MIGRANTS D’EUROPE CENTRALE ET ORIENTALE A ROME
Serge WEBER
Entreprendre une migration, c’est devenir « entrepreneur de soi-même » (L. Mozère). Migrer
comme entreprendre, c’est risquer, parier, invest ir. A l’occasion de cette prise de risque, on se
contraint à un renoncement temporaire qui peut confiner à la limite du supportable dans les premiers
temps : on joue toutes ses cartes à la fois. Ce à quoi on renonce avant tout, c’est à la proximité spatiale.
Le migrant en s’expatriant s’isole dans l’espace et bouscule la configuration spatiale dans laquelle il
organisait ses relations sociales. Il se retrouve br usquement positionné dans une autre configuration
spatiale, caractérisée à la fois par la distance d’avec les proches et par une nouvelle proximité avec des
interlocuteurs encore inconnus.
Le processus migratoire, c’est l’histoire des péri péties qui vont aboutir à la création d’un nouvel
équilibre. Le migrant parvient avec le temps et en général au terme de beaucoup d’aventures à faire
coïncider une nouvelle fois les proximités sociales et le s proximités spatiales. A sa disposition, il a deux
possibilités : faire de ses nouveaux interlocuteurs, qui sont ses voisins dans l’espace, des proches ; ou
bien appeler près de lui ses proches dont il s’était brutalement éloigné. L’essentiel pour son équilibre,
c’est qu’il réussisse à annuler les effets déchiran ts de la distance spatiale, ou du moins à les
contrebalancer de telle manière que l’espace de ses relations sociales ne soit pas un espace de coupures,
de manques, d’absences et de refoulement.
A observer des trajectoires migratoires, on peut trouv er tous les cas possibles de configurations
spatiales des relations sociales. Parmi les migrants, d’aucuns se créeront de toutes pièces un nouvel
entourage composé d’interlocuteurs spatialement proc hes. D’autres au contraire réussiront à se faire
rejoindre par leur conjoint, leurs enfants, leurs parents, leurs voisins, leurs collègues et leurs amis grâce
à un processus d’imitation appelé le plus souvent chaîne, filière ou réseau migratoire. Certains
reviendront au point de départ, d’autres resteront isolés à l’étranger, d’autres encore réussiront à
établir des liens qui surmontent la distance. Dans presque tous les cas, on trouvera un mélange de
toutes ces probabilités. C’est alors que la dé limitation entre proximité et éloignement perd sa
signification. Ceux que nous côtoyons et ceux qui nous manquent ne sont pas forcément ceux qu’on
s’attendrait à trouver proches ou lointains.
Toujours est-il que le processus migratoire se présente comme une transition au cours de laquelle
on recompose ses proximités consécutivement à une irruption brutale de l’éloignement dans l’espace de
vie, de façon comparable à la « transition de la m obilité » (W. Zelinski). On passe d’une configuration
pré-migratoire à une configuration post-migratoire . Entre les deux s’est présentée une contrainte
majeure, l’isolement, que le migrant parvient plus ou moins facilement à contenir.
1. QUELQUES EXEMPLES TIRÉS D’UNE INVESTIGATION DE TERRAIN
1.1. PRÉSENTATION DE LA RECHERCHE ET DE SON CONTEXTE
Les remarques qui suivent émanent d’une recherche que nous avons menée à Rome entre 2000 et
2004, dans le but d’identifier les mécanismes à l’œu vre dans le processus migratoire, à partir des récits
de vie d’une centaine de migrants roumains, ukrai niens et polonais. Comme tous les pays du sud de
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l’Union Européenne, l’Italie est devenue un pays d ’immigration très dynamique en général et très
attractif en particulier pour les candidats à la migration originaires des pays d’Europe Centrale et
Orientale. Comme le Portugal, l’Espagne et la Grèce, l’Italie est un observatoire idéal pour étudier les
migrations qui se sont développées après l’abandon du système socialiste à l’est du rideau de fer. Outre
les migrations yougoslaves et albanaises qui ont une histoire bien spécifique due à la proximité
géographique et à des liens particuliers avec l’Italie, la migration polonaise est la première migration « de
transition ». Elle commence dès le début des années 1980 suite à la proclamation de l’état de guerre par
le général Jaruzelski, avec une première vague cons tituée de réfugiés hautement qualifiés. La seconde
vague polonaise commence dès 1989 et constitue rapidement une des populations étrangères les plus
importantes à Rome. La migration roumaine commence en 1992 et devient massive dès 1996, sans
cesser jamais d’augmenter depuis lors. Enfin, la migration ukrainienne devient significative dès 1998 mais
reste invisible dans les statistiques. Suivie pa r des migrations assez nombreuses de Bulgarie et de
République de Moldova, la migration ukraini enne, notée comme massive dès 2000 par les agences
humanitaires malgré le silence des statistiques, n’apparaît au grand jour qu’en 2003.
En effet, au cours de l’année 2002, le gouvernement met en place, en marge d’une loi visant à
réduire l’immigration illégale et modifiant la loi-cadre sur l’immigration de 1998, une vaste procédure de
régularisation permettant à environ 700 000 étrangers travaillant sur le territoire en situation irrégulière
de demander un permis de séjour. Outre les innombra bles difficultés de réalisation et les délais
prolongés, cette opération qui semble démesurée au regard d’autres procédures équivalentes mises en
œuvre dans d’autres pays européens a bouleversé le panorama statistique de l’Italie comme pays majeur
d’immigration et a montré combien certains pays de l’ancien bloc soviétique jouent un rôle central dans
ce processus (voir les tableaux 1 et 2).
Tab. 1 : Les migrants originaires des pays de l’Est et la régularisation de 2002-2003
Pays
Permis de séjour
valides au
31 décembre 2002
Demandes de
régularisation
déposées
(2002-03)
% des demandes de
régularisation rapportées
au stock de permis de
2002
Albanie 168 963 54 679 32,4
Roumanie 95 834 141 673 147,8
Yougoslavie 39 799 6 699 16,8
Pologne 35 077 32 982 94,0
Macédoine 26 060 5 821 22,3
Croatie 16 852 4 238 25,1
Ukraine 14 035 105 680 753,0
Bosnie-H. 12 790 2 687 21,0
Russie 12 735 6 684 52,5
Bulgarie 8 552 8 996 105,2
Moldavie 6 861 30 650 446,7
Autres pays d’Europe de l’Est 19 510 8 402 43,1
Total pays d’Europe de l’Est 457 068 409 191 89,5
Autres pays du monde 1 055 256 285 058 27,0
Total 1 512 324 694 249 45,9
Source : d’après Forti, Pittau, Ricci, 2004, p. 271 et 366-367.
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Si les estimations du tableau 2 sont fondées, on constate que les migrants roumains et ukrainiens
occupent la première et la quatrième place dans le paysage migratoire italien, opérant une formidable
poussée. La régularisation a en outre mis en lumière la vigueur migratoire de deux pays jusqu’alors
passés totalement inaperçus : la Moldavie et la Bulg arie. Enfin, la Pologne double ses effectifs en un an,
pour arriver en septième position des pays d’origine. Les migrations des pays européens de l’ancien bloc
soviétique sont les plus dynamiques, vu qu’elles représentent 60% des régularisations et qu’elles
doublent presque en volume par rapport au stock de 2002, alors que les effectifs des migrants des
autres pays n’augmentent que d’un quart.
Tab. 2 : L’estimation Caritas/Migrantes du nombre d’étrangers séjournant régulièrement en Italie
après la régularisation1 (20 premiers pays d’origine classés par ordre décroissant).
Pays Milliers de personnes
(2003) Pays Milliers de personnes
(2003)
Roumanie (1) 240 Pérou (11) 49
Maroc (2) 227 Inde (12) 48
Albanie (3) 224 Etats-Unis (13) 48
Ukraine (4) 127 Egypte (14) 46
Chine (5) 98 Yougoslavie (15) 46
Philippines (6) 74 Sri Lanka (16) 43
Pologne (7) 69 Moldavie (17) 38
Tunisie (8) 61 Bangladesh (18) 34
Sénégal (9) 51 Macédoine (19) 32
Equateur (10) 49 Pakistan (20) 32
Total (tous les pays d’origine) 2 500
Source : d’après Forti, Pittau, Ricci, 2004, p. 267.
Dans ce paysage migratoire italien de plus en plus concerné par l’est de l’Europe, Rome occupe
une place bien spécifique. Une comparaison entre les 20 régions italiennes montre que le Latium est la
première région pour le nombre de régularisations, alors qu’elle n’était avec ses 239 000 unités que la
seconde région pour les permis de séjour en 2002 derrière la Lombardie qui en comptait 348 000. Le
Latium occupe une position écrasante pour la régula risation des Roumains (37% des régularisations
roumaines en Italie) et des Polonais (27%) alo rs qu’elle est devancée pour les régularisations
ukrainiennes par la seule Campanie (30%).
En revanche la province de Rome pèse beaucoup plus lourd que celle de Milan dans les effectifs de
permis de séjour délivrés en 2002.
1 Le Dossier Statistico immigrazione Caritas/Migrantes précise que cette estimation ajoute le stock des permis
séjours valides au 31 décembre 2002, les permis délivrés à l’occasion de la régularisation de 2002 et les mineurs qui
ne sont pas comptabilisés dans le stock. Ajoutons que ces ordres de grandeur s’écartent sensiblement de la
publication par le Ministère de l’Intérieur du stock des perm is de séjour en cours de validité au 31 décembre 2003.
Ce décalage s’explique par l’extrême lourdeur du processus.
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Tab. 3 : La migration dans la région Latium, quelques données
Province
Demandes de
régularisation
(2002)
Permis de séjour
valides au 31.12.01
Part des étrangers dans la
population totale (2001)
Frosinone 3 851 6 491 1,3
Latina 7 699 8 841 1,7
Rieti 1 660 2 814 1,9
Rome 107 476 212 095 5,5
Viterbe 3 505 6 118 2,1
Total Latium 124 191 236 359 –
Source : élaboration d’après Ministero dell’interno, 2002 et 2003.
D’après le tableau 3, qui comptabilise les permis de séjour délivrés par les Questure de chacune
des cinq provinces du Latium, on voit que parmi les cinq provinces qui constituent la région Latium, celle
de Rome accueille 90% des étrangers porteurs d’un permis de séjour en 2002, et presque autant des
étrangers qui ont fait une demande de régularisation . Par ailleurs, la capitale italienne est la première
commune pour ce qui concerne la migration, avec en 2001 plus de 186 000 résidents étrangers inscrits à
l’état civil – il se pourrait bien que cet effectif ait doublé depuis. Mais la très forte concentration du
Latium sur la commune capitale ne doit pas faire oublier que de nombreuses communes de la province
de Rome et des quatre autres provinces ont vu l’eff ectif de leurs résidents étrangers augmenter parfois
de façon vertigineuse. A ce propos, on retiendra que certaines communes comme Sacrofano, Guidonia-
Montecelio, Genzano, Albano, Fiumicino et Ladis poli, dans l’immédiate périphérie romaine, ont vu leur
population polonaise et surtout roumaine constituer peu à peu une part non négligeable de la population
(jusqu’à 5% en 2001). De même dans les autres pr ovinces plus lointaines, des exemples de communes
comme Civitacastellana, Alatri, Frosinone, Latina et bien d’autres encore ne manqueront pas de nous
rappeler que la migration à Rome a des ramifications résidentielles lointaines et une cohésion territoriale
qui dépasse de loin les seules limites de la co mmune. Il s’agit des communes où l’offre de logement
compense la flambée immobilière romaine et où l’offre d’emplois complète le vaste marché du travail de
la capitale dans le tertiaire précaire (travail domestique, soins à domicile, assistance aux personnes
âgées) ou le secondaire (bâtiment surtout, mais au ssi emploi industriel ou artisanal). Ces communes
offrent un éventail plus large d’activités où les mi grants ont un accès privilégié : travail agricole
notamment viticole, travail industriel dans les fabriques traditionnelles en crise, soins aux personnes
âgées dans un contexte de vieillissement accéléré par l’exode rural récent, chantiers de construction liés
au desserrement urbain de la capitale. Les résidents roumains sont toujours en bonne position dans ces
communes.
Dans ce contexte particulier, une multitude de trajectoires migratoires se sont mises en place,
dont nous essaierons d’identifier les mécanismes. En effet, même si chaque histoire est un mélange
unique, toutes puisent dans des répertoires d’op portunités qui ne sont pas infinis. Nous proposons
maintenant de faire un rapide tour d’horizon des possibilités qu’un migrant a de recréer de la proximité
sociale dans un contexte spatial limité et nouveau. De l’exportation des proximités pré-migratoires à
l’isolement dans l’éloignement, toutes les nuances sont possibles.
1.2. PARCOURS COMMUNAUTAIRES : DES VOISINAGES EXPORTÉS
Le premier cas que nous analyserons est celui de la migration collective qui exporte vers un
nouvel espace lointain les proximités initiale s. Nous évoquerons une commune de la province de
Frosinone dans le sud du Latium nommée Alatri, où se sont installés progressivement de très nombreux
Roumains, qui approchent aujourd’hui du millier. La plupart d’entre eux viennent de la plaine moldave,
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principalement de Focani. Mais la mise en mouvement de ces personnes ne se fait pas au hasard, car les
filières villageoises sont particulièrement actives. Le village de Vîntori, à quelques kilomètres de Focani,
associé à un autre village peu lointain dans lesquelles il y a des alliances de parentèles, a fourni au moins
une petite centaine de personnes selon nos observati ons. Cette migration ponctuelle et sélective ne
s’est pas décidée d’un coup. Nous avons rencontr é le pionnier, arrivé à Rome en 1992, qui a mis un
certain temps avant de se stabiliser dans ce village après être passé par d’autres communes. Il a servi
d’appui pour ses beaux-frères, ses voisins, ses amis d’enfan ce et les couples avec lesquels il est lié par
parrainage de mariage (na, en roumain). A leur tour, ces personnes ont activé ce même type de liens.
Beaucoup d’enfants ont suivi, d’autres sont nés à Alatri. Les migrants arrivés les plus jeunes (entre 18 et
25 ans) ont déjà réussi à monter de petites entreprises dans la construction et à acheter des logements
en centre ville, là où les prix sont plus raisonnables.
Mais Alatri est loin de constituer la destination finale : chacun réélabore selon les opportunités qui
se présentent à lui une deuxième mobilité, résidentielle cette fois-ci, vers une commune où l’emploi et le
logement se combinent mieux. Par exemple, le pi onnier de cette migration, une fois accompli un
regroupement familial tardif, a quitté la commune pour une localité des Castelli romani, plus proche de
Rome, saisissant l’occasion d’un emploi plus valorisant auquel est associé un logement de service. Même
dans cette configuration idéal-typique de migration collective villageoise articulée autour de liens de
parenté ou d’alliance entre lignées voisines dans l’espace, les choix des uns et des autres participent à un
processus de dispersion. Il n’en reste pas moins que, grâce à la force des liens dans le processus
d’imitation, cette migration de commune à commune se passe du passage classique par la métropole,
même si l’une et l’autre (Alatri et Vîntori) sont directement situées dans la zone d’influence d’une
grande ville, que ce soit Rome ou Focani.
1.3. L’IMMERSION DANS LE NOUVEAU VOISINAGE
Les opportunités qui se présentent en cours de route peuvent mener à se détacher du contexte
spatial et social initial au profit d’une positi on entièrement prise dans une configuration faite
d’interlocuteurs nouveaux. Nous citerons un exemple, qui ressemble à beaucoup de ceux qui ont
émergé dans notre collecte de récits. Il s’agit d’une femme roumaine elle aussi, qui a émigré en 1993
dans la périphérie orientale de Rome, où elle a été employée dans une maison de retraite médicalisée
comme aide soignante. Là, elle a rencontré l’ambulan cier, un veuf italien originaire d’un village de la
province de Rome, Cave. Ils se sont mis en ménage, sans mariage car elle est n’est que séparée de fait
du père de sa fille, âgée de huit ans, qu’elle a fait venir dans un second temps. L’ambulancier, plus âgé
qu’elle, a choisi de s’installer avec sa nouvelle f amille dans sa maison héritée de Cave, où il a trouvé un
autre emploi équivalent. C’est dans ce nouveau c ontexte rural plus isolé que sa compagne roumaine,
villageoise du jude de Botoani, s’est trouvée le mieux. Elle a pris en mains toute la gestion de la maison
et des quelques productions agricoles et surtout s’est insérée totalement dans le tissu familial et
villageois du nouveau voisinage, qui lui rappelle son vi llage d’origine. Mais elle ne fréquente pas d’autres
Roumains. En revanche, elle emmène son compagnon et sa fille chaque été à Botoani et sur la Mer
Noire, où ils passent un mois de vacance dans l’autre famille.
Nous en retiendrons que les migrants dont les parcours sont fortement autonomes, c’est-à-dire
qu’ils bénéficient d’un encadrement marginal par rapport aux migrations villageoises, ont une probabilité
assez forte de se constituer un espace de vie et un éventail de relations indépendantes des configurations
pré-migratoires. Les interlocuteurs rencontrés au cours du processus migratoire représentent la totalité
des liens actifs. Il y a une immersion presque complète dans un contexte isolé qui est sinon choisi, du moins
retenu comme assez satisfaisant. Mais la configuration initiale de liens et d’espaces n’est pas oubliée : la
circulation saisonnière permet de maintenir les liens, de revoir le s lieux, de constituer une soupape de
sécurité dans un processus d’acculturation qui a parfois des propriétés asphyxiantes. Entre ces deux
mondes lointains, le vocabulaire commun est celui du village qui permet aisément des comparaisons, des
sujets de conversation, ainsi que de valider des modèles et des valeurs qui ne sont pas si lointains.
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1.4. L’ISOLEMENT À L’ÉTRANGER
De tels parcours autonomes, loin du contrôle social des filières migratoires, peuvent ne pas
« réussir » sur le plan de l’insertion de l’individu dans un tissu de relations satisfaisant. Le risque est
élevé que l’alchimie entre distance spatiale, difficul tés d’insertion dans le nouvel espace et tensions
psychologiques liées à une rupture fondatrice dans la trajectoire précipite dans une situation
d’isolement. Nous évoquerons un cas, qui constit ue encore une fois un idéal-type, celui d’un migrant
polonais de Rzeszów, dans la périphérie sud-est de la Pologne connue pour ses difficultés économiques.
C’est un migrant un peu spécial car il a toujours circulé, étant employé des chemins de fer avant la chute
du régime. Il est donc impossible d’identifier la date de son premier départ. Toujours est-il que dès qu’il
en a eu la possibilité, c’est-à-dire dès qu’il a été mis au chômage, il est parti à l’étranger avec sa Fiat 126
et depuis n’a jamais cessé de bourlinguer : Israël, la Gr èce, l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre, la Russie,
l’Ukraine, la Hongrie, la République Tchèque, la France , l’Allemagne, et enfin, en 2000, l’Italie, à Rome.
Ses emplois sur place, qu’il n’avait guère de diffic ulté à trouver, se conciliaient avec un goût pour la
participation aux organisations sociales des paroisses catholiques polonaises qu’il trouvait. Il avait donc
une vie sociale un peu particulière : solitaire, dé diée à une socialisation institutionnelle de bénévole, et
intermittente vu qu’au bout de quelques années ou de quelques mois, il quittait le pays pour une autre
destination. A Rome, trouver du travail à plus de cinquante ans est difficile car la concurrence entre
travailleurs migrants précaire est forte, de plus, la paroisse polonaise a perdu sa dimension familiale.
Notre migrant se retrouve seul, presque toujours sans travail, de plus en plus pauvre et de plus en plus
déprimé.
Or, il est important de savoir que le motif caché de la migration de cet homme célibataire était
une brouille tragique avec sa sœur au moment de l’ héritage après la mort de leurs parents, doublée
d’une rupture avec sa fiancée de l’époque. C’est une trajectoire migratoire qui tourne délibérément le
dos à une configuration sociale pré-migratoire marquée par la coupure brutale. On peut faire
l’hypothèse que la multiplication des situations de nouveauté, des passages dans d’autres proximités,
l’intermittence générale de cette trajectoire spat iale exceptionnellement variée n’a pas donné lieu à
d’autres proximités sociales car ce migrant ne s’e st jamais donné le temps de les tisser. Du coup,
l’isolement s’installe, la solitude dans un nouveau voisinage. Loin de prétendre expliquer la sensibilité de
ce migrant, nous remarquons simplement que la dim ension psychologique des liens sociaux entretenus
avant et pendant la migration ont évidemment un rôle à jouer dans la constitution de proximités sociales
dans la distance.
1.5. ABANDONNER L’ENTREPRISE MIGRATOIRE POUR RETROUVER SES PROCHES
Les occasions ne manquent pas, au cours d’un parcours migratoire, de souhaiter tout abandonner
pour rentrer chez soi. Dans ces moments, où on penche pour une décision ou pour une autre, certains
impératifs de la migration peuvent s’imposer pour continuer : l’argent, économisé ou envoyé ; un certain
amour-propre qui pousse à ne pas s’avouer vaincu ; les enfants, pour le bien desquels on est parti ; la
réalité quotidienne, qui peut présenter un ancrage positif, qu’il s’agisse des personnes chères au migrant,
des avantages offerts par le salaire gagné ou du mo de de vie qu’on a réussi à inventer. Néanmoins, il
n’est pas dit que la balance penche toujours du côté de l’entreprise migratoire.
En effet, il y a une certaine tension entre deux postures en migration. L’une serait une sorte
d’apnée, qui voit dans la migration une parenthèse, un sacrifice de soi soumis à un objectif précis, le bien
être matériel des proches restés au pays, et durant lequel on serre les dents, on épargne sur tout et on
maximise les opportunités. L’autre serait une tendance à l’imprégnation, à l’ouverture vers la nouveauté
et à une prise en compte du vécu individuel et des changements progressif de point de vue. On passe
souvent de l’un à l’autre. Mais lorsqu’on prend conscience que sa propre migration pèse sur le bien-être
psychologique des proches, a déjà rendu suffisamm ent de profit ou ne rendra jamais suffisamment de
profit, selon les situations, lorsqu’on se décourage face aux tracasseries administratives et juridiques qui
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pèsent sur la vie de certains migrants au point de bloquer tout espoir d’un quotidien vivable, la décision
de rentrer s’impose.
Les migrants dont nous avons recueilli le réci t une fois qu’ils étaient revenus au pays, ou qui sont
rentrés après que nous avions eu notre entretien, nous ont appris une chose : reconstituer un
entourage, ancien ou nouveau, dans un nouveau voisinage n’est pas chose facile. Surtout, sachant qu’on
se sent rapidement la responsabilité du bien-êtr e des proches, rentrer peut permettre de sauvegarder
son entourage. La distance spatiale joue dans en ce sens sur les liens, aussi bien que la force des liens
sociaux peut se jouer de la distance.
Evidemment, les trajectoires migratoires constitu ent une multitude de situations intermédiaires,
qui résolvent chacune à sa manière les questions qui se posent dans les moments où on remet en cause
la validité de l’entreprise migratoire.
2. DES CONSÉQUENCES SPATIALES PRÉVISIBLES ET IMPRÉVISIBLES
On est surpris de voir que de la multitude de tr ajectoires individuelles qui animent ces « champs
migratoires » (G. Simon) émergent parfois des proc essus spatiaux de concentration. Mais ce qui est
surprenant, ce n’est pas la concentration spatiale, c’est l’incertitude de son avènement. La question qui
tenaille l’observateur est la suivante : comment se fait-il que certaines catégories de migrants
transplantent leurs proximités initiales à la manière des « transplanted networks » (C. Tilly), alors que
d’autres catégories de migrants ont des parcours solitaires, des expériences existentielles d’immersion
dans l’étrangeté, ou créent des configurations spatiales indépendamment de leur appartenance à telle ou
telle catégorie de migrants ?
Dans certains cas, l’appartenance à telle catégorie de migrants semble peser dans la façon de
recréer des proximités, dans d’autres elle n’a auc un effet. On est tenté de chercher à établir une
corrélation qui permettrait d’avancer un élément d’explication.
2.1. CARTES DES QUARTIERS : DES PROCESSUS LOCAUX DE RECONSTITUTION DES PROXIMITÉS
Les cartes que l’on peut dresser dans la commune de Rome sont limitées à l’échelon du quartier
statistique, appelé zona urbanistica et à la catégorie de la citoyenneté du résident étranger inscrit à l’état
civil. Si on retient comme catégorie de migrants la délimitation nationale, c’est-à-dire la citoyenneté
mentionnée sur les papiers d’identité et le permis de séjour, de fortes différences apparaissent. On
choisira comme exemple la confrontation entre les catégories nationales de migrants les plus
nombreuses dans la commune de Rome. Sur les cartes que nous avons dressées mais que nous ne
présentons pas dans cet article pour des raisons de commodité, il apparaissait avec une évidence peu
commune que les résidents de Chine et du Bangladesh sont extrêmement concentrés dans l’espace. Il y
a un petit nombre de quartiers sélectionnés, et bea ucoup de quartiers ignorés par les migrants. Les
Péruviens, les Egyptiens et les Philippins au contra ire, montraient une tendance à la dispersion, avec
beaucoup de quartiers où ils sont assez bien représentés. Si on en vient au cœur de notre comparaison
ainsi que le montrent les cartes 1 et 2, les Polonais et les Roumains semblent par leur concentration
plutôt marquée assez similaires par ra pport aux cinq autres catégories, malgré de fortes dissemblances
entre eux, notamment le fait que les quartiers sélect ionnés ne sont pour la plupart pas les mêmes ni ne
s’agencent de la même manière.
Doit-on en déduire qu’il y a des mécanismes communs entre Chinois et Bangladeshi, entre
Péruviens, Egyptiens et Philippins, entre Polonais et Roumains ? La catégorie nationale induirait à des
spéculations selon lesquelles ces migrants asiatiques auraient une tendance à la concentration, ce que
contredit l’exemple philippin ; les migrations à do minante masculine auraient une tendance à la
concentration, ce que contredit l’exemple égyptien ; les migrations marquées par le travail domestique
une tendance à la dispersion, ce que contredit l’exemple polonais. Dans tous les cas de figure, invoquer
des arguments culturels au niveau national n’est pas valable.
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Si on s’en tient à la comparaison entre le cas polonais et le cas roumain, on en vient à formuler les
observations suivantes. En 1999, les deux cartes ne sont pas très différentes. Les quartiers centraux et
péricentraux pèsent d’un poids globalement important, surtout dans la partie occidentale (plus de 1% du
total de chaque catégorie). A cela s’ajoutent deux pôles lointains : à l’est Torre Angela et au sud Ostie,
également importants pour les deux catégories. Comme différence, on note que les Roumains sont plus
dispersés : davantage de quartiers pèsent plus de 0,5%, ils se situent en périphérie, principalement au
nord (via Cassia) et à l’est (via Casilina).
Mais la carte de 2002 montre que ces ressemblances sont trompeuses. L’augmentation globale du
nombre des Roumains est incomparablement plus forte et se fait principalement dans les quartiers les
plus périphériques. Parmi ces quartiers périphériques, qui sont tous concernés par une vive
augmentation, alors qu’ils voient le nombre de polonais stagner ou augmenter modérément, certains
deviennent de véritables locomotives, Torre Angela, Borghesiana, La Storta, Prima Porta, Trullo et
Ostie. En règle générale, les voies Cassia-Flaminia et Casilina-Prenestina sont fortement concernées par
une implantation sélective mais massive des Roumains.
Ce processus se prolonge au-delà des limites de la commune de Rome. Dans l’immédiate
périphérie de Rome, des communes comme Fiumicino (e t spécifiquement les localités de Fregene et de
Passo Oscuro), Sacrofano, ou les communes des Castelli Romani au sud-est montrent des
concentrations exceptionnelles de Roumains, dans une moindre mesure de Polonais.
Figure 1 – Carte de la distribution des résidents de citoyenneté polonaise inscrits
à l’anagrafe entre 1999 et 2002 dans la commune de Rome
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Figure 2 – Carte de la distribution des résidents de citoyenneté roumaine inscrits
à l’anagrafe entre 1999 et 2002 dans la commune de Rome
Dans ces lieux, il est peut être plus facile d’observer la création de proximités, car les lieux
d’observation sont moins dilués que dans la capitale, les possibilités d’investigations rendues plus aisées
par la connaissance réciproque que les habitants ont le s uns des autres dans les localités de taille
modeste.
On remarque très vite que les migrants qui s’y sont installés ont des liens de parenté ou de
voisinage ancien avec plus d’un migrant. Nous avons observé de fortes imbrications à Sacrofano, à
Pavona, localité appartenant à la commune d’Albano, à Alatri, ville plus éloignée dans la province de
Frosinone, et nous renverrons à l’étude en cours de I. Vlase à Genzano, une commune des Castelli
romani sélectionnée par de très nombreux résidents roumains, pour beaucoup originaires d’un village
proche de Focani. Il apparaît que certaines localités proches de Rome sont la destination privilégiée de
certaines localités de la plaine de Moldavie, secondairement de certains villages du district de Satu Mare.
Ces liens villageois apparaissent également mais bea ucoup plus discrètement à Fregene ou à Ladispoli,
plus au nord, pour les villageois des Carpates polonaises proches de la frontière slovaque.
Est-ce la culture villageoise qui prédispose à la recréation de proximités sociales dans des localités
précises, à un entre-soi communautaire qui ferait penser à une structuration sociale diasporique ?
Quoiqu’il en soit, s’en tenir à une corrélation sim ple entre origine nationale ou même origine
villageoise et quartier d’installation serait inexact. En effet, il faut tenir compte de plusieurs autres
facteurs.
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2.2. DES DIFFÉRENCIATIONS SPATIALES SANS FRAGMENTATION
Entre une date et l’autre, certains quartiers émerg ent, sans prédictibilité apparente ; d’autres, qui
semblaient présenter des traits similaires, sont ignor és. De fait, les quartiers doivent être considérés
comme des opportunités dans un dispositif local d’opportunités et de contraintes. Nous choisirons un
exemple pour montrer l’enchaînement des processus et des explications en un seul lieu. On aimerait
pouvoir remonter la chaîne jusqu’à retrouver le premier migrant roumain qui s’est installé par exemple à
Borghesiana avant d’enclencher les multiples imitati ons qui l’ont suivi. C’est une démarche qui n’aurait
pas de sens. En effet, en deçà de ce quartier, il y a des quartiers plus centraux qui pesaient davantage
quelques années auparavant mais qui sont devenus tr op chers. Au-delà de ce quartier sur la voie
Prenestina, il y a des communes où ils peuvent travaille r qui sont des réservoirs d’activité et de
résidence pour de très nombreux compatriotes avec lesquels ceux de Borghesiana peuvent avoir des
liens. Sur cet axe d’extension de la ville, le plus densément peuplé, toute personne qui a des moyens
limités a plus de chance de trouver un logement qu ’ailleurs. C’est un axe certainement plus pauvre que
les autres, mais aussi plus actif pour un certain type de professions et d’activités : entreprises de
construction ou d’entretien, entrepôts et vente de ma tériel, petites industries et métiers artisanaux,
ateliers de réparation, entretien d’automobiles, ac tivités de récupération et de commerce de pièces
détachées. Il n’y a guère à s’étonner d’une telle s pécialisation dans un quartier périphérique pauvre,
d’abord grâce au coût des surfaces, plus accessibles qu’ailleurs, ensuite et surtout parce que cet axe a
été peuplé et auto-construit par des migrants italiens ruraux dans l’après guerre, qui se sont lancés
comme leurs homologues de toutes les banlieues modestes du monde dans ces activités, qui ont
aujourd’hui besoin de main d’œuvre bon marché, san s quoi elles ne résisteraient pas dans une ville où
les prix s’envolent. Ces anciens migrants du Lati um, des Abruzzes, de Campanie ou d’ailleurs avaient
édifié des baraques, caractéristiques des fameuses borgate (C. Vallat). Celles-ci sont aujourd’hui une
double opportunité pour les migrants d’aujourd’hui : quand elles sont rénovées et agrandies au point de
devenir des villas ou des immeubles, c’est eux qu’ on emploie sur le chantier, quand elles sont
conservées telles quelles, c’est là que leurs employeurs les logent. Il y a une synergie dans ces quartiers
récents qui sont en pleine mutation : les migrants participent à plein aux transformations immobilières et
sociales de cet axe. Donc ils y habitent, transme ttent l’information lorsque leurs employeurs cherchent
un salarié supplémentaire, se rendent service, héber gent les nouveaux venus, bref font ce que tout le
monde fait lorsqu’il est question de s’entraider entre personnes qui se connaissent au moins un peu ; un
processus bien classique aux marges des grandes villes.
Les quartiers sélectionnés sont des systèmes complexes où d’autres processus sont enclenchés
qui obligent à relativiser les choses et qui sont inscrits dans des dynamiques plus amples auxquelles
participent d’autres quartiers proches. En effet, si on s’intéresse à la progression de la part des résidents
étrangers dans la population totale des quartiers des Rome, on constate une augmentation très
contenue au centre (moins de 25% entre 1999 et 2002), élevée dans tous les quartiers périphériques
intermédiaires (jusqu’à 50% entre les deux dates), et très élevée dans l’axe d’extension oriental à cheval
sur les voies Casilina et Prenestina, où cette part double en trois ans. Une augmentation aussi forte se
remarque plus discrètement dans l’axe septentrio nal, entre les voies Cassia et Flaminia. On ne
s’étonnera guère de constater que ces deux axes sont prolongés par les communes périurbaines qui ont
vu leur population totale et la part des étranger s augmenter le plus vigoureusement entre les deux
recensements de 1991 et de 2001, les communes des Castelli Romani à l’est et de la proche Sabine au
nord.
En effet, la métropolisation est un double processus, qui intéresse les migrants à deux titres. D’un
côté, c’est la croissance des communes lointaines et détachées de la ville proprement dite au détriment
de la commune mère ; cela engendre des chantiers de construction, des délocalisations d’ateliers,
d’entrepôts ou d’entreprises, des besoins en services de base, donc cela appelle une main-d’œuvre
migrante. De l’autre, c’est la rénovation et la va lorisation des quartiers centraux et péricentraux
concernés par une flambée immobilière et par un viei llissement de la population aggravé par le départ
des jeunes actifs et de leurs enfants ; cela engendre des chantiers de rénovation, une hausse des besoins
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en prestations de services d’entretien et surtou t une hausse vertigineuse des besoins en personnel de
maison, notamment pour prendre soin des personnes âgées. Entre les deux, il y a ces axes de quartiers
intermédiaires, qui s’avèrent être des secteurs privilégiés pour la mise en place d’un dispositif migrant à
la fois résidentiel, social et professionnel. Ce qu’on pourrait prendre pour des processus de sélection de
la part des migrants roumains dont le nombre ne peut pas ne pas surprendre lors de certaines
observations de terrain n’est en fait que la résultante visible d’une migration très dynamique, qui investit
les quartiers où il est possible de s’installer, c’est-à-dire les quartiers où il y a des logements, qu’on vient
à connaître par un canal d’information ou un autre, et où on a une probabilité élevée d’atterrir.
Selon les estimations que nous avons eu l’occasio n de faire dans quelques communes de taille
modérée aux alentours de Rome, il y aurait envir on 5 migrants roumains habitant la commune pour 1
qui s’y est inscrit comme résident. Dans un quartie r de Rome, une telle estimation est impossible, car
les délimitations des quartiers statistiques n’on t pas de réalité physique et la population est trop
nombreuse pour permettre de telles intuitions. A force de parler avec des migrants installés dans ces
quartiers, on en vient à la conclusion que les différe nces spatiales ne sont pas si criantes. Par exemple,
notre entretien avec un migrant roumain de 36 ans installé dans une petite borgata isolée dans la
campagne de la commune de Rome entre Prima Porta et La Storta nous a déclaré : « non, chez nous il
n’y a pas beaucoup de Roumains, pa r rapport à d’autres endroits près d’ici, on doit être environ une
cinquantaine ». Mais ce qu’il ne dit pas, c’est que la localité où il vit compte moins de 800 habitants, c’est
une petite borgata faite d’environ 160 baracche à deux niveaux, toutes rénovées, dans lesquelles habitent
une ou deux familles aujourd’hui peu nombreuses et où tout le monde se connaît. Et aux moments où il
y a du passage, on croise presque plus de Roumains que de Romains, à la superette, au bar ou à l’arrêt
du bus. Il complète : « chez nous, il y a plutôt des gens de Bucarest ou des environs, moi je ne pourrais
pas habiter avec des gens de Focani, tu les tr ouveras plutôt à Sacrofano, à Magliano Romano. Par
contre, à Borghesiana, il n’y a que des gens de Satu Mare. » A moins d’avoir manqué de chance durant
nos observations, nous ne pouvons qu’infirmer ses dires : nous avons rencontré partout une forte
majorité de migrants de Moldavie parmi lesquels ceux de Focani était toujours bien représentés, et
partout de fortes minorités du nord ou du sud de la Roumanie. Les spécialisations régionales à l’échelle
d’un quartier, qui constitue dans ces cas une échelle macro ne nous ont pas semblé se vérifier, même si
chacun est entouré de gens qu’il connaît et où la sociab ilité intra et inter villageoise se prolonge dans la
banlieue de Rome.
La conclusion que nous sommes en mesure de tirer, c’est que dans certains secteurs de
l’agglomération, la migration roumaine est tellement nombreuse qu’elle prend un tour spécialisé : en
visitant une borgata du nord ou de l’est de Rome, on a de fortes chances de tomber sur un habitant d’un
village proche de Focani, on a même une chance, en parlant avec lui, de se découvrir une connaissance
commune – ce qui nous est parfois arrivé – car les villages ne sont pas anonymes : les interconnaissances
sont d’une ampleur exceptionnelle dans cette régi on. Une migration si nombreuse, qui arrive dans une
ville où tout compte fait le choix du quartier d ’insertion est relativement limité par la faiblesse du
marché immobilier, où les logements se trouvent par bouche à oreille et où les opportunités de
cohabitation sont nombreuses, cela donne lieu à une certaine cohésion spatiale dans ce type de
périphéries. A part les quartiers qui ont émergé, il n’ y a à Rome guère d’autres quartiers d’installation
possible. Le parc immobilier, les prix, l’occupation de s logements sont tous touchés par la saturation.
Les stratégies résidentielles des migrants dans leur processus migratoire sont fonction des opportunités
qui se sont présentées à eux et du canal d’information par lequel elles leur sont parvenues.
3. ESPACE RÉSIDENTIEL ET ESPACE PUBLIC : UNE SOMME DE PRATIQUES INDIVIDUELLES
La géographie des migrants des PECO résidant à Rome est différente de la géographie des
migrants par exemple du Bangladesh, qui révèle une c oncentration avec des airs institutionnels tant elle
est systématique et bien délimitée sur trois quarti ers presque centraux et qui, lorsqu’on s’y promène,
recèle toute une structuration commerciale illust rant de façon exemplaire la théorie de l’enclave
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ethnique observée à Chicago il y a plusieurs décenni es. Il n’y a pas d’enclave ethnique roumaine, ni
encore moins polonaise à Rome.
3.1. MODALITÉS CONCRÈTES DE PRATIQUER L’ESPACE URBAIN
La question qui peut permettre de résoudre le problème de la construction de proximités sociales
et spatiales dans une ville d’immigration, c’est conc rètement celle de savoir comment on fait lorsqu’on
migre, pour trouver un logement et un emploi avant de parvenir, de fil en aiguille, à se créer un espace
et un rythme de vie décents – en italien, on dirait une sistemazione, qui s’emploie lorsqu’on peut enfin
dire que « ça va ». On prendra pour commencer le cas théorique d’un migrant ukrainien, peu importe
justement son origine en Ukraine, village ou métropole, est ou ouest du pays. Deux chemins s’offrent à
lui lorsqu’il organise sa migration. S’il choisit le premier, il se renseigne dans n’importe quelle agence de
voyage qui lui indiquera les autocars réguliers vers l’Italie ou l’orientera vers une agence qui possède au
moins un microbus organisant des voyages vers l’ Italie, Naples ou Rome. Cette agence saura lui dire
combien verser et à qui afin d’obtenir un visa de tourisme Schengen et l’emmènera à Rome. Il apprendra
très vite l’existence à Rome de « Garbatella », pui sque c’est sur ce parking intermittent qu’il sera
débarqué du microbus. Il trouvera le mur des affichettes proposant un posto letto (un lit dans un
appartement où habitent plusieurs autres migrant s, probablement tous ukrainiens) et éventuellement
des heures de ménage – un lavoro a ore – ou une place comme domestique fixe – posto fisso – ou encore
comme ouvrier sur un chantier, s’il n’a pas déjà eu la chance de régler ces problèmes en cours de route
en sympathisant avec les autres passagers pendant les 40 ou 50 heures de voyage. Il a donc une forte
probabilité de trouver ses premières marques tout seul, faisant confiance au fait que cette pratique est
devenue si courante qu’elle permet l’anonymat.
S’il choisit le deuxième chemin, celui qui n’ est pas anonyme, il aura recours à une personne qu’il
connaît personnellement et qui le guidera dans son entreprise. Si c’est une connaissance directe, tant
mieux, sinon, il devra s’en remettre à la confiance indirecte et à des garanties orales. On lui rédigera une
invitation, il s’adressera à un chauffeur de microbu s recommandé, il sera attendu et hébergé à l’arrivée,
recommandé à une signora ou à un principale, et commencera à tâtons à se stabiliser de plus en plus.
Mais cette distinction entre anonymat et personnalisation est artificielle dans les faits, même si elle
est fondamentale dans la posture du migrant face à son propre destin. Fondamentale car lorsque se
présente une situation de doute, d’échec, de recul, sa réaction sera très certainement déterminée par le
degré de prise en mains autonome qu’il a imposé à son de stin. Artificielle car il n’y pas de trajectoire
purement solitaire ni de trajectoire qui doive tout à un réseau interpersonnel.
Une trajectoire n’est jamais totalement anonyme tout simplement parce qu’un migrant n’est
jamais totalement seul, même si certains au cour s des entretiens ont donné des signes d’un parcours
solitaire presque revendiqué. Qui finance sa migration sans l’aide de personne ? Qui ne demande à
personne de renoncer à sa présence une fois parti ? Qui ne confie à personne ses affaires courantes
avant de partir ? Tous ces interlocuteurs, même ceux qui semblent rester passifs à se passer de l’absent,
participent à la migration du prétendu solitaire. En prolongeant dans le temps l’observation, on se rend
compte rapidement que ce qui domine dans toute traj ectoire migratoire, c’est au contraire le contact,
qui est maintenu, créé, réinventé, avec les anciens et les nouveaux interlocuteurs, ceux qui sont à côté
et ceux qui sont loin.
Une trajectoire migratoire n’est jamais entiè rement soumise à un réseau de relations
interpersonnelles dans la mesure où des opportunités et des prises de décisions peuvent toujours se
présenter par hasard sans l’intermédiaire d’auc une connaissance. On se réserve toujours une porte de
sortie car il ne faut pas oublier que la participation à un réseau migratoire ou à une communauté de
migrants, c’est aussi en retour un fort contrôle social, auquel on peut aspirer à échapper. On peut alors
s’adresser à des institutions de toute sorte – paroisses, annonces, espace public – ou à des gens
rencontrés au hasard des expériences : collègues, employeurs, amis des employeurs.
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Il faut donc envisager tous les degrés possibles d’autonomisation, d’anonymat ou au contraire de
participation à des communautés de migrants qui peuvent fonctionner comme des réseaux migratoires.
Nos observations nous ont amené à considérer que la proximité et la distance ne peuvent se disjoindre.
Les évocations suivantes devraient permettre d’écla irer cette impossible cohésion territoriale parfaite,
ce mariage impossible de la proximité spatiale et de la proximité sociale.
3.2. COMMUNAUTÉ DE COLOCATAIRES
Nous commencerons par analyser, à très grande échelle, une première forme de proximité
communautaire apparemment parfaite : la communaut é de colocataires. Comme nous le mentionnions
plus haut, trouver un logement à Rome après 2000 est une gageure. Un système alternatif s’est
rapidement développé, le posto letto dans un appartement situé indifféremment dans Rome dont les
pièces sont partagées par plusieurs migrants louant chacun un lit. Le prix varie de 150 à 250 euros le lit
par mois. Une chambre entière, c’est désormais au moins 400 euros, la plupart du temps autour de 500.
Les salaires courants vont de 700-800 euros par mois pour un posto fisso à 900-1 400 euros pour un
travail salarié ou un travail à l’heure. Rappelons q ue la migration a en général un objectif : envoyer de
l’argent. Il est donc compréhensible qu’on renonc e à son confort personnel pour un lit qui permet de
diviser par plus de deux les frais de logement. Le migrant économise sur tout ce qui l’entoure, à
commencer par son espace privatif, qui a un coût élevé en ville. Dans un appartement occupé par dix
femmes ukrainiennes presque toutes originaires de l’ouest de l’Ukraine, de Lvov, de Ternopol, de
Tchernovtsy ou d’Ivano-Frankovsk, on s’attend à une forme idéale de proximité spatiale et de proximité
sociale, un micro territoire tout en cohésion, une véritable communauté très homogène : même sexe,
même origine géographique, même métier sur pl ace, mêmes préoccupations, même parcours. Et
pourtant, nos observations nous ont montré que ces appartements, malgré des règles de cohésion et
une indéniable cordialité, sont les lieux privilégiés de la distance, où on se côtoie tout en s’ignorant.
Tout d’abord, ce sont des voisinages non choisis, et les compagnes de chambre ou d’appartement
sont avant tout des compagnes de fortune. Dès que c’est possible, on quitte la cohabitation, à moins que
le séjour romain soit vécu comme une parenthèse : si on vit en apnée, concentré sur le montant du
transfert d’épargne et avec en tête le retour imminent, qu’on serre les dents et qu’on épargne sur tout,
même l’intime au quotidien, alors on s’accommode. Mais dans la réalité, des postures aussi absolues se
rencontrent rarement. On sort, on fréquente d’autr es personnes, on passe le moins de temps possible
dans l’appartement, on s’évite. Ensuite, ces communautés de cohabitation restreignent les limites de
l’espace individuel et empiètent sur l’intimité. Des conflits surviennent souvent, pour des objets, pour
des provisions, pour des ressources, mais plus souv ent pour des malentendus personnels, voire des
écarts de mentalité qui deviennent insupportables. Il n’y a que deux éléments qui contrecarrent ces
dissensions et réussissent à tenir ensemble ces communautés improbables : un règlement intérieur strict
et l’alliance contre la personne qui perçoit les loyers. Le règlement intérieur interdit l’introduction de
personnes étrangères à la cohabitation, interd it l’introduction d’hommes dans une communauté de
femmes, interdit le retard dans le paiement de s charges communes, oblige au respect minimum de la
tranquillité des autres, régule les repas en commun et prévoit de festoyer les anniversaires ou les fêtes.
La personne qui perçoit les loyers et qui profite ouvertement de cette communauté trop étroite est
perçue comme un ennemi commun inspirant une méfiance qui sert de plus petit commun dénominateur.
Face à l’avidité de la padrona di casa, une femme ukrainienne titulaire du loyer ou compagne du locataire
ou du propriétaire italien, des relations solides de solidarité se nouent. Et bien sûr, la cordialité
s’accommode des difficultés, l’entraide noue des amitiés. Une fois qu’on a quitté la cohabitation, on peut
se mettre éventuellement à fréquenter une ancienne colocataire en dehors, le dimanche midi.
Toujours est-il que ces communautés, il ne faut pas l’oublier, sont des concentrations contraintes
par le blocage du marché immobilier et par la difficul té à régulariser sa situation et donc à prétendre à
un accès banalisé au logement. Ces cohabitations de migrantes isolées mettent en coprésence dans une
proximité spatiale extrême des personnes qui sont socialement distantes, malgré l’origine géographique
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apparemment commune. On pourrait tenir les mêmes propos sur les cohabitations d’hommes travaillant
sur les chantiers, éventuellement dans l’appartement qu’ils sont en train de rénover, ou les cohabitations
ou couples et célibataires se partagent un appartement. La vie de la plupart des migrants récents à Rome
évite difficilement ces proximités imposées et s’en accommode plus ou moins bien.
3.3. UN USAGE SPÉCIFIQUE DE L’ESPACE PUBLIC
Figurons-nous toujours de nous trouver à la place d’un ou d’une migrant-e d’un pays d’Europe
centrale et orientale à Rome. Son usage de l’espace se dessine des façons suivantes. Le travail fixe chez
un seul employeur à domicile limite les déplacements durant la semaine : on y loge, on y travaille, on
n’en sort qu’une journée par semaine. Le travail in dépendant à domicile, à heure ou fixe sans les nuits
permet d’établir une routine pendulaire. Mais dans ce cas, le logement en cohabitations restreintes n’est
pas un élément attractif vers des temps prolongés à la maison. Au contraire : les temps libres sont
limités au maximum, on optimise le temps en un maximum de temps rétribué. La journée d’usage libre
de l’espace, c’est le dimanche, suivi dans une mesure bien moindre du jeudi après-midi, jour des enfants.
Le travail sur chantier contraint aux mêmes restrictions du temps.
C’est donc sur une seule journée, le dimanche, que le chercheur peut faire des observations
concernant l’usage par les migrants de l’espace public. Les lieux impliqués sont de deux types possibles.
Le premier est le domicile des amis ou des parents qu’on va visiter, dans Rome ou à l’extérieur, le plus
souvent dans la localité qu’on a quitté lorsqu’il y a eu une étape de mobilité résidentielle. Le second est
l’espace public. La fréquentation par ces catégories de migrants de l’espace public est une clé de voûte
de leur usage de l’espace urbain : on a peu de temps, peu d’argent à dépenser en loisirs, besoin
d’achalandage dominical ; et surtout on profite de cette journée pour s’occuper des contacts avec les
proches restés loin. On va donc voir s’organiser de s proximités spatiales intermittentes, dans certains
lieux de rencontre, de sociabilité et d’activité s pécifique. C’est sur ces lieux qu’on va retrouver ceux
qu’on connaît, amis et parents, qu’on n’a pas le temps de voir le reste de la semaine, c’est là qu’on va
acheter l’essentiel (vêtements, sous-vêtements, articles du quotidien et de la maison) et qu’on va se
procurer les objets à envoyer sous forme de colis aux enfants, aux parents restés au pays. Il ne restera
qu’à les envoyer dans la même journée et de profiter d’un après-midi voué à la sociabilité et au repos.
En l’absence de cohésion territoriale de la vie so ciale des migrants récents à Rome, en l’absence de
rythmes et d’espaces de vie suffisamment souples, c’est dans des espaces publics bien délimités et pour
un temps limité que les interactions intermittentes et localisées vont permettre de recréer une
proximité spatiale et une proximité sociale. Pour certains, c’est l’occasion aussi de se retrouver dans un
lieu de culte dans sa langue et selon son rite.
Le matin tôt du dimanche, on a la possibilité de se rendre au marché aux puces de Porta Portese
situé au centre ville, juste au sud du quartier de Trastevere. On peut y acheter vêtements, chaussures,
objets utiles ou décoratifs de toute sorte, co smétiques etc. Ceux qui habitent dans la périphérie
orientale et n’ont pas besoin de se rendre au centre ville bénéficient d’un Porta Portese Due, un marché
au puces bis, qui s’est ouvert dans l’est de l’agglomération, sur la via Prenestina.
Dans un deuxième temps, l’expédition des paquets, de l’épargne et la réception des lettres se font
sur des terminaux spécifiques, installés provisoirement sur des parkings. Il y en a deux principaux : pour
les liaisons avec l’Ukraine, c’est Garbatella, le pa rking des anciennes halles centrales situées sur la via
Ostiense, facilement accessible depuis le marché de Porta Portese, la gare du train d’Ostie, le métro de
Piramide, le tram 3 qui dessert les beaux quartiers de Parioli et Trieste et le train urbain de Ostiense. Le
second dessert la Roumanie. Anciennement situé sur le parking, déserté le dimanche, du terminus du
métro A à Anagnina, autour de la gare routière qui dessert la province orientale, toute proche des
Castelli Romani sur la via Tuscolana, le termin al roumain a été déplacé par les autorités du 8 ème
Municipe en avril 2004 sur un parking plus petit et moins bien relié, à Cinecittà Due, à une station de
métro de là. Ce transfert autoritaire s’est fait au nom de problèmes d’ordre public derrière lesquels il
n’est pas difficile de déceler des considérations simplement discriminatoires. Les migrants de Bulgarie
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ont depuis peu la possibilité de recourir aux liaisons par microbus avec leur pays, qui stationnent le
dimanche matin sur le flanc de la gare Termini, vi a Giolitti. Les Polonais, quant à eux, ont quasiment
abandonné cette pratique, auparavant très active dans la via delle Botteghe oscure où se trouve la
paroisse polonaise de San Stanislao. Quelques microbus chargés de denrées et de journaux s’arrêtent à
proximité d’une autre église où existe un service en polonais, au pied du Capitole, via della
Consolazione.
Le moment qui suit est celui de la sociabilité : on partage des bières, on partage les provisions du
déjeuner, on s’installe dans les espaces verts dispon ibles. Le flanc externe du Capitole, où se situe la
roche Tarpéienne, voit quelques migrants polonais trinquer, pique-niquer et chanter. Mais le spectacle le
plus saisissant est celui des déjeuners sur l’herbe ukraini ens : toutes les pelouses de l’Aventin, du Parco
dei Caduti entre via Marmorata et piazza Albania, de la porta San Paolo reproduisent à l’infini, comme
un kaléidoscope, une copie un peu décalée du fameux tabl eau de Manet, et ce jusqu’à la fin de l’après
midi.
Ou bien, et c’est le dernier élément intére ssant de cette revalorisation spontanée d’un espace
public déserté par les romains, dès le mois de mai, cette sociabilité se fait à la plage. Les plages publiques
accessibles avec le trenino, le petit train urbain qui relie Piramide au lido d’Ostie sont devenues depuis
quelques années des plages où on ne parle que polonais, roumain, mais surtout ukrainien. La
fréquentation littorale, auparavant romaine très populaire, a fait volte-face au profit d’une spécialisation
« ethnique », principalement ukrainienne. Le lido d’Ostie est transformé le dimanche en décor d’une
grande reconstitution collective des plages de la mer Noire.
3.4. DES ASCENSIONS RÉSIDENTIELLES INDÉCELABLES
Que dire des migrants qui ont l’opportunité de mettre en route un processus d’ascension
résidentielle ? Avec le temps, le processus migr atoire se stabilise, on peut le mesurer à l’aide
d’indicateurs simples tels que l’obtention du titre de séjour, l’obtention d’un titre long de séjour (carta di
soggiorno, éventuellement citoyenneté italienne pour les mi grants régularisés depuis plus de 10 ans), le
regroupement familial ou la reconstitution d’un entoura ge intime avec qui on partage le logement,
emploi stable et déclaré, accès régulier au marché du logement, situation bancaire standard, capacité à
accéder à la propriété. Tous ces éléments partici pent à une étape décisive : l’ascension résidentielle, ou
stratégie de choix du logement. Cette étape cour onne un processus de mobilité résidentielle qui peut
durer un certain temps, durant lequel on cherche, on hésite, on économise, on change progressivement
en mieux. A partir de là, des voisinages électifs vont pouvoir se constituer très lentement. Nous
évoquerons rapidement le cas d’une famille polonaise constituée d’une mère et de ses deux enfants âgés
de 20 et 18 ans. Le premier logement de la mère, au début des années 1980, a été au domicile de son
employeur dans le sud de l’agglomération. Puis elle a habité Fregene, localité de la commune de
Fiumicino, puis Ostie, où elle a procédé au regroupement familial. Une fo is bien établi son carnet
d’adresse d’employeurs et son agenda d’heures de ménage, elle a pu prendre en location en trois pièces
en seminterrato, en entresol, tout près de Conca d’Oro, un quartier péricentral de classes moyennes, où
ses enfants ont passé leur adolescence et se sont fait des amis de milieux divers au lycée situé près de la
via Nomentana dans un quartier aisé. Conca d’ Oro n’est pas une enclave ethnique, mais un vaste
quartier densément peuplé, où des logements récents et confortables se trouvaient alors à des prix
abordables. Les enfants sont très attachés à ce quartier et à leurs camarades, étudient désormais le droit
à l’université, et ont une socialisation indifférenciée, au sens où leurs amis polonais sont rares.
On retiendra donc que les parcours d’ascension résidentielle dans une ville où la hausse des prix
immobiliers concerne indifféremment tous les quartie rs vont à l’encontre d’un déterminisme ethnique :
il y a une indifférenciation spatiale des trajectoires de mobilité sociale et résidentielle. Cela donne
réciproquement lieu à une certaine cohésion spatiale de l’ensemble de l’agglomération.
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CONCLUSION
Maintenir la proximité dans la distance, on y pa rvient en puisant dans un vaste répertoire de
savoir-faire et d’opportunités. On peut difficilement prévoir ni à quel résultat du processus migratoire va
parvenir un migrant ni avec quels moyens. On a pu observer des formes de rapprochement résidentiel
permettant de recréer des proximités presque comme elles étaient dans le lieu de départ, des formes
de dispersion indifférenciée dans l’espace résidentiel, des moyens de conserver de façon intermittentes,
le dimanche, des sociabilités spécifiques à certaines catégories de migrants sans pour autant voir de
processus de fragmentation ni de ségrégation. L’ex istence de différences spatiales entre quartier et la
sélection par les migrants de certai ns quartiers au détriment d’autres est la résultante des processus
sociaux à l’œuvre en migration.
De plus, avec les moyens désormais banalisés de maintenir le contact à distance, « la présence
dans l’absence » (D. Diminescu), les téléphones cell ulaires, les cartes téléphoniques prépayées à tarif
réduit, les phone center et pour les jeunes génération, la connexion internet, tous ces moyens
permettent de recréer une cohésion spatiale malgré l’atomisation physique des espaces de vie.
RÉFÉRENCES
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