L’industrie culturelle avec sa production massifiée standardise de plus en plus les comportements au point du menacer les individus dans l’appropriation de leur imaginaire et de leurs désirs. Sous les aspects de la multiplicité et de la démocratisation de la consommation c’est en fait une perversion de l’égalitarisme culturel qui prive le citoyen de ses potentialités créatrices et du sentiment même d’exister en tant qui singulier et libre.
Nous savons depuis Aristote que l’unité de la communauté politique n’est réalisable dans sa perfection que par l’égalité des droits entre ses membres constituants. On peut penser que cette condition s’est renforcée avec la conception moderne de l’auto-institution de la société politique et du gouvernement civil et avec l’idée lockéenne, que « les hommes sont tous, par nature, libres, égaux et indépendants et que nul ne peut être soumis au pouvoir d’un autre, s’il n’y a lui-même consenti »2. Les hommes ne sont ainsi sujets de la loi que par consentement et leur souveraineté première devient l’horizon à partir duquel le droit se mesure à la justice. C’est pourquoi, dans la pratique, être entièrement gouverné par le droit que l’Etat souverain préserve ne suffit pas pour protéger de l’injustice. La souveraineté de l’État reste principalement liée à la souveraineté de l’individu citoyen, seul garant de l’égalité des droits.A ce titre le monopole de la force publique ne garantit pas l’égalité des droits et les excès du pouvoir judiciaire ne peuvent être réduits que par la valeur institutionnelle, voire constitutionnelle des droits de l’homme, les droits fondamentaux étant les garants de l’ordre juridique.
Aujourd’hui, cette notion des droits de l’homme élaborée en occident, il y a plus de deux siècles, est quasiment devenue la référence politique et morale des institutions de la société démocratique au point que son inscription politique dans le cadre de tout État national est recommandée ou plutôt commandée par des instances internationales sous le mode d’un impératif catégorique.
Si ces injonctions se légitiment à chaque fois historiquement dans le processus de développement de la société civile par l’élaboration concrète du droit de vote, du droit au travail, de l’égalité des sexes, etc., leur principe qui est l’idée des droits de l’homme comporte le risque d’être abstrait et métaphysique. C’est d’ailleurs ce qui permet l’extension à l’infini de l’élaboration des droits de l’homme, du moins de la déclaration de leur diversité. Ce caractère abstrait et extensif par nature semble être celui-là même de la liberté et de la souveraineté naturelle de l’homme.
Je me propose de réfléchir ici à la représentation de ce principe dans le rapport que l’individu citoyen a à cette souveraineté première. Cela revient en d’autres termes à se demander par quel type de médiation le citoyen peut-il aujourd’hui se reconnaître dans l’élaboration des droits fondamentaux ?
Le problème qui se pose aussi bien dans nos sociétés dites complaisamment émergentes, là où le processus démocratique est opéré par le sommet, que dans les sociétés postcommunistes et même dans les vieilles sociétés libérales, est de savoir comment les individus citoyens intériorisent à chaque fois leur rapport aux droits et à la citoyenneté ? Ou plutôt, comment pensent-ils intérioriser leur rapport
1 Rachida Triki est professeur de philosophie et d’esthétique, présidente de l’Association Tunisienne d’Esthétique et de Poïétique. 2 John Locke, Traité du gouvernement civil, Paris,Vrin, 1985, p. 129.
à la citoyenneté et à l’État dans la conscience de leur liberté première et dans la conscience de leur souveraineté ?
En fait, il s’agit d’interroger le sujet de la citoyenneté sur sa capacité, en tant qu’individu, de penser le jeu de médiation où se justifie son devoir d’obéissance à la loi et où se découvre la légitimité de sa participation à l’autorité souveraine et aux pouvoirs publics. Cette distance dans l’immanence de l’individu à ses obligations sociopolitiques rendrait plus intelligible la nature de sa citoyenneté en son degré d’autonomie. Il est sÀr que moins l’individu intériorise les contraintes sociales en destin, plus il trouve en lui une part inaliénable d’où peut se reconsidérer (voire se défaire) le type de relation qui le lie à l’organisation de l’institution étatique. C’est à partir de ce retranchement qu’il peut éprouver ce que serait son humanité dans l’expression ultime et souveraine d’un désir, d’un vouloir et d’un faire. Ce lieu est aussi ce que permet la représentation d’un sujet en sa capacité de juger des raisons qui donnent sens à sa citoyenneté.
Cette figure du sujet est celle qui s’est constituée dans la pensée occidentale moderne et qui demeure encore une référence à laquelle on recourt pour dénoncer les nouvelles formes d’assujettissement du citoyen, soit en la convoquant comme principe d’inaliénabilité de la sphère privée de l’ego, soit en la dénonçant comme source du processus d’un nivellement identitaire fondé sur un universalisme des valeurs et des comportements. Si pour penser la dimension ontologico-politique de la citoyenneté, il faut recourir à cette origine où l’ego se substitue à l’être comme terme ultime de référence, le jeu de médiation qui lie en son lieu d’autonomie le sujet au citoyen, n’est lui, vraiment, pensable qu’à travers la figure de la souveraineté du politique, devenu si l’on peut dire construction libre. C’est parce que le corps politique dont les citoyens constituent l’unité collective est lui-même conçu comme champ autonome ne relevant d’autre principe à priori, que peut se penser une relation d’un sujet souverain à ses obligations sociopolitiques. Cependant, la question qui reste posée est celle de la nature de cette relation dans son inscription dans le temps et celle aussi de l’intérêt que ce lien a pour l’individu en sa complexité.
Dans l’uniformisation de son statut d’individu-citoyen, le sujet aliène toujours au pouvoir une dimension de sa singularité. Les formes d’individualisation que nous vivons aujourd’hui relèvent-elles encore de cet idéal qu’est la souveraineté du sujet ?
Pour esquisser un examen de la question, (car, pour être exhaustif, il faudrait examiner toutes les formes de représentation de l’individu selon le type de société et les formes de résistance qu’il oppose à son aliénation) je partirai de l’idée de Michel Foucault exprimée dans un entretien publié par Dreyfus et Rabinow3 : « le problème à la fois politique, éthique, social et philosophique n’est pas d’essayer de libérer l’individu de l’État et de ses institutions mais de nous libérer nous de l’État et du type d’individualisation qui s’y rattache. Il nous faut promouvoir de nouvelles formes de subjectivité en refusant le type d’individualité qu’on nous a imposé ».
Le déplacement du problème, ici, consiste non pas à mesurer l’autonomie et la souveraineté de l’individu au mode d’exercice du pouvoir de l’État ou du système juridique mais d’examiner la capacité de l’individu de se libérer du mode d’individuation que le pouvoir, celui même de l’État démocratique, lui impose sous des formes plus au moins contraignantes. Le devoir de subjectivation auquel invite Michel Foucault réinscrit l’individu en amont du devoir de citoyenneté. Il s’agit d’élaboration « d’une forme de rapport à soi qui permet à l’individu de se constituer comme un sujet d’une conduite morale »4 et politique au sens large.
Ce qui est intéressant dans cette idée, c’est que le travail de subjectivation ne se fait pas dans une forme abstraite de retour à un état de nature par exemple mais à l’intérieur du champ culturel auquel nous appartenons et qui nous concerne. La question du sujet dans la pratique de soi et son impact est celle d’un écart possible qui permet à tout individu de toujours garder cette part d’inaliénabilité qui le protège du conformisme, serait-il celui que lui dessinent, au nom des droits universels, l’État démocratique et ses institutions. En ce sens, la nécessité de subjectivation relève de la capacité d’exercer sa liberté par un retrait aux normes, retrait qui rend la liberté effective et qui permet à l’individu d’appréhender le présent dans sa singularité.
3 Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984, p. 308. 4 Michel Foucault, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 275.
Ce qu’on peut nommer devoir ou pouvoir d’une pratique de soi rappelle la devise kantienne des Lumières dans « Qu’est-ce que les lumières ? » de 1784 où il est dit : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement ». Cette prise en charge de soi dans l’activation ou la réactivation de ses capacités est la manifestation de la souveraineté et de l’autonomie du sujet de son désir d’être.
Dans le cas de figure du citoyen aujourd’hui où les formes de conformisme et d’individuation sont massivement alimentées par les médias et l’industrie culturelle mondialisée, la forme de subjectivation qui pourrait permettre de se déprendre du pouvoir ou des pouvoirs est celle du sujet créateur. L’on sait déjà, depuis les analyses de l’École de Francfort, que dans le cas des régimes totalitaires, en l’absence de véritable liberté d’opinion, les créations artistiques comme expression de singularités échappent au conformisme d’un certain type de communication et finissent par créer une contre-culture du pouvoir et avoir quelques effets de sens.
La séparation de plus en plus évidente à l’échelle planétaire de l’État et de la société civile a généré une micro-politique subtile dont les outils est la surinformation généralisée (et non moins contrôlée). Elle a aussi permis le développement de technologies des sondages d’opinion qui se métamorphosent en procédure de persuasion. Le caractère pernicieux d’un tel pouvoir de diffusion et de persuasion est naturellement la production d’une sphère publique d’uniformisation des goÀts, des perceptions et des jugements au point que toute valeur qui n’est pas vérifiable à cette sphère consensuelle, court toujours le risque d’être marginalisée, voire rejetée. A côté de cette subtile confiscation du jugement (et de la délibération) c’est une forme d’anesthésie de l’individualité que la machine du marketing distille.
En effet, la consommation culturelle massifiée menace de plus en plus l’individualité du citoyen en le privant de la singularité de son expérience sensible et de ses désirs.
La machine du « marketing » standardise les comportements, en produisant à la fois les objets et leurs désirs par un contrôle subtil qui se communique sous forme de libéralisme, de multiplicité et de liberté de choix. Alors que cette forme de démocratisation de la consommation par les industries culturelles prétend se fonder sur l’exclusion de l’élitisme, pour un égalitarisme de la réception et des goÀts, elle standardise en fait les comportements au point d’annihiler le sentiment même d’existence dans l’appropriation de ses désirs et de son imaginaire.
La perversion de l’égalitarisme culturel consiste ainsi à produire une misère symbolique en formatant les goÀts et les besoins et en privant le citoyen de son sentiment d’exister.
C’est pourquoi, on peut penser que faire l’exercice de ce droit fondamental qu’est sa souveraineté et sa liberté première, c’est se déprendre de ces nouvelles mythologiques pour affirmer à partir d’autres formes de socialité, ses désirs et son existence d’individu citoyen, dans un plus de vie. Une des conditions de l’égalité est d’abord l’existence effective des individualités créatrices de leur être et de leur devenir.
N’oublions pas que déjà avec Aristote5, les hommes ne s’associent pas seulement en vue de la seule existence matérielle mais en vue de ce qu’ils appellent la vie heureuse, en d’autres termes, vertueuse. Aristote fait intervenir toute une série de procédures pour forger à partir de la vertu de justice ce qu’on appellerait aujourd’hui « une qualité de la vie » avec sa gestion des loisirs et avec l’épanouissement physique et intellectuel des citoyens.
Si on revient à la question initiale, à savoir de quelle façon l’individu peut-il aujourd’hui appréhender son statut de citoyen dans le jeu de médiation entre son sentiment de liberté et de souveraineté et leur représentation par le droit et les pouvoirs publics, c’est semble-t-il, en revendiquant d’abord son droit à l’existence en tant que singularité qui n’a rien d’une monade mais qui, au contraire, est celle d’un sujet créateur. Ce droit ouvre à une zone de création de contre-culture qui est la marge d’une possibilité d’un vivre autrement.
Elle permet à l’individu, tout en donnant sens à « une esthétique de l’existence », de sortir de luimême et se lier aux autres dans un rapport effectif qui va des pratiques de dérision, de subversion, de
Aristote, Politique, livres III et VII.
détournement à des manifestations en réseaux à travers des pratiques créatrices et des arts de faire tels que travaillés par Michel de Certeau6.
Ce dernier s’est interrogé sur les pratiques ou manières de faire quotidiennes qui composent une culture. Il décrit la consommation par ce qu’on appelle le public, les « usagers » ou les « masses » comme une production voire un braconnage mais en tout cas comme ce qui a la dimension d’une poïétique disséminée « dans les régions définies et occupées par les systèmes de productions » (télévisée, urbanistique, commerciale, etc.) Il développe l’idée qu’à toute production rationalisée et centralisée correspond une production qui elle, est « rusée, dispersée », « silencieuse ». Cette dernière, contrairement à la dimension spectaculaire des produits officiels, est plutôt une manière de les employer. Mais cet usage est lui-même producteur de nouveaux sens, de nouveaux comportements, langages et représentations. Il va des pratiques de lectures, du détournement des médias, de la recomposition des circulations dans le paysage urbain jusqu’aux inventions de réseaux de relations marginales à travers la musique, la danse, la cuisine, etc.
Cette capacité de création et recréation de soi propre au sujet souverain ne contredit pas la véritable essence de la souveraineté de l’État démocratique ; comme l’écrit Claude Lefort7, « l’État démocratique excède les limites traditionnellement assignés à l’État de droit. Il fait l’épreuve de droits qui ne lui sont pas déjà incorporés ; il est le théâtre d’une contestation dont l’objet ne se réduit pas à la conservation d’un pacte tacitement établi mais qui se forme depuis des foyers que le pouvoir ne peut entièrement maîtriser ». C’est pourquoi les nouvelles formes de subjectivité et on peut dire de citoyenneté ou de résistance ne sont possibles qu’à l’intérieur du système culturel d’appartenance, à travers les plis que l’imagination créatrice d’une vie heureuse peut permettre d’élargir. La dimension poïétique de la souveraineté du sujet dessinerait l’horizon d’une démocratie à venir.
6 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1990. 7 Claude Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1994, p. 67.