spirituelle de individus et de leur vie communautaire. Si la raison, comme l’ont vu Locke et ses disciples, n’est pas faite pour connaître l’Absolu, elle est tout aussi peu faite pour organiser, sans faire appel à d’autres facultés – l’imagination, le sentiment, voire le « sens moral » ou le « sens du beau » (Shaftesbury) – l’espace commun des hommes. A force de se chercher elle-même « à l’état pur », la raison finit par rencontrer le vide ; elle doit dès lors, pour trouver un contenu, se tourner vers son autre : l’irrationnel, la vie, la foi, le sentiment. En découvrant cet autre auquel elle est indissolublement liée, la raison se transforme elle-même ; de naturelle (ou « pure ») qu’elle était, ou qu’elle se croyait être, elle devient culturelle ou historique. L’acte de naissance de la conscience historique coïncide avec cette découverte : les « lumières » ne sont pas d’aujourd’hui, l’humanité n’a pas vécu jusqu’à présent dans les ténèbres, nous avons tout à apprendre de nos prédécesseurs, notamment en matière d’éthique et de politique. En honorant le passé, la raison s’honore elle-même et donne aux hommes des motifs plus solides d’espérer ; car si l’humanité avait vécu jusqu’à présent dans le « bruit et la fureur », il n’y a pas de bonne raison de croire qu’elle vivra différemment dans l’avenir. Enfin c’est l’homme tout entier – avec sa raison et sa « volonté » (Rousseau) – qui est le sujet de sa propre histoire, et il n’a rien à gagner à se mutiler lui-même, à se réduire à une partie de lui-même. En faisant de la raison une idole, il renoncerait à son humanité ; or c’est l’humanité en lui qu’il importe de préserver.

 


1 Par exemple J. Vuillemin dans L'héritage kantien et la révolution copernicienne.  
2 Que l'on en juge plutôt: "Les discussions pratiques et toutes les formes d'argumentation sont, comme des îlots que l'océan menace d'engloutir, plongées dans une pratique oů le modčle régnant n'est certes pas le rčglement des conflits pratiques par le consensus (...) A travers ce type de limitations (dont les discussions pratiques ne cessent de souffrir), c'est le pouvoir de l'histoire qui se fait valoir face aux exigences de transcendance et aux intéręts de la Raison"  (Morale et communication, Les Editions du Cerf, 1986, p. 127-128; je souligne). La raison et l'histoire opposées par principe l'une ŕ l'autre! Est-il besoin de dire que cette position est incompatible avec celle de Cassirer?  - voir le texte dont la référence est donnée ŕ la note suivante.  
3 La philosophie des Lumičres, Fayard, Paris, 1966, p. 44-45.   
4 E. Cassirer, La philosophie des Lumičres, Fayard, Paris, 1966, p. 303 
5 Cassirer ne parle pas de " modernité ", mais c'est bien de cela qu'il s'agit, tel est ŕ mon sens l'enjeu de la Philosophie des Lumičres : définir l'esprit de la modernité, c'est-ŕ-dire le nôtre ; car nous sommes, que nous le voulions ou non, des modernes, et rien que cela. Le nier ce serait nier le principe de l'historicité de l'esprit, qui est précisément l'une des découvertes majeures de la modernité. 
6 Ibidem, p. 410.
7 " L'ętre véritable de la nature ne doit pas ętre cherché sur le plan du créé mais sur le plan de la création. La nature est plus que simple créature ; elle participe ŕ l'ętre divin originaire puisque la force de l'efficace divine est vivante en elle. Le dualisme du créateur et de la créature est ainsi dépassé... Le pouvoir de se donner forme et de se développer soi-męme marque la nature du sceau de la divinité. Ne nous figurons pas Dieu comme une force survenant du dehors, agissant comme une cause motrice premičre sur une matičre étrangčre : il s'engage lui-męme dans le mouvement, il y est immédiatement présent. " (p. 85) 
8 " On voit aussi, écrit Leibniz, que toute substance a une parfaite spontanéité (qui devient liberté dans les substances intelligentes) ", Discours de métaphysique, § 32.
9 P. 135.
10 " Ainsi, la qualité de Dieu, qu'il a d'ętre esprit lui-męme, va devant toutes les autres considérations qu'il peut avoir ŕ l'égard des créatures ; les seuls esprits sont faits ŕ son image, et quasi de sa race ou comme enfants de la maison, puisqu'eux seuls le peuvent servir librement et agir avec connaissance ŕ l'imitation de la nature divine : un seul esprit vaut tout un monde, puisqu'il ne l'exprime pas seulement mais le connaît aussi, et s'y gouverne ŕ la façon de Dieu. " (§ 36)
11 P. 75.
12 Alain Renaut se situe dans la lignée de la compréhension kantienne de la métaphysique de Leibniz. Kant parle de la " liberté d'un tournebroche qui, une fois remonté, exécute de lui-męme ses mouvements ", cf. A. Renaut, L'čre de l'individu, Gallimard, 1989, p. 138. 
13 " Avec Leibniz se trouve d'ores et déjŕ acquis (et fondé philosophiquement, par l'individualisme au sens ontologique du terme) ce principe essentiel qui légitime l'individualisme au sens éthique du terme : c'est ŕ travers le repli sur soi et le fait de ne se soucier que de soi-męme, par la culture de l'indépendance et la soumission ŕ la loi de la nature (i.e. ŕ la formule qui la caractérise), que chaque individu contribue ŕ manifester l'ordre de l'univers, l'harmonie et la rationalité du Tout " (ibid., p. 140 ; souligné par Renaut).
14 Comme le montre René Sčve dans sa belle présentation de G.W. Leibniz, Le droit de la raison, textes réunis et présentés par R. Sčve, Vrin, Paris, 1994. A part ses propres travaux, Sčve n'indique pas moins de huit articles et livres consacrés, au moins partiellement, au problčme du néoplatonisme leibnizien.
15 Cf. R. Sčve, Leibniz et l'École moderne du droit naturel, Paris, 1989.
16 Cf. Charles Taylor, Les sources du moi, Paris, Seuil, 1989, notamment la Conclusion : les conflits de la modernité. 
17 La philosophie des Lumičres, p. 336.
18 Du Contrat social ( Ičre version), Śuvres Complčtes, III, Gallimard, 1964 (coll. " Pléiade "), éd. M. Raymond, p. 287.
19 P. 310.
20 Ibid., p. 313. C'est moi qui souligne et j'aurais pu souligner d'autres formules. Ce texte est également extrait de la premičre version du Contrat social. Dans la version qu'il a publiée Rousseau ne trouvera plus ou ne voudra plus user d'expressions aussi fortes. 
21 D'oů la fonction essentielle de la religion (civile) dans l'État tel que Rousseau le conçoit. En fait ce n'est pas simplement la volonté de l'homme qui est transformée, ses passions le sont également. Grand lecteur des théologiens - catholiques aussi bien que protestants - ŕ tendance mystique, Rousseau a sans doute retenu leur leçon morale : voir le Glossaire de J.-F. Perrin dans son édition des Lettres philosophiques de Rousseau, Classiques de poche, 2003, articles " FENELON ", " SALES, François de (saint) " et " MURALT ". 
22 La philosophie des Lumičres, p. 342 ; souligné par Cassirer. 
23 Ibid., p. 344-345 et 346. Voici l'un des textes fondamentaux de Rousseau qui traitent de ce problčme : " A ces trois sortes de lois, il s'en joint une quatričme, la plus importante de toutes ; qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l'airain, mais dans les cśurs des citoyens ; qui fait la véritable constitution de l'État ; qui... conserve un peuple dans l'esprit de son institution, et substitue insensiblement la force de l'habitude ŕ celle de l'autorité. Je parle des mśurs, des coutumes, et surtout de l'opinion ; partie inconnue ŕ nos politiques, mais de laquelle dépend le succčs des autres : partie dont le grand Législateur s'occupe en secret, tandis qu'il paraît se borner ŕ des rčglements particuliers qui ne sont que le cintre de la voűte, dont les mśurs, plus lents ŕ naître, forment enfin l'inébranlable Chef. " (CS, p. 394 ; je souligne)